« La musique de film, c’est pas un concert. »

Trois films, trois façons de déjouer les pièges de la bande originale.

Naufragés des Andes

La contrainte : Dans ce documentaire qui donne à entendre les témoignages bouleversants des rescapés d’un crash survenu entre l’Uruguay et le Chili en 1972, Florencia Di Concilio est intervenue très tôt dans l’écriture : « J’avais pu voir des rushes déjà, et je savais qu’il y avait très peu de sons directs, tout le paysage sonore était à construire, jusqu’au bruit du moteur de l’avion. Gonzalo m’a fait confiance. Rares sont les réalisateurs qui accordent un tel espace de création sur l’ensemble du film. »

Le piège : Le risque mélodramatique des séquences dans lesquelles les survivants de cette catastrophe aérienne évoquent l’anthropophagie.

Son approche : « L’idée était que la musique devait exprimer le point de vue des protagonistes, donner à entendre ce qui se passait dans leur tête et surtout respecter la pudeur avec laquelle ils confient leur récit de ce drame à la caméra. »

Le résultat à l’écoute : Une bande son d’une extrême sobriété. Des sons grinçants, souvent aigus, qui parviennent à restituer la rugosité de l’environnement, le froid, la neige.

Les Années Super 8

La contrainte : Une voix off omniprésente. « Annie Ernaux a une voix juvénile, qui contraste avec la dureté de ce qu’elle dit. J’ai joué avec ce timbre, il m’a guidée. Je ne voulais pas que la musique soit un accompagnement, mais obtenir un tissage très doux avec le timbre singulier de cette voix, d’où la légèreté de la musique. »

Le piège : La playlist de la prof de lettres de gauche des années 1970 featuring Violeta Parra, Quilapayún, Vladimir Vyssotski et Joan Baez.

Son approche : « Pour la fable familiale que nous racontent ces images, j’ai voulu des mandolines, des chansons, un peu comme du faux Joe Dassin, de la fausse musique soviétique aussi. Bref, une bande son un peu désuète qui pourrait presque se confondre avec une musique synchro de l’époque. »

Le résultat à l’écoute : Florencia Di Concilio compose une partition qui crée un étonnant parallèle avec le travail sur l’archive super 8. « Annie Ernaux raconte un autre temps, avec son lot de faux-semblants et d’illusions d’optique. De la même façon, au son, je raconte un autre temps qui joue avec le vintage, mais qui en est une reconstruction au présent. »

Ava

La contrainte : Celle d’un film à petit budget et aussi celle de tubes souhaités par la réalisatrice : Sabali d’Amadou et Mariam et la Passacaglia della vita, tube de la Renaissance italienne.

Le piège : Des scènes de fiction chargées d’une forte intensité dramatique et situées dans un environnement déjà porteur de références sonores identifiées, voire galvaudées : la station balnéaire l’été d’une part, la communauté gitane du Médoc d’autre part.

Son approche : « 99% de la BO d’Ava c’est moi en train de massacrer un violoncelle. Après j’ai fait du montage à partir de ces notes complètement cassées, ce que je sais mieux faire que de jouer du violoncelle. »

Le résultat à l’écoute : Une BO résolument anti-naturaliste, qui renouvelle la lecture des topoï du teen movie français (la fuite en moto à la Bonnie & Clyde, l’éveil à la sexualité de l’héroïne, le mariage gitan, la fête foraine).

Propos recueillis par Céline Leclère.

Florencia Di Concilio

Née en Uruguay dans une famille de musicien·es, Florencia Di Concilio a suivi une formation de pianiste classique avant de se consacrer à la composition. Arrivée en France en 2004, elle a rapidement commencé à travailler pour le cinéma et la télévision. Nourrie autant de jazz que de culture classique, elle définit son travail comme une orchestration de la vie quotidienne, à la croisée du design sonore et de la composition. Pour sa Journée Carte blanche, la Sacem l’invite à revenir sur son parcours et à partager son regard sur les enjeux de l’écriture musicale pour le cinéma au travers de trois films emblématiques de sa manière : Naufragés des Andes de Gonzalo Arijón (2007), Ava de Léa Mysius (2016) et Les Années Super 8 d’Annie Ernaux et David Ernaux-Briot (2022).

Les films des autres

Rencontre avec les cinéastes Safia Benhaïm et Dounia Bovet-Wolteche, chargées, pour la première année, de la programmation Expériences du regard.

Comment se déroule la sélection pour expériences du regard ? En quoi diffère-t-elle des autres programmations du festival ?

SB : C’est un long processus de plusieurs mois. Tous les films reçus sont regardés et commentés par un comité de présélection. Les échanges avec ce comité sont précieux. Avec Dounia, on s’est réparties les films qui nous ont été remontés et, petit à petit, on en a accumulé un certain nombre
à s’échanger. On s’est vues régulièrement pour établir une première liste des films qu’on jugeait important de montrer. Qu’on ait été d’accord ou pas, nos discussions ont été passionnantes. C’est au moment de composer les séances que nous avons vu ce qui tenait ensemble ou non : il nous est arrivé de renoncer à des films qu’on aimait vraiment mais pour lesquels nous n’avons pas trouvé de place dans la programmation finale.

DBW : À un moment donné, les films se mettent à résonner les uns avec les autres de manière cohérente. Certains s’imposent à nous, pas seulement les coups de cœur, c’est bien plus complexe. La marge de manœuvre n’est pas aussi vaste qu’on pourrait l’imaginer, on est aussi au service de quelque chose qui se crée.

SB : Cette dernière étape m’a fait penser au processus de montage. Il y a une part de décision et une part plus intuitive, plus organique.

Est-ce-que le terme de sélectionneuse ou celui de programmatrice vous convient ?

DBW : J’ai souvent raconté notre travail qui me passionnait mais je n’ai jamais utilisé aucun de ces deux termes, il faudrait en inventer un. Sélectionneuse c’est compliqué et programmatrice c’est exagéré. Nous n’avons pas pensé la programmation à partir d’une thématique ou d’un angle précis. On a composé quelque chose en se laissant impressionner par les films reçus.
Qu’on soit cinéastes toutes les deux a beaucoup joué : on a eu tendance à se mettre à la place des réalisateur·ices et de leurs intentions, ce qui a fait naître une sensibilité pour les films plus fragiles.

SB : Je suis d’accord, aucun des termes n’est totalement approprié. En tant que cinéaste, c’est forcément perturbant de devoir choisir des films et d’en écarter d’autres. Les choix de la programmation sont liés à cette place qui est la nôtre. En visionnant un film on a conscience du long travail qu’il a nécessité. Étrangement, le processus m’a amenée à défendre des films qui ne sont pas ceux que je défends habituellement en tant que spectatrice.

Regarder autant de films alors qu’on est soi-même au travail a-t-il bousculé votre pratique de réalisatrice ?

DBW : En effet, je n’ai pas l’habitude de regarder autant de films. Voir toutes ces manières de faire et vibrer pour des films aboutis comme pour ceux qui le sont moins. Se plonger de cette façon dans la production actuelle est un privilège. Même les films qui ne m’ont pas entièrement convaincue ont élargi mon horizon. Parfois un plan te saisit et juste dans ce plan on retrouve le cinéma. Et d’un coup, on se sent inspirée personnellement par ce simple plan.

