Langues errantes

Entretien avec Elitza Gueorguieva

L’eau et les rêves

Camarade d’université de la réalisatrice Élitza Gueorguieva, Aliona écrit un roman sur
son père disparu quand elle était enfant. Il avait fui la Biélorussie dès que cela avait été possible pour aller construire un bateau en Turquie. Naufragé, son corps n’a pas été retrouvé. Aliona se met en quête d’images. La mémoire est aussi mouvante et insaisissable que la mer. « Mes souvenirs changent à chaque fois que je pense à lui », dit-elle. Aliona ouvre les yeux sous l’eau, scrute ce qui remonte des abysses, cherche à y voir celui qu’elle aime encore vivant. Dans cet espace, Notre endroit silencieux donne corps aux fantasmes ou aux apparitions. Le petit voilier s’avance vers la plage. C’est peut-être celui de son père, le fantôme du Hollandais volant ou un morceau de rêve oublié.

Charlotte Ferchaud


Comment s’est faite ta rencontre avec le personnage de ton film?

Aliona et moi nous sommes rencontrées au cours de nos études en Master de création littéraire. J’avais d’abord fait des études de cinéma. À vrai dire, je ne voulais pas faire du cinéma. Je voulais écrire, mais on m’avait dit que c’était impossible sans maîtriser parfaitement le français. Je me suis mise à faire des films en me disant que je n’aurais pas besoin de parler. Ce qui s’est révélé complètement faux, car il faut beaucoup écrire les films !

Nous étions les deux étrangères du groupe, ce qui a créé tout de suite une sorte de connivence entre nous. On plaisantait du fait qu’on nous confondait tout le temps, on mélangeait nos prénoms, et en plus on écrivait toutes les deux des

romans sur nos enfances respectives. On s’étonnait de la proximité de nos expériences, même si nos écritures étaient très différentes. Le tournage a duré de 2014 à 2019. La camaraderie s’est donc construite sur cette durée.

Le film dialogue avec le texte d’Aliona sans en être une adaptation au sens strict. Comment vos histoires ont-elles résonné l’une avec l’autre?

J’ai connu ce texte quand il était à l’état de brouillon. La langue d’Aliona me parlait beaucoup. J’ai tout de suite eu envie de l’accompagner et de faire de l’image avec son texte. Je n’ai jamais vraiment pensé à l’adapter, j’étais plus intéressée par l’expérience qu’on vivait, c’est-à-dire une première expérience d’écriture dans une autre langue.

Le texte d’Aliona activait chez moi une certaine nostalgie par rapport à ce décor qui est aussi celui de mon enfance, même si ça se jouait dans un autre pays. Mais une fois sur place, j’étais très déstabilisée : je retrouvais beaucoup d’éléments de ces pays communistes qui se ressemblaient fortement, mais en Bulgarie, c’est du passé. Il n’y a plus de statues de Lénine en dehors des musées, les rues ont été renommées, et on ne célèbre plus la Révolution d’Octobre. Or, le hasard a fait que je suis arrivée à Minsk le jour de sa commémoration. Partout,

il y avait ces grands panneaux rouges très communistes, qui ont provoqué chez moi une tendresse pour le passé doublée d’une certaine claustrophobie. À Minsk, c’est le présent. J’ai alors pris la mesure des décalages entre nous, et expérimenté une forme d’inquiétante étrangeté. Celle-ci s’est aussi manifestée dans les premières images que j’ai tournées seule avec une caméra 5D prêtée, avec laquelle je peinais à faire le point. C’est la seule partie strictement documentaire du film, où on a cette émotion de la découverte, des débuts ; Aliona me guidait dans les lieux de son enfance et je regardais cette ville qu’elle-même regardait à travers son écriture.

Le film suit un itinéraire à la recherche d’une mémoire à réinventer. Comment ont surgi les éléments fantomatiques qui peuplent le film?

