Kumjana Novakova, vous êtes enseignante-chercheuse, programmatrice au Pravo Ljudski Film Festival (Sarajevo) et cinéaste. Comment accordez-vous ces différentes démarches ?
La programmation et la réalisation sont deux types de recherche en profondeur, liées à des pratiques sociales et culturelles, qui théorisent toutes deux la question du langage. Grâce à la recherche, la création apporte sa contribution au débat politique et social, là où une vision plus classique du cinéma d’auteur arriverait avec de grandes idées et les poserait sur la table. Cet espace d’échange ne peut venir que du terrain.
Avec Guillermo Carreras-Candi comme coréalisateur, vous avez passé sept ans à Srebrenica (Bosnie) pour préparer votre film, Disturbed Earth. Quel a été le point de départ de votre recherche ?
Mon premier voyage à Srebrenica date de 2013. En Yougoslavie, la culture cinématographique était très forte, et depuis les années 1950, presque chaque village avait son cinéma. Ils ont été détruits pendant la guerre, donc il y avait un grand besoin de renouer avec cette culture. Avec le Pravo Ljudski Film Festival, nous organisions des projections dans de petites villes, et l’une d’entre elles était Srebrenica. Je n’étais jamais allée là-bas et je ne connaissais de ce lieu que son sens collectif, le génocide de 1995, un symbole du pire de ce qui a été commis durant le conflit. Comment, en tant que programmatrice, entrer dans cet endroit, cette ville qui avait perdu un tiers de sa population, qui avait été complètement rasée, qui avait besoin de repartir de zéro ? Nous avons projeté une comédie de Charlie Chaplin. Le parc était plein, et la projection a été très émouvante, très forte. Guillermo et moi avons eu envie d’y retourner pour faire une recherche sur l’espace grâce à la caméra.
Le génocide de Srebrenica, en comparaison avec d’autres crimes de guerre en Bosnie-Herzégovine, a l’avantage d’avoir été jugé par des tribunaux. On sait qui a fait quoi, quand et pourquoi. Ces questions restent parfois sans réponses dans d’autres endroits où l’on ne connaît pas le nombre de tués, où les criminels restent au pouvoir. Cependant, le dilemme : « Peut-on faire de la poésie après Auschwitz ? » se pose à Srebrenica. Guillermo et moi étions prêts à abandonner le film à tout moment pour privilégier l’opportunité que nous donnait la caméra de comprendre l’espace, la nature, la vie sociale et culturelle ; pour, en quelque sorte, appartenir au lieu.
Deux de vos trois personnages, Srecko et Mirza, qui combattaient dans des armées opposées, sont représentés en voisins. Pouvez-vous expliquer ce choix ?
Dans les Balkans, il est crucial de ne pas répéter les mécanismes de division ethnique qui ont été à l’origine du conflit. Lors de la crise de la fin des années 1980, les divisions ethniques ont été imposées par le discours politique, et une part importante de la population les a intégrées. Mais la ville de Srebrenica contient aujourd’hui une telle variété de trajectoires individuelles qu’il est impossible de dire : « Il est Bosniaque et victime, il est Serbe et coupable. » En faisant le portrait de Srecko, Mirza et Mejra, nous souhaitions montrer la complexité de la vie à Srebrenica plutôt que d’identifier chacun à son groupe ethnique. En représentant quelqu’un comme membre d’un collectif avant de le considérer comme une personne, avant de prendre le temps de développer son histoire, on le fait ressembler davantage encore à « un Serbe » ou « un Bosniaque ». Il n’est pas honnête de réduire une personne à son expérience durant la guerre.
Une vidéo iconique montre Ratko Mladić, colonel serbe condamné pour crimes de guerre, parlant à des gens qui doivent être évacués dans un bus. Comment avez-vous sélectionné les archives ?
Il était indispensable de reconstituer les différents moments du génocide dans le film. La guerre de Bosnie a été entièrement filmée. Chaque armée avait son JRI et les images servaient à l’instruction militaire, à la propagande, à documenter les combats. Face à ces archives, nous nous demandions : peut-on réutiliser des images faites par un soldat, en particulier s’il appartient à une unité paramilitaire qui a persécuté des centaines et des milliers de personnes ? Il nous importait beaucoup de penser des formes qui ne seraient pas des approches coloniales de l’archive, de la représentation de la guerre et du trauma.
Nous nous sommes adressés au Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, à La Haye, qui avait constitué un énorme centre d’archives. J’ai passé sept ou huit mois à visionner ces vidéos. Nous avons décidé d’écarter les archives individuelles et de n’utiliser que ces preuves judiciaires : non parce qu’elles permettraient de « voir » ce qui s’était passé, mais parce que la solidité de ces preuves nous autorisait à nous exprimer de manière très subjective.