SB : De mon côté, l’expérience a déplacé mes attentes et m’a mise au travail en tant que spectatrice. J’étais en montage pendant qu’on travaillait pour la sélection. J’ai le sentiment que cela n’a pas eu d’impact direct sur mon travail mais peut-être que cela agit tout de même de manière souterraine. Il y a des processus qui nous échappent. Regarder l’ensemble des films a, en revanche, provoqué un véritable vertige, qui m’a émue et interrogée : il y en a tellement et chacun a quelque chose à raconter et sa propre nécessité. À l’inverse, voir autant de films peut aussi abîmer le désir. Je m’interroge sur celles et ceux dont c’est le métier : comment vibrer quand on est saturé·e d’images et de récits ? Comment ne pas être anesthésié·e ? J’ai besoin d’être au repos des images et des récits pour pouvoir en fabriquer.

En tant que cinéaste vous connaissez les enjeux que peuvent porter les festivals. Comment appréhendez-vous une telle mise en concurrence des films ?

SB : C’est inconfortable de passer de l’autre côté. On tenait à proposer des films peu vus. Écarter un film qu’on aime beaucoup mais qui a déjà été projeté en festival ou qui va sortir en salle est un choix plus facile. Mettre de côté un film en sachant qu’il ne sera peut-être pas montré ailleurs est parfois très douloureux. Donc nous avons aussi choisi des films qu’on imaginait difficilement montrables ailleurs, pour ne pas qu’ils tombent dans les limbes – parce qu’on connaît ça trop bien.

DBW : Après la sélection on continue d’être habitées par des films qui n’ont pas trouvé de place. On a des fantômes dans la tête maintenant. J’ai l’impression que la programmation c’est beaucoup d’énergie, de joie et de fatigue tout au long du processus et à la fin, le couperet tombe. Devoir choisir et ne plus revenir en arrière, c’est très particulier. Comme c’est notre première expérience, une incertitude s’est installée à la fin de la programmation. Je me demande si nos choix sont les bons, mais ils ont été fait en travaillant à fond. C’est un grand saut de venir les défendre.

La programmation que vous proposez cette année reflète-t-elle vos désirs de départ ? Avez-vous été surprises par ce que vous avez visionné ?

SB : J’espérais découvrir des expérimentations formelles, des dispositifs de récit, de montage. En tant que cinéaste je cherchais des nouvelles façons de raconter. J’ai été finalement déstabilisée de trouver une puissance formelle dans la simplicité, auprès de films plutôt classiques. Notre enjeu était aussi d’ordre politique : montrer des films dont le sujet est nécessaire dans le contexte qui est le nôtre. Quand tu visionnes au moment où un événement comme celui de Sainte-Soline a lieu, c’est compliqué de ne pas chercher des échos dans les films.

DBW : Les films qui abordent frontalement des évènements politiques et historiques sont souvent forts et ceux qu’on a choisis se prêtent à la discussion. Nous allons accompagner chaque film par des conversations. Montrer ces films nécessite d’en parler.

Avez-vous le sentiment de vous inscrire dans une continuité avec le travail des programmateur·ices qui vous ont précédées à expériences du regard ?

SB : Montrer des films fragiles, peu vus ailleurs, est quand même une ligne directrice qui correspond à l’image que je me faisais de cette programmation. Dans ce sens, je sens une continuité.

DBW : La continuité se joue aussi dans les échanges avec l’équipe de présélection et avec Christophe Postic et Pascale Paulat qui nous ont accompagnées de manière bienveillante, pas du tout dirigiste. Le fait de faire confiance à des personnes qui débarquent, qui font ça pour la première fois, c’était très encourageant. C’est le plaisir de ce dispositif : poursuivre le projet de Lussas en construisant de la nouveauté dans la continuité.

Propos recueillis par Clémence Arrivé.

Sous les écrans, la dèche

Entretien avec des membres du collectif des précaires des festivals de cinéma.

Le collectif est né en février 2020 à l’initiative de salarié·es du festival Cinéma du Réel et dans le contexte de la réforme de l’assurance chômage. Il a d’abord pris la forme d’un groupe de travail entre salarié·es pour comprendre les conséquences de la réforme sur les statuts, les contrats et les salaires. Aujourd’hui, trois ans plus tard, le collectif rassemble une centaine de personnes qui travaillent pour de nombreux festivals 1 : principalement des femmes et des jeunes.

Pourquoi la réforme de l’assurance chômage impacte-t-elle autant la filière ?

Les travailleur·euses des festivals de cinéma relèvent du régime général et non à celui de l’intermittence. La plupart des contrats sont des CDD ou des CDDU (c’est-à-dire des CDD d’usage sans prime de précarité). Quand on travaille pour des festivals, on alterne entre des périodes de travail et de chômage. Depuis la réforme, les périodes non travaillées entre deux contrats comptent dans les calculs de nos indemnités journalières. La discontinuité est inhérente à notre travail mais à présent, si on ne travaille pas pendant un mois, cette absence de revenus entre dans le calcul de nos indemnités mensuelles et fait donc baisser nos allocations.

Quelles sont vos revendications ?

Le seul moyen pour compenser l’effet de la réforme serait d’enchaîner les festivals, mais physiquement et mentalement, c’est impossible. La solution à terme consisterait à pouvoir prétendre au régime d’indemnisation de l’intermittence. Mais pour le moment, nous voulons être rémunéré·es correctement et sur des périodes suffisamment longues, et que soient prises en compte dans notre rémunération les heures de nuit, les week-ends, les longues semaines de travail sans pause, ainsi que l’ancienneté. Il est nécessaire que les demandes de subventions des festivals intègrent la masse salariale dans les budgets. Nous ne voulons plus être la variable d’ajustement. Malgré les baisses de subventions et la précarité des festivals, les directions peuvent faire des choix pour protéger les salarié·es.

Quels sont les moyens d’action du collectif ?

L’objectif aujourd’hui c’est d’être visible. On est présent·es sur tous les festivals, on crée des espaces de discussion. Cette année, le collectif a obtenu un rendez-vous avec le cabinet du ministre de la Culture et en prévoit d’autres avec des représentant·es politiques. Par ailleurs, le collectif s’est rapproché de la CGT spectacle. On doit faire un vrai travail de sensibilisation car tout le monde pense qu’on est intermittent·es. Des négociations ont parfois abouti. Au sein de Cinéma du Réel par exemple, des postes se sont ouverts, des contrats d’auteurs sont devenus des CDD et les salaires ont été revalorisés. Quant à la grève, la question peut diviser. Annuler les manifestations sur lesquelles on travaille avec autant d’engagement, c’est compliqué. On nous raconte tellement qu’on est chanceux·ses et privilégié·es de faire ce travail que certain·es ont du mal à reconnaître qu’iels sont précaires. Il faut qu’on intègre davantage la légitimité de faire des revendications et cette culture politique de la grève à notre milieu.

Quels leviers de négociation existent-ils auprès des directions des festivals de cinéma sachant que toute la filière est précarisée ?

C’est difficile parce qu’on a l’impression que la plupart des directions ne connaissent pas la réalité de nos postes. La diversité des tâches et des compétences qui constituent notre travail n’est pas reconnue : nos métiers nécessitent de connaître les gens avec lesquels on travaille et d’éviter le turnover. Nous sommes des professionnel·les de nos métiers, qui sont faits de plein de petites subtilités, connaissances indispensables pour qu’un festival se passe bien. Bien sûr, comme partout ailleurs, si on porte des revendications, on nous met la pression. Pourtant les sensibilités politiques des films présentés par les festivals sont proches de celles du collectif, c’est une contradiction qui passe souvent très mal.