Le film passe par les endroits qui sont importants pour Aliona. En Turquie, où son père a disparu ; en Espagne où vit sa sœur ; chez sa mère, qui travaille à Vilnius et en Russie. C’est une famille très éclatée. Cela dit quelque chose de notre condition d’Européen·nes de l’Est, de pays en crise : on se construit toujours en s’imaginant vivre ailleurs. Nous sommes habitué·es à être perdu·es dans un espace sonore où se mêlent les langues maternelles et les langues d’adoption, mais aussi d’autres langues comme pour Aliona l’espagnol ou même le turc et pour moi le russe. Je ne crois pas au monolinguisme. Ce film est très errant, aussi bien dans sa recherche formelle que dans ses lieux de tournage et ses langues. Dans Notre endroit silencieux, le silence est une image qui touche à l’identité et à l’endroit où l’on se trouve dans toute cette errance, linguistique ou géographique. Il s’agit de se créer un espace, par l’écriture, où se réinventer et se poser en quelque sorte.

Quant aux fantômes, c’est le travail

sur la mémoire qui nous y confronte. Le tournage nous a offert beaucoup de résonances avec le réel, nous avons accueilli des petits miracles. Par exemple, nous croisions sur la route ces hommes qui évoquaient les gestes du père.

Le film parle de la question de la déterritorialisation et du fait de vivre dans une langue majeure, mais d’en avoir une pratique minoritaire. Cette position à la marge est-elle

un effet recherché, un lieu que vous entretenez ?

Écrire dans une autre langue, c’est choisir des contraintes volontaires. Nous recherchons toutes deux l’étrangeté dans l’expression. Notre littérature est une recherche linguistique. Dans nos textes, on a beaucoup préservé les formulations, les expressions, les manières de dire qui viennent de nos langues et c’est quelque chose que j’expérimente dans les deux sens. Je suis en Bulgarie depuis trois semaines et mes ami·es me disent : « Ce que tu dis, on ne le dirait pas comme ça en bulgare, mais je comprends ce que tu veux dire. » Cette condition d’être entre plusieurs langues nous accompagne tout le temps. Nos langues sont impures. Mon bulgare n’est plus celui de ma langue maternelle. La syntaxe russe d’Aliona est étrange, car elle parle la plupart du temps en français. Nos accents en français font qu’on ne peut jamais être assimilées, on reste étrangères. Cette étrangeté et ce flottement sont nos endroits silencieux.

Comment se sont agencés les différents niveaux de textes, entre ta voix hors champ, ta parole écrite sur l’image, la voix off faite d’extraits du roman d’Aliona?

Il ne m’a pas semblé nécessaire d’apparaître à l’image. Un dialogue se crée à travers la caméra et l’espace filmique, entre une artiste qui en regarde une autre. Je voulais le prolonger sans occuper la voix off. Parfois, j’ai traduit par le texte inscrit à l’image des conversations qu’on a pu avoir pendant le tournage. Pour la voix off, on a travaillé la lecture pendant des années pour trouver la justesse de la voix. Je donnais une intention, beaucoup d’indications, des conseils de lecture.

Le film donne l’impression d’un dialogue intime, l’équipe technique est discrète, au point qu’on a la sensation que vous n’êtes que toutes les deux. Comment as-tu été accompagnée dans la production du film?

Ce film a pu se faire dans de bonnes conditions. J’ai été accompagnée de technicien·nes, mais je leur ai parfois demandé de nous laisser seules. Notamment lors de la semaine de tournage final dans l’appartement, qui apparaît tout au long du film, et qui peut sembler être la plus « cinéma direct ». Aliona n’est pas du tout comédienne, elle peut être timide, renfermée. J’avais envie de capter cette fragilité, de retrouver le moment intime de nos premiers échanges et une certaine vérité dans ce processus de création littéraire. Il a fallu s’asseoir par terre, oublier la caméra, tourner à toute heure du jour et de la nuit, et reconstruire cette réflexion pour le film.

Propos recueillis par Ewen Lebel-Canto, Clem Hue et Alejandra Soto Chacón le 20 août 2021.