Ces images d’archives donnent une direction au récit. Elles montrent les premiers entraînements de soldats avant la guerre, tout près de Srebrenica. Un professionnel vient expliquer à des enfants, recrutés localement comme soldats, le maniement des armes. Puis, les années passent, 1992, 1993, 1994, 1995 et la dernière archive date du 31 décembre 1995 à Srebrenica. La guerre est finie, les accords de Dayton viennent d’être signés le 14 décembre, mais les criminels de guerre sont encore libres. Ratko Mladić est présent à la fête, il célèbre la Grande Serbie. Tous sont encore en uniforme.
Votre film présente quelques rares passages de témoignages seulement, chez Mirza et Mejra, chacun portant une signification collective plutôt qu’individuelle. Pourriez-vous expliquer comment ce choix a pu se faire ?
L’une de nos règles était de ne pas perturber l’équilibre que les habitants s’étaient construit au bout de tant d’années. Peut-être qu’ils vivent encore dans les cauchemars, mais cette lutte est la leur. Nous ne pouvons arriver dans leur vie et, simplement parce que nous souhaitons exprimer un pan de leur expérience, déstabiliser leur fonctionnement par le tournage, risquer de les heurter à chaque projection du film, encore et encore. C’est pourquoi nous nous sommes interdit de poser des questions. Nous cherchions plutôt à être à l’écoute des moments où les personnes avaient besoin de dialoguer, où ils nous sollicitaient. Je partage la même culture, la même manière de percevoir la vie qu’eux et même si c’est très difficile, je sais combien il est important d’alléger la situation, de prendre de la distance pour rester dans le présent.
Mirza, qui a perdu presque toute sa famille, parlait tout le temps de la guerre. Très peu de survivants sont revenus vivre à Srebrenica ; la plupart ont déménagé ailleurs en Bosnie. Il vit juste au-dessus du mémorial. Les visiteurs lui demandent le récit de la guerre. Mais qui s’intéresse à lui, au-delà de ce récit ?
Srecko, lui, n’a parlé qu’une seule fois. Son frère et lui ont été mobilisés dans l’armée serbe. Après quatre années de guerre, il se retrouve dans un pays qui ne ressemble en rien aux promesses que lui servait la propagande. Lorsqu’ils ont été attaqués, le père, la femme et les enfants de Srecko ont fui par la porte arrière de la maison pour aller en Serbie. Tous leurs biens ont été détruits, il ne leur reste que deux photos d’avant la guerre. La femme de Srecko a pu m’expliquer leur fuite en détail. Mais Srecko n’a dit que cela : « S’ils revenaient aujourd’hui me mobiliser, sachant ce qui allait se passer, je préférerais mourir que de les suivre. »
Nous ne pouvions nous permettre d’être hypnotisés par ces drames individuels. Le trauma collectif d’une guerre est complexe, il faut arrêter de défendre un camp plutôt qu’un autre si l’on veut créer un espace partagé, où tout le monde puisse vivre, où les spécificités de chacun soient respectées. À ces conditions, seulement, il sera possible de dialoguer. Et selon moi, la création d’un espace partagé ne peut s’opérer qu’en silence.
À côté de ces fragments de témoignages, vous exprimez vos réactions, votre point de vue.
Quand nous avons commencé le montage avec les images que nous avions tournées, le film n’apparaissait pas. Nous avons alors ajouté les archives, qui relient le destin individuel de nos personnages à l’histoire collective. Puis, nous avons ajouté ma voix sur des cartons, afin de faire entrer notre subjectivité dans le film, sans imposer de vérité générale : il n’y a rien de tel à Srebrenica.
En France, en Allemagne, partout en Europe, beaucoup de gens ont des images mentales de la guerre sans être jamais venus en Bosnie. Pour moi, Srebrenica représente un peu la même chose. C’est un lieu que j’ai connu d’abord à travers les images du génocide, et son passé est devenu le mien. Puisque nous avions pris la responsabilité de la mémoire de nos personnages – leur mémoire était devenue la nôtre –, nous devions trouver un langage qui puisse transmettre nos émotions. Nous avons voulu représenter la possibilité de se souvenir d’évènements qui ne nous sont pas arrivés.
Comment représenter un trauma collectif dans un film ? Comment mener une discussion sur des enjeux si complexes ? La forme filmique est fermée. La seule possibilité de laisser la place aux autres pour remettre en question ton point de vue vient du langage cinématographique. Ça rend très difficile la tâche d’évoquer des sujets si brûlants – si brûlants qu’ils ne seront peut-être jamais résolus. Jyoti Mistry et moi cherchons toutes deux à inventer notre propre langage, marginal, ouvert à toutes sortes de subjectivités, et féministe, en rejetant celui de la monoculture occidentale.
Propos recueillis par Gaëlle Rilliard, le 16 août 2022