La précarité des salarié·es impacte les festivals, mais aussi les cinéastes et les spectateur·ices.

Aujourd’hui ça devient la course aux contrats pour éviter les périodes de chômage. Cette précarité abîme profondément notre engagement. Plus on nous précarise, moins on donne. Pourtant, il est évident qu’on défend les festivals pour lesquels on travaille. Mais il y a beaucoup d’abus. Trop de précarité, trop d’heures supplémentaires, trop d’usure. Ça donne envie de changer de secteur alors qu’on s’y est tellement investi. On a bien conscience que les festivals sont de moins en moins subventionnés mais c’est dommage que leurs directions ne s’allient pas avec nous, on pourrait lutter ensemble pour ça aussi. On en a besoin.

Quelle est la suite ?

Aujourd’hui l’objectif est d’être plus nombreux·ses à se mobiliser et de continuer à dialoguer avec nos directions. C’est compliqué de mobiliser car on est divisé·es, on bouge tout le temps et travailler dans les festivals, c’est être dans le rush la plupart du temps. Jeudi on va parler autour d’une table ronde. Ce sera à 15h dans la salle de L’imaginaire. Plusieurs membres seront présent·es, de nombreux·ses salarié·es de Lussas font partie du collectif. Venez !

Propos recueillis par Clémence Arrivé.


Le collectif « Sous les écrans, la dèche » regroupe des salarié·es de nombreux festivals tels que Cinéma du réel (Paris), le FIFIB (Bordeaux), Premiers Plans (Angers), La Quinzaine des cinéastes (Cannes), le FID (Marseille) le Festival des 3 Continents (Nantes), le Festival international du film Entrevues (Belfort), le Festival du court métrage de Clermont-Ferrand, le Festival de Cannes ou encore le Festival international du film de La Rochelle.

En quête de sang

Au fil des rencontres, Chienne de rouge suit la trace du sang. Durant six années, Yamina Zoutat décortique ce liquide rouge sous toutes ses facettes : médicale, magique, juridique, intime, identitaire ou horrifique. Sa voix off sans tabou nous accompagne dans cette enquête curieuse et sensible.

Quel est le point de départ de ton projet ?

Un matin, au réveil, un désir très profond de filmer du sang me prend. Ça me déconcerte totalement. Quand je me lance dans l’aventure d’un film mon but premier est d’aller à la rencontre des autres. Avec ce désir de filmer du sang, qui est-ce que j’allais bien pouvoir rencontrer ? Assez vite, j’ai croisé ces convoyeurs de sang qui circulent dans nos villes, nuit et jour. L’un d’eux, Mohamed, est rapidement devenu un protagoniste du projet. Grâce à lui, j’ai franchi le seuil de l’hôpital et connu l’hématologue Stéphanie Nguyen, issue d’une longue lignée de pharmacien·es et médecin·es vietnamien·nes. J’ai rencontré ses patientes qui ont eu la vie sauve grâce à un don de sang anonyme. Cet enchaînement de rencontres irrigue toute l’histoire.

Comment se déroulent tes tournages ?

Je filme près de chez moi à Paris, avec l’idée d’être dans une économie minimaliste. C’est aussi un gage de liberté, pour éviter d’être soumise à tel ou tel calendrier ou financement. C’est un parcours du combattant de faire un film. Et pas seulement le premier. Je tourne peu mais je prépare longtemps. J’envisage toutes sortes de possibilités, en dialogue avec ma petite équipe : Clément Apertet, Hugo Orts, Sylvain Copans, Richard Copans et Damian Plandolit. Mais quand je commence à filmer ma tête se vide, comme si je n’avais rien préparé du tout et le corps prend le relais. J’ai ainsi la décontraction nécessaire pour accepter tout ce qui va se passer. J’y prends beaucoup de plaisir.

Comment approches-tu tes protagonistes ?

La rencontre est la source de mon geste documentaire. Il me tient à cœur de rendre magnifiques mes personnages : comme je les vois, comme iels le sont. Quand je travaillais pour le journal télévisé français, on déboulait chez les gens à plusieurs, j’avais vraiment la sensation d’un rapport de domination. En allant vers une approche documentaire, je voulais remettre en question ce dispositif. Même seul·e on reste dominant·e. Il faut avoir conscience qu’on a le pouvoir quand on a la caméra. Je m’interroge à ce propos et j’aime en laisser la trace dans mes films.

Dans Chienne de rouge, on sent que tu prends plaisir à transmettre les étapes de ton cheminement.

J’aime raconter des histoires, mais j’ai mis du temps à accepter d’être celle qui tisse le fil de l’histoire par la voix off. Dans le journalisme, celle-ci est une voix de commentaire, une voix surplombante et il a fallu déconstruire cette pratique pour accéder à la mienne. Je construis le récit de sorte que le·la spectateur·rice vive la séquence à 100%, sans qu’iel pense que quelque chose puisse lui être cachée. Dans le film, je ne sais rien de plus que le·la spectateur·trice au moment où la séquence arrive.

La matière de ton film est hétéroclite – on glisse de l’échelle micro à la macro, de l’intime au politique, d’archives de l’Ina à un extrait du Nosferatu de Murnau ou encore du gore à la douceur – mais l’ensemble reste très organique. Comment as-tu procédé ?

J’ai joué avec le rouge qui colore tout le film. Ce n’est pas du cinéma expérimental mais l’image est pour moi un espace de jeu. Je voulais que s’entrechoquent des images d’origines et d’époques variées et que le récit se construise peu à peu. Je vois le cinéma comme un laboratoire un peu foutraque. Le documentaire autorise cette liberté : rien n’est codifié, on peut tout essayer, tout inventer et aller loin dans la confrontation des matériaux. Dans le film, dans la vie, je cherche, je questionne, comme une chienne dans la forêt, avec sa truffe.

Propos recueillis par Robyn Chien.

Intra Terrestre

Dans la vallée d’Almería, on ne parle pas de vie. Une voix vient d’un autre monde : un humain nous raconte son chemin entre les murs de plastique. Oussama. Le vent s’échappe d’un four, il rentre dans la gorge, 50 °C. Ici, les corps sont étrangers. Il circule dans une étendue de sable sous perfusion. Une base militaire, un poste-frontière ? Au détour d’une tente, un cortège sombre s’emballe. Sa danse est déchirante et libre, criante de volonté d’envol.

Au premier abord, ton film pourrait donner l’impression d’être le portrait d’un lieu, mais le personnage d’Oussama tient une place centrale dans le récit. Comment s’est passée votre rencontre ?

Je vais à Almería pour la première fois en 2015, pour des raisons qui n’ont rien à voir avec l’écriture d’un film. J’y rencontre Oussama qui me parle de sa traversée de la Méditerranée, de son arrivée en Espagne et à Almería, de ses conditions de travail. Il me guide dans les kilomètres de serres, dans ce désert transformé artificiellement pour devenir le grenier de l’Europe. Ce lieu m’a tout de suite happé. L’année suivante, quand je retourne à Almería, Oussama n’est plus là. Comme beaucoup de travailleurs là-bas, il était de passage et est parti aussi vite que possible. Je rencontre alors d’autres personnes qui partagent avec moi leurs expériences, leurs histoires d’exil. Ils ont les mêmes salaires – 33 euros par jour, les mêmes conditions de travail que celles décrites par Oussama. Son récit devient alors collectif et anonyme. Oussama est la personne qui m’a permis d’entrer à Almería et qui reste la figure centrale du film.

Dans les paysages que tu filmes, les humains se manifestent « en creux ». Comment as-tu construit cette présence-absence ?

