Sans sommeil

24/7. Le capitalisme à l’assaut du sommeil est le titre d’un essai que prend comme point de départ le film de Vincent Pouplard. Dans ce livre, Jonathan Crary avance l’idée que le sommeil, trêve improductive, est un affront au fantasme néolibéral d’une temporalité « 24/7 » : un temps de disponibilité continu à la consommation, à la connexion, à la circulation ; où la nuit est une interruption inutile. Tout doit pouvoir fonctionner comme en plein jour.

« Il existe une expression apparemment anodine, mais très répandue pour désigner l’état d’une machine : le “mode veille”. Cette idée d’un appareil placé dans un état de disponibilité à basse intensité tend aussi à redéfinir le sens du sommeil comme un simple état d’opérationnalité et d’accessibilité différées ou réduites. La logique on/off est dépassée : rien n’est désormais fondamentalement off – il n’y a plus d’état de repos effectif.

Dans ce contexte, le sommeil équivaut à une affirmation aussi irrationnelle qu’intolérable, à savoir qu’il peut y avoir des limites à la compatibilité entre les êtres vivants et les forces réputées irrésistibles de la modernisation. » 1

Le film est une nuit inventée. On la traverse comme un temps sans relief, guidés par des corps insomniaques suspendus dans un état de veille, comme entre l’enfance et l’âge adulte. Ils s’endorment les bras croisés sur une table, se retournent dans un lit, s’allongent, mais gardent des yeux grands ouverts. Leur sommeil incertain semble être agité par des visions qui surgissent brutalement et disparaissent aussitôt. Mode d’apparition épileptique qui suggère moins le fonctionnement des rêves que le flux aléatoire d’un algorithme. Cet état d’un sommeil troublé – insomnie chronique, réveils fréquents, difficulté à l’endormissement, fatigue, nuit agitée – pourrait être le mal de notre temps.

« Le régime 24/7 sape toujours davantage les distinctions entre le jour et la nuit, entre la lumière et l’obscurité, de même qu’entre l’action et le repos. Il définit une zone d’insensibilité, d’amnésie, qui défait la possibilité même de l’expérience. » 2

Exilés d’un sommeil paisible et insouciant, les corps sont pris dans un crépuscule figé dont on ne sait plus s’il est un espace mental ou virtuel. La caméra glisse entre des silhouettes isolées, adossées contre les murs d’un lieu abandonné. Dans l’ombre, les visages baissés sont éclairés par un halo reconnaissable. La lumière bleue des écrans prive la mélatonine de l’obscurité dont elle a besoin pour nous plonger dans le sommeil. Leurs doigts pianotent sur l’écran tactile du téléphone. Une lueur soudain vivante illumine pourtant quelques visages regroupés : beau contrepoint suspendu entre deux écrans bleus, la flamme d’une bougie tenue entre deux doigts passe dans le cadre.

« Car ce qui se joue dans ce processus est tout autant la mise au rebut du jour que l’extinction des ténèbres et de l’obscurité. Puisqu’il ne saurait y avoir de lumière que fonctionnelle, toute autre forme de luminosité est dévastée : le fonctionnement 24/7 participe en cela d’un vaste processus d’incapacitation de l’expérience visuelle. » 3

Dans un espace blanc et vide, ces mêmes visages fatigués nous fixent. La précision de la lumière expose brutalement au regard le moindre détail des traits, chaque grain de la peau. Aucune ombre, tout est scruté. Les yeux irrités s’efforcent de rester ouverts. Sont-ils incapables de dormir, éblouis par une nuit désormais blanche ? Peut-être aussi que ces corps veilleurs sont comme les gardiens d’un territoire à protéger, tenus éveillés par une forme de vigixlance. L’hyperréalisme de ces visages, qui nous fixent et versent quelques larmes silencieuses, finit par leur donner un éclat inhabituel. De l’étrangeté naît une grâce inattendue.

Alix Tulipex

  1. Jonathan Crary, 24/7. Le capitalisme à l’assaut du sommeil, La Découverte, 2016, p. 23
  2. op.cit. p. 27
  3. op.cit. p.45