Cette absence renvoie d’abord à celle d’Oussama. Elle décrit aussi le manque de représentation des travailleurs d’Almería ; aujourd’hui, de nombreux reportages et films portent sur cet endroit, mais au début de mon travail ce n’était pas le cas.

La question du corps, de celui d’Oussama et des autres habitants du lieu, était pour moi centrale et très complexe. L’anonymat est au cœur de beaucoup de mécanismes quotidiens à Almería : les travailleurs sont invisibles, ils n’ont aucune existence sociale, aucune place dans la société européenne. Pour ne pas subir les représailles de leurs employeurs, ils évitent de témoigner à visage découvert. C’était le cas aussi pour Histoires de la plaine (2016), où j’interroge des paysans argentins qui subissent les effets néfastes des cultures de soja transgénique. Je cherchais un dispositif qui ne participe pas à l’invisibilisation, qui corresponde à la complexité de cette situation, tout en trouvant une incarnation.

Le film donne l’impression d’une fouille archéologique d’Almería, dans laquelle on plonge de plus en plus profondément. Comment s’est construite ton approche cinématographique dans ce lieu inhospitalier ?

Ma recherche commence parce que je sens qu’il y a un souci dans le fonctionnement de cet endroit. Je suis partie de cette intuition, pour ensuite la creuser, et enlever des couches les unes après les autres.

Oussama est l’un de mes films les plus courts, alors qu’il a été le plus long à réaliser : je suis retournée dans la vallée en 2016, 2017, 2018, et le montage s’est étalé sur plusieurs années. Le film résulte d’une réflexion à tâtons, d’un travail d’épure, pour atteindre le stade minimal où je sens que je ne peux rien enlever de plus.

La voix d’Oussama, par exemple, est construite sur de nombreuses strates. Je l’ai écrite à partir des souvenirs de mes discussions avec lui, mais aussi en m’inspirant des récits d’autres travailleurs d’Almería. Les descriptions sont simples, minimales elles aussi. Il s’agit de témoigner de leur quotidien à travers des éléments concrets : la paie, les horaires, les tâches à accomplir. Parce que chaque geste est compté, je voulais donner les chiffres, sans qu’ils saturent la parole. Ces choix sont directement issus de cette longue exploration d’Almería : en-dehors des rencontres, j’ai passé beaucoup de temps à conduire, à marcher, à chercher des points de vue, à comprendre l’organisation du paysage. Je circulais dans ce labyrinthe, cet espace qui se répète, se ressemble, rempli d’impasses. Après un certain temps, j’ai fini par ne plus m’y perdre.
Je voulais filmer une matière terrestre : les variations du béton, les rayures dans le plastique, les grillages en métal, les bassins, les touffes d’herbe. Cette échelle humaine, ancrée au sol, s’est constituée grâce à la caméra, qui détermine la distance avec ce que je filme : je travaille avec un objectif 50 mm qui correspond à peu près à l’œil humain (sauf pour le premier plan du zoom). Je cherchais un point de vue à la fois extérieur et subjectif, comme un regard qui se déplace, qui traverse le lieu.

Devant tes images, j’ai pensé à la «théorie du paysage 1» de Masao Adachi, et à la charge politique qu’il donne aux lieux. Dans ton précédent film, Histoires de la plaine, tu mets en regard l’exploitation des corps avec l’empoisonnement des terres de Colonia Hansen, en Argentine. Si les paysages sont le produit des activités humaines, ils semblent également engendrer leurs propres objets, leurs propres histoires.

Je suis sensible à l’idée que le paysage incarne les personnages qui le traversent et les oppressions qu’ils y subissent. En ce moment, je fais un travail de repérage sur l’effondrement d’une montagne dans les Alpes suisses. Pour moi, le cinéma a ce rôle-là : raconter la violence et la dureté de l’exploitation des corps et des paysages. Ce constat de dévastation des lieux habite de plus en plus ma recherche, là où mes premiers films abordent davantage la question de la mémoire collective (Chair de ta chair, 2004). Une amie m’a dit récemment que je filmais de la « science-fiction du réel » ; ce n’est pas quelque chose que je cherche, mais cette sensation vient des lieux eux-mêmes, qui traduisent toujours plusieurs époques en même temps.

Oussama m’évoque une scène de théâtre vide, dans laquelle des personnages invisibles circulent. Avant de réaliser des films, tu as travaillé en tant que metteuse en scène et dramaturge au théâtre et à l’opéra. De quelle manière cette expérience influence ton travail aujourd’hui ?

Effectivement, ma formation et ma pratique de théâtre ont beaucoup influencé celle que j’ai du cinéma. Même si ce sont deux approches diamétralement opposées : le cadre de la scène est au départ un espace vide qu’on remplit avec un décor, des acteurs, des lumières, des sons… Le cadre du cinéma documentaire contient d’emblée tout et il s’agit d’enlever, d’épurer, de guider le regard. Dans le cas d’Oussama, il ne reste qu’un paysage habité fantomatiquement par des êtres, des histoires, dont la voix narratrice est l’incarnation. Entre les murs d’Almería, le spectateur imagine des scènes qu’il a déjà vues ailleurs : des serres de tomates et de poivrons en plein désert, des travailleurs migrants à vélo croisés sur le bord des routes dans les campagnes de France et d’Italie… Entre le théâtre et le cinéma, reste finalement ce cadre, constamment débordé, qui s’élargit vers un hors champ imaginaire où d’autres vies, d’autres histoires, s’agrègent.

Propos recueillis par Baptiste Verrey, le 16 août 2022


  1. Masao Adachi, dans le scénario de A.K.A Serial Killer (1969) écrit que les paysages, quels qu’ils soient, sont des expressions du pouvoir politique dominant : « Tous les paysages que nous voyons au quotidien, et surtout les beaux paysages reproduits sur carte postale, sont fondamentalement liés à une figure du pouvoir dominant. »

Rechercher avec la caméra

Kumjana Novakova, vous êtes enseignante-chercheuse, programmatrice au Pravo Ljudski Film Festival (Sarajevo) et cinéaste. Comment accordez-vous ces différentes démarches ?

La programmation et la réalisation sont deux types de recherche en profondeur, liées à des pratiques sociales et culturelles, qui théorisent toutes deux la question du langage. Grâce à la recherche, la création apporte sa contribution au débat politique et social, là où une vision plus classique du cinéma d’auteur arriverait avec de grandes idées et les poserait sur la table. Cet espace d’échange ne peut venir que du terrain.

Avec Guillermo Carreras-Candi comme coréalisateur, vous avez passé sept ans à Srebrenica (Bosnie) pour préparer votre film, Disturbed Earth. Quel a été le point de départ de votre recherche ?

Mon premier voyage à Srebrenica date de 2013. En Yougoslavie, la culture cinématographique était très forte, et depuis les années 1950, presque chaque village avait son cinéma. Ils ont été détruits pendant la guerre, donc il y avait un grand besoin de renouer avec cette culture. Avec le Pravo Ljudski Film Festival, nous organisions des projections dans de petites villes, et l’une d’entre elles était Srebrenica. Je n’étais jamais allée là-bas et je ne connaissais de ce lieu que son sens collectif, le génocide de 1995, un symbole du pire de ce qui a été commis durant le conflit. Comment, en tant que programmatrice, entrer dans cet endroit, cette ville qui avait perdu un tiers de sa population, qui avait été complètement rasée, qui avait besoin de repartir de zéro ? Nous avons projeté une comédie de Charlie Chaplin. Le parc était plein, et la projection a été très émouvante, très forte. Guillermo et moi avons eu envie d’y retourner pour faire une recherche sur l’espace grâce à la caméra.

Le génocide de Srebrenica, en comparaison avec d’autres crimes de guerre en Bosnie-Herzégovine, a l’avantage d’avoir été jugé par des tribunaux. On sait qui a fait quoi, quand et pourquoi. Ces questions restent parfois sans réponses dans d’autres endroits où l’on ne connaît pas le nombre de tués, où les criminels restent au pouvoir. Cependant, le dilemme : « Peut-on faire de la poésie après Auschwitz ? » se pose à Srebrenica. Guillermo et moi étions prêts à abandonner le film à tout moment pour privilégier l’opportunité que nous donnait la caméra de comprendre l’espace, la nature, la vie sociale et culturelle ; pour, en quelque sorte, appartenir au lieu.

Deux de vos trois personnages, Srecko et Mirza, qui combattaient dans des armées opposées, sont représentés en voisins. Pouvez-vous expliquer ce choix ?

Dans les Balkans, il est crucial de ne pas répéter les mécanismes de division ethnique qui ont été à l’origine du conflit. Lors de la crise de la fin des années 1980, les divisions ethniques ont été imposées par le discours politique, et une part importante de la population les a intégrées. Mais la ville de Srebrenica contient aujourd’hui une telle variété de trajectoires individuelles qu’il est impossible de dire : « Il est Bosniaque et victime, il est Serbe et coupable. » En faisant le portrait de Srecko, Mirza et Mejra, nous souhaitions montrer la complexité de la vie à Srebrenica plutôt que d’identifier chacun à son groupe ethnique. En représentant quelqu’un comme membre d’un collectif avant de le considérer comme une personne, avant de prendre le temps de développer son histoire, on le fait ressembler davantage encore à « un Serbe » ou « un Bosniaque ». Il n’est pas honnête de réduire une personne à son expérience durant la guerre.

Une vidéo iconique montre Ratko Mladić, colonel serbe condamné pour crimes de guerre, parlant à des gens qui doivent être évacués dans un bus. Comment avez-vous sélectionné les archives ?

Il était indispensable de reconstituer les différents moments du génocide dans le film. La guerre de Bosnie a été entièrement filmée. Chaque armée avait son JRI et les images servaient à l’instruction militaire, à la propagande, à documenter les combats. Face à ces archives, nous nous demandions : peut-on réutiliser des images faites par un soldat, en particulier s’il appartient à une unité paramilitaire qui a persécuté des centaines et des milliers de personnes ? Il nous importait beaucoup de penser des formes qui ne seraient pas des approches coloniales de l’archive, de la représentation de la guerre et du trauma.

Nous nous sommes adressés au Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, à La Haye, qui avait constitué un énorme centre d’archives. J’ai passé sept ou huit mois à visionner ces vidéos. Nous avons décidé d’écarter les archives individuelles et de n’utiliser que ces preuves judiciaires : non parce qu’elles permettraient de « voir » ce qui s’était passé, mais parce que la solidité de ces preuves nous autorisait à nous exprimer de manière très subjective.

Ces images d’archives donnent une direction au récit. Elles montrent les premiers entraînements de soldats avant la guerre, tout près de Srebrenica. Un professionnel vient expliquer à des enfants, recrutés localement comme soldats, le maniement des armes. Puis, les années passent, 1992, 1993, 1994, 1995 et la dernière archive date du 31 décembre 1995 à Srebrenica. La guerre est finie, les accords de Dayton viennent d’être signés le 14 décembre, mais les criminels de guerre sont encore libres. Ratko Mladić est présent à la fête, il célèbre la Grande Serbie. Tous sont encore en uniforme.

Votre film présente quelques rares passages de témoignages seulement, chez Mirza et Mejra, chacun portant une signification collective plutôt qu’individuelle. Pourriez-vous expliquer comment ce choix a pu se faire ?

L’une de nos règles était de ne pas perturber l’équilibre que les habitants s’étaient construit au bout de tant d’années. Peut-être qu’ils vivent encore dans les cauchemars, mais cette lutte est la leur. Nous ne pouvons arriver dans leur vie et, simplement parce que nous souhaitons exprimer un pan de leur expérience, déstabiliser leur fonctionnement par le tournage, risquer de les heurter à chaque projection du film, encore et encore. C’est pourquoi nous nous sommes interdit de poser des questions. Nous cherchions plutôt à être à l’écoute des moments où les personnes avaient besoin de dialoguer, où ils nous sollicitaient. Je partage la même culture, la même manière de percevoir la vie qu’eux et même si c’est très difficile, je sais combien il est important d’alléger la situation, de prendre de la distance pour rester dans le présent.

Mirza, qui a perdu presque toute sa famille, parlait tout le temps de la guerre. Très peu de survivants sont revenus vivre à Srebrenica ; la plupart ont déménagé ailleurs en Bosnie. Il vit juste au-dessus du mémorial. Les visiteurs lui demandent le récit de la guerre. Mais qui s’intéresse à lui, au-delà de ce récit ?

Srecko, lui, n’a parlé qu’une seule fois. Son frère et lui ont été mobilisés dans l’armée serbe. Après quatre années de guerre, il se retrouve dans un pays qui ne ressemble en rien aux promesses que lui servait la propagande. Lorsqu’ils ont été attaqués, le père, la femme et les enfants de Srecko ont fui par la porte arrière de la maison pour aller en Serbie. Tous leurs biens ont été détruits, il ne leur reste que deux photos d’avant la guerre. La femme de Srecko a pu m’expliquer leur fuite en détail. Mais Srecko n’a dit que cela : « S’ils revenaient aujourd’hui me mobiliser, sachant ce qui allait se passer, je préférerais mourir que de les suivre. »

Nous ne pouvions nous permettre d’être hypnotisés par ces drames individuels. Le trauma collectif d’une guerre est complexe, il faut arrêter de défendre un camp plutôt qu’un autre si l’on veut créer un espace partagé, où tout le monde puisse vivre, où les spécificités de chacun soient respectées. À ces conditions, seulement, il sera possible de dialoguer. Et selon moi, la création d’un espace partagé ne peut s’opérer qu’en silence.

À côté de ces fragments de témoignages, vous exprimez vos réactions, votre point de vue.

Quand nous avons commencé le montage avec les images que nous avions tournées, le film n’apparaissait pas. Nous avons alors ajouté les archives, qui relient le destin individuel de nos personnages à l’histoire collective. Puis, nous avons ajouté ma voix sur des cartons, afin de faire entrer notre subjectivité dans le film, sans imposer de vérité générale : il n’y a rien de tel à Srebrenica.

En France, en Allemagne, partout en Europe, beaucoup de gens ont des images mentales de la guerre sans être jamais venus en Bosnie. Pour moi, Srebrenica représente un peu la même chose. C’est un lieu que j’ai connu d’abord à travers les images du génocide, et son passé est devenu le mien. Puisque nous avions pris la responsabilité de la mémoire de nos personnages – leur mémoire était devenue la nôtre –, nous devions trouver un langage qui puisse transmettre nos émotions. Nous avons voulu représenter la possibilité de se souvenir d’évènements qui ne nous sont pas arrivés.

Comment représenter un trauma collectif dans un film ? Comment mener une discussion sur des enjeux si complexes ? La forme filmique est fermée. La seule possibilité de laisser la place aux autres pour remettre en question ton point de vue vient du langage cinématographique. Ça rend très difficile la tâche d’évoquer des sujets si brûlants – si brûlants qu’ils ne seront peut-être jamais résolus. Jyoti Mistry et moi cherchons toutes deux à inventer notre propre langage, marginal, ouvert à toutes sortes de subjectivités, et féministe, en rejetant celui de la monoculture occidentale.

Propos recueillis par Gaëlle Rilliard, le 16 août 2022

Calme ce bruyant délire

Le film s’ouvre avec le récit d’un drame qui est survenu dans ta vie, pendant tes études de cinéma – une relation basée sur de nombreux mensonges, et la mort de ton ex-copain. Ces événements récents t’amènent à replonger dans ton passé à travers des images de ton enfance. Comment as-tu tracé le chemin entre ces différents récits ?

J’avais déjà commencé quelques années plus tôt à m’intéresser à mon histoire familiale, marquée par plusieurs traumatismes. C’est à cette période que ma mère m’a montré ces images d’archives. Les discussions sur mon enfance existaient déjà entre nous avant les événements avec mon ex-copain. Au moment de sa mort, j’ai eu besoin de comprendre pourquoi j’avais été aussi aveugle : comment j’ai pu être capable de rester presque dix ans avec cet homme, qui était en fait un étranger ? Y a-t-il quelque chose en moi, qui date de plus longtemps, et qui a rendu cette situation possible ? On n’est pas coupable de subir des traumatismes, mais on porte une certaine responsabilité : ma constitution fait que j’ai d’autres limites, je me mets plus facilement en danger que d’autres, qui percevraient tout de suite un danger. D’une certaine manière, ce qui m’est arrivé avec mon ex-copain est lié à l’histoire qui se cache dans ces images de mon enfance. C’est cette quête qui m’a poussée à interroger ma mère, à analyser les images d’archives. Dans cet événement récent, ce sont mes sœurs qui se sont sacrifiées pour me protéger. Ce sont des mécanismes que nous avions déjà appris dans l’enfance, et qui se sont réactivés.

Il s’agit de ton film de fin d’études. On comprend qu’il devait exister, à l’origine, un film de fiction. Quel lien y a-t-il entre ce premier film jamais réalisé, et Soraya Luna, principalement constitué d’images d’archives ? Pourquoi avoir choisi de faire exister cet autre film dans ton prologue malgré tout ?

Quand j’ai commencé ce master de réalisation, je voulais faire un film de science-fiction, une fable inspirée de mon histoire familiale, avec la petite fille dont je parle au début du film. Le cœur de l’histoire était finalement le même, décliné dans un autre univers.

J’étais en train d’écrire cette fiction au moment où l’histoire avec mon ex est arrivée. Le sujet et les questions que j’avais envie de poser existaient déjà, mais cet événement m’a fait comprendre qu’il fallait s’écarter de la fiction parce que la vie réelle est déjà complexe, romanesque, absurde. La décision de faire un film documentaire s’est alors imposée, même si ça nous mettait, ma famille et moi, en péril. J’ai compris qu’il fallait que j’utilise les éléments les plus forts, ces images familiales, pour raconter l’histoire de façon personnelle.

Tu as pourtant intégré à la narration des scènes de fiction, qui offrent une lecture dédoublée, étrange, des images d’archives. Comment as-tu pensé l’écriture de ces scènes ?

J’étais frappée que personne ne perçoive la violence de ces archives quand j’ai commencé à les montrer autour de moi. Elles portaient pour moi une ambiguïté, cette sensation bizarre d’intimité et de danger. C’est très subtil, tellement spécifique à ma famille que ça ne se voit pas. Cela pose aussi une question de cinéma, celle du regard présent derrière la caméra. Pour révéler ce que les archives portent en elles, j’ai voulu produire un autre type d’images qui devait contrebalancer ce regard du filmeur. En tant que réalisatrice, ces scènes que je mets en place sont aussi une réponse, celle de mon regard sur ces enfants, ou celle d’une caméra bienveillante et inoffensive.

Tourner des scènes de fiction répondait aussi à l’envie de reconstituer le décor de mon enfance, pour plonger dans le passé. Les trois actrices sont une sorte d’incarnation des sœurs qu’on voit dans les archives. Au tournage, j’ai voulu leur donner une existence dans le présent pour créer un trouble dans le temps. Comme dans un scénario, je leur ai donné un rôle : je leur ai demandé d’imaginer qu’elles étaient en colocation, sans parents, comme trois amies. Elles apparaissent protégées, isolées, comme dans une tour.

C’est par le biais d’une de ces scènes que tu fais exister la parole de ta mère. Elle surgit de manière inattendue dans la fiction lors d’une conversation téléphonique étrange avec les trois actrices. Est-ce un moyen détourné de l’interroger ? De la confronter ?

J’ai organisé cette rencontre, un peu bizarre, entre les trois actrices et ma mère, parce que j’avais besoin de révéler son existence en tant que figure parentale. Dans mon imaginaire, un peu fantastique, le père est un fantôme, invisible et tout puissant, qui peut accéder à toutes les chambres. Dans le passé, la mère a quelque chose de charnel, mais dans cette scène, elle aussi devient un spectre, présente uniquement par sa voix, qui arrive, comme ça, de nulle part. Elle est un personnage intrigant, mais presque trop ambigu pour que je lui donne la parole sur l’expérience des enfants.
J’ai hésité à lui donner plus de place, parce qu’elle est la seule adulte qui se souvient. Mais ses souvenirs, comme les miens, sont tordus et très marqués. Ma mère porte aussi une responsabilité parentale. Dans les images, elle forme un binôme étrange avec cette personne derrière la caméra. C’est une adulte qui ne dit rien, qui ne fait rien. On sent une sorte de complicité, mais aussi de mépris envers la caméra. Dans ce contexte de violence domestique, ce personnage de mère est en même temps une victime. Je voulais qu’elle existe dans le film pour qu’elle puisse le dire elle-même. Je ne voulais pas qu’elle en dise plus, parce que tout ce qu’elle aurait pu raconter risquait de nous détourner du point de vue des enfants. Mais il fallait quand même qu’elle puisse parler, en étant elle-même, sans jouer, de façon directe et sincère, pour ne transmettre que le nécessaire.
Cette séquence entre ma mère et les trois filles n’a pas été écrite, c’est plutôt une rencontre que j’ai provoquée. Il y a aussi eu un travail de préparation psychologique et émotionnelle, avec ma mère surtout, parce qu’elle est très sensible. J’avais besoin de savoir à quel niveau elle avait envie de participer au film et de partager ces images d’archives qui sont aussi les siennes. Avec les trois filles, on a passé beaucoup de temps à parler de la complicité entre enfants, du foyer. Ensuite je leur ai montré les archives. Je voulais comprendre ce que des enfants, disons « normaux », pensent de ces images. Et quand Libe demande : « Pourquoi on ne voit jamais le père ? » c’est sa question à elle.

Il y a une simultanéité et une grande proximité entre les événements de ta vie et la réalisation du film. On imagine que cela a forcément eu des effets et un impact autour de toi. Comment as-tu appréhendé cela ? Est-ce que cette dimension a eu une influence sur le film pendant sa réalisation ?

Le film m’a donné beaucoup d’énergie. J’étais en même temps dans un processus de création et de survie. Suite à ces événements, j’ai traversé un état assez radical qui m’a permis de prendre des décisions très sincères. J’avais conscience du risque. Je savais que ça allait bousculer des choses dans ma famille, surtout avec ma mère. Mais je pense que le chaos et la destruction peuvent aussi renouveler les relations.
Je voulais que le film laisse exister ces sensations brumeuses liées au traumatisme – de colère et de tristesse, de déconnexion avec la réalité – qu’on ne sait pas nommer. Il fallait que je m’empare de mes émotions, très fortes, très pures, tout en essayant de m’en éloigner pour les maîtriser. J’ai écrit ce récit pour raconter quelque chose qui va au-delà d’une expérience personnelle, dans laquelle les spectateurs et spectatrices peuvent se retrouver. Je me suis dit à ce moment-là que c’était plus important que ma relation avec ma mère.

La voix off, ta voix, se place à l’endroit du sensible, du ressenti plus que de l’explicite.

Ce n’est pas une écriture logique, qui explique clairement la situation. Elle est plus proche du regard d’un enfant qui ne comprend pas ce qu’il se passe, mais sent que quelque chose est étrange. Ce trouble constitue le cœur du film. Quand je travaille, je dessine sur un papier des courbes émotionnelles. Je savais déjà quelles sortes de courbes de tension je voulais faire traverser. Au montage, on a cherché ce qui faisait le rythme du film, en réduisant et en simplifiant pour ne garder qu’une voix off très sobre avec le minimum de mots et d’information. Comme des panneaux qui indiquent la direction à suivre et guident par touches.
Pour écrire cette voix off, il a fallu comprendre et accepter qu’elle devenait celle de la protagoniste principale du film et n’était plus la mienne. J’ai écrit un arc pour elle. C’est à ce moment-là que j’ai compris qu’il fallait qu’elle chante à la fin du film. On l’entend déjà chanter dans les archives, un peu timide. C’était le développement logique du personnage vers la liberté : la petite fille est devenue adulte et chante cette chanson d’amour, qui me touchait par sa simplicité et sa fragilité. Pendant le montage, il y a un moment où le film commence à te regarder. Ce n’est plus toi qui décides, c’est la forme du film qui s’impose. Tu deviens acteur pour servir le film.

Tu dirais que le film t’échappe par endroits ?

Oui, bien sûr. Par exemple, je ne m’attendais pas à ce qu’il soit si silencieux et si sérieux. C’est étrange, j’ai porté ce récit qui, à un moment donné, a commencé à prendre son autonomie. C’est comme un Frankenstein. Il a pris des parties de moi, de ma vie, pour se renforcer et continuer à exister tout seul. C’est fort comme façon de travailler, j’ai trouvé ça beau. Donner un peu plus de place au film, lâcher prise peut enrichir aussi la manière de faire du cinéma.


Propos recueillis par Alix Tulipe, le 19 août 2022.

Peurs sur la ville

Entretien avec Antoine Dubos

Dans La Cité de l’ordre, vous filmez des élèves policiers dans leur formation pour devenir gardiens de la paix. Filmer cette institution implique la question cruciale de l’accès. Comment avez-vous obtenu les autorisations pour filmer?

J’ai entendu parler de l’école de police de Oissel en Normandie par une amie comédienne. Elle jouait une citoyenne de la ville dans leurs simulations. Sa description des jeux de rôle avec les forces de l’ordre et leur décor particulier en pleine forêt proche de Rouen m’avait intrigué. Les premières demandes d’autorisation faites en 2014 ont finalement abouti après un an. Après les attentats de 2015, ils ont fermé l’accès à l’école et le projet a été mis en pause pendant trois ans. J’ai refait les demandes en 2018 et pu commencer les repérages en mars 2019 et le tournage à l’automne.

Il s’est déroulé sur toute une année, quatre jours par mois, pour suivre au mieux le rythme de leur scolarité. J’ai posé le cadre qui pouvait me donner le plus de marge de manœuvre. Par exemple, je n’ai mené aucun entretien filmé avec les formateurs ou avec les élèves. Je n’ai filmé ni les salles de cours ni la vie quotidienne et j’ai concentré le tournage sur les exercices des jeux de rôle. Cela les a rassurés. La matière était déjà conséquente et ça m’a offert beaucoup de liberté.

Le travail du cadre est minutieux. La caméra semble toujours placée au bon endroit et au bon moment. On ne peut pas s’empêcher de penser au rôle de la caméra dans la performance des élèves.

Les élèves et les formateurs ont conscience de la présence de la caméra, mais ils se trouvent déjà dans un jeu de rôle où d’autres élèves regardent l’exercice. J’ai eu l’impression que ma caméra renforçait la mise en scène initiale. Comme les élèves rejouent plusieurs fois les simulations, je pouvais anticiper où positionner la caméra et, à vrai dire, je n’ai pas cherché le naturel. J’ai préféré révéler la façon dont les corps des élèves deviennent des corps d’acteurs dans le décor de cette école. En suivant la chronologie de la formation, la caméra devenait le témoin de comment le corps de l’élève policier s’endurcissait pour devenir un corps qui allait contraindre. L’objectif était que les spectateurs ressentent une évolution dans leur appréhension de l’institution policière, à mesure que s’accroît le rapport des élèves avec la violence.

Par exemple, le module « tuerie de masse » est une séquence significative. On y voit des élèves policiers filmer la scène avec leur portable témoignant de leur désir d’héroïsation. Cette simulation avait quelque chose de très manichéen avec une frontière bien établie entre les gentils et les méchants et ils décident de filmer cette scène-là. Le film a aussi pu capter leur propre rapport à l’image et à la caméra.

Justement, le film cherche à comprendre comment les formateurs et les élèves construisent un imaginaire autour du rôle de la police dans la société. Dans votre dispositif, le public peut l’observer à la fois quand les policiers s’entraînent à être policiers, mais aussi quand ils sont dans le rôle des civils.

Les figurants de la ville sont maintenant joués par les élèves eux-mêmes. Tout se fait très vite. Un formateur annonce qu’il cherche d’autres élèves pour jouer un mari violent ou une femme battue. J’ai été marqué par le fait que les figurants soient appelés des « plastrons ». Dans le jargon policier, il s’agit des silhouettes humaines qui servent de cible pendant les entraînements de tirs. L’emploi de ce mot est significatif d’un imaginaire qui n’est pas questionné.
Ensuite, les débriefs après les exercices peuvent être assez longs, mais restent extrêmement techniques. La grande majorité du temps, les remarques sont factuelles et concernent le placement d’un élève ou la position d’une partie du corps. Pour déplier ma petite musique, j’ai sélectionné au montage les évaluations des exercices où les formateurs insistent sur la question de la sécurité des policiers. La création d’un sentiment de paranoïa me semble une des clés majeures pour comprendre cette institution.

Vous accordez une attention particulière à ce décor aux allures à la fois de sitcom et de paysages tout droit sortis des œuvres d’Edward Hopper. Comment avez-vous travaillé pour faire exister cette ville comme personnage à part entière dans le film ?

Le décor créé par l’école est passionnant. Il est construit d’après l’imaginaire d’un village qui par définition n’existe pas. Il y a le petit centre-ville avec sa pharmacie, ses deux bars, son commissariat, sa bijouterie, son Champion – comme si tout ça existait dans la même rue. S’y ajoutent les institutions en trompe-l’œil comme la mairie.

Le choix des affiches a aussi du sens. Par exemple, celle du commissariat, sur laquelle un policier à vélo et un petit garçon regardent vers l’horizon. Cette photo nous informe sur l’image que la police veut renvoyer d’elle-même, une image ici un peu vieillotte, des années 1980, 1990. La naïveté de ces représentations crée toutefois un malaise : derrière ce vernis, cette ville ne vit que pour les problèmes qu’elle pourrait rencontrer. Chaque élément est appréhendé du point de vue de la délinquance et de la nécessité de contrôle.

L’école se trouve dans un très grand hangar militaire qui résonne énormément. Nous avons travaillé trois semaines à ajouter des sons qui n’existaient pas dans ce décor en carton-pâte pour accentuer l’impression de faux réalisme. Par exemple, pour le trompe-l’œil de la mairie, on a recréé le son de cette petite fontaine qu’on voit à l’écran. À cette couche sonore s’ajoute le travail sur la musique. Camille Lloret-Linares a composé un thème de film noir pour le début puis Teddy Elbaz a transformé ce thème pour aller petit à petit vers la science-fiction. Le son travaille aussi le western dans certaines séquences. En jouant sur les genres et les représentations qui leur sont associées, on apporte une épaisseur émotionnelle dans la manière de ressentir la ville.

Vous disiez que le projet du film a débuté en 2014. Depuis, de nombreux évènements ont bouleversé la place de la police dans la société française. Ces dernières années, les débats se sont accentués autour des violences policières. Comment votre film a-t-il évolué au gré de tous ces éléments d’actualité et ont-ils eu une conséquence sur ce que vous avez filmé ?

L’actualité a traversé le film sans trop modifier la manière de le fabriquer. La question des gilets jaunes a peut-être été l’une des plus saillantes. Quand j’ai commencé à filmer, nous étions au début des mobilisations. L’ambiance était légère à l’école, le module de simulation « violences urbaines » était un peu comme une récréation. Quand j’ai filmé le même module un an plus tard, après les actes des gilets jaunes tous les weekends, j’ai senti que les élèves policiers abordaient la formation de manière très différente. Il y avait un sérieux et une gravité parce qu’ils savaient qu’ils allaient se trouver sur le terrain face à eux. Dans une séquence, un élève policier, dans le rôle d’un civil ajoute : « Si j’avais été blanc, jamais ça ne se serait passé comme ça. » D’autres filment les scènes de contrôle des policiers, rappelant les enjeux de la loi « sécurité globale ». Ces thèmes sont abordés par l’institution sans grande réflexion, mais plutôt comme des artifices de scénario qui donnent plus de réalisme aux situations.

Je savais dès le départ que le film porterait sur la question de la mise en scène. Au travers des jeux de rôle, je voulais explorer le fantasme que la police a d’elle-même, mais aussi quelles images elle a de la société. Je trouvais ce rapport à la projection fascinant. Je voulais résister au fait de vouloir intégrer l’actualité dans le film.

Propos recueillis par Léonard Cortana le 18 août 2021.

Dire simplement ce qui s’y passe

Entretien avec Annik Leroy

Chacun de vos films – Berlin, Vers la mer, Tremor – est l’occasion d’un voyage. Quel est votre point de départ ?

Je n’ai jamais la sensation de voyager – même si c’est faux puisque je me déplace en Europe. Ces déplacements sont liés à des moments où je suis interpellée, de façon tout à fait émotionnelle, par un lieu, une architecture, des gens. Par exemple, j’ai découvert Berlin en accompagnant un groupe de performeurs belges. J’ai été sous le choc en voyant cette ville, le mur, toutes les traces de la guerre. Je voulais comprendre cette histoire qui nous entourait avec le mur. Pour Vers la mer, c’est différent. Après la chute du mur, j’ai saisi cette possibilité de tout à coup passer les frontières. Un des choix importants du film est justement de ne pas marquer ces frontières pour que l’on passe d’un pays à l’autre de manière floue, à travers le changement des langues.

Vos trois films sont habités par une même histoire, celle de l’Europe du vingtième siècle. Comment envisagez-vous cette écriture de l’histoire?

L’Europe est marquée par les traces des guerres qui nous ont précédées. Dans Tremor, il y a les Flaktürme, ces tours antiaériennes en béton construites par les nazis. Plusieurs sont encore debout à Vienne. Elles sont là, au bout de la rue, indestructibles. Ce sont des traces extrêmement fortes d’un passé qu’on se doit d’interroger, je pense, car il nous constitue.

En même temps, les films construisent toujours des décalages. Avec Julie Morel – la monteuse qui a travaillé avec moi pour Tremor, et m’a accompagnée dans les tournages –, on s’est attachées à trois rêves lus par Ingeborg Bachmann, dans un enregistrement de son roman Malina (1971). Ils évoquent le rapport extrêmement dur qu’elle a eu avec son père et le fait qu’il s’était enrôlé dans l’armée nazie. On a monté cet enregistrement avec les paysages filmés en Islande. Il n’y pas de rapport direct entre les deux, c’est une proposition pour faire entendre ces textes, les faire résonner. Je cherche par là à amener une vision plutôt que de passer par la notion d’information.

Le choix du noir et blanc a aussi à voir avec ça. La couleur me semble souvent banale, elle renvoie à quelque chose de donné. Les films dans lesquels la couleur prend une signification particulière sont rares. Ce goût du noir et blanc vient certainement de ma pratique de la photographie. Je le vois comme une façon d’amener une vision plus spécifique, qui échappe à un certain réalisme. Mes préférences vont du côté d’un réalisateur comme Béla Tarr, chez qui le noir et blanc est quelque chose de magique et exprime un univers intérieur propre à son cinéma.

Vos films sont élaborés à partir de matériaux très hétérogènes. Comment s’élabore l’écriture de vos films ?

Pour moi, l’écriture d’un film est une recherche, une aventure, rien ne doit être figé. Accumuler des documents (musiques, livres, sons) donne des pistes de tournage. Après un premier tournage, on regarde la matière, puis on se questionne, on se demande si on a vraiment tout ce qu’il faut. Pour Tremor, j’ai pu faire plusieurs allers-retours. Ne pas être obligée de tout tourner d’un coup sur une durée déterminée me permet de garder une disponibilité à laquelle je tiens. Pour le montage, c’est pareil, on fait des interruptions. Cette alternance entre les tournages et les moments de montage me permet d’avoir un espace de réflexion, me donne une grande latitude. J’ai besoin de questionner sans cesse ce que je fais, pour être toujours en route.

On sent une forme de patience dans la manière dont se fabriquent vos films. Cette façon de travailler a-t-elle un lien avec le fait de tourner en pellicule ?

Avec la pellicule, on travaille différemment qu’en vidéo. La bobine fait trente mètres, c’est-à-dire maximum trois minutes. On est dans un autre rapport au temps, on réfléchit autrement avant de faire un plan. Il faut savoir où se placer, quand lancer la caméra pour ne pas rater trop de bobines – aussi pour des raisons

économiques. C’est intéressant de se dire qu’au moment où l’on va tourner, c’est ce plan-là qu’il faut faire et pas un autre. Évidemment, il faut certaines conditions, une latitude du côté de la production. On s’installe, on réfléchit et on prend son temps. Si les nuages ne sont pas comme il faut, le soleil trop par là, on revient le lendemain.

Je n’avais que cinq heures de rushes pour Tremor, ce qui est très peu par rapport à des films en numérique. Je trouve ça bien, ça permet de se concentrer beaucoup plus. Par exemple, dans Vers la mer, les moments de conversation n’ont jamais été extrêmement longs, probablement parce qu’on les avait bien préparés. Les premiers entretiens sont souvent très expansifs, donc il faut suffisamment discuter au préalable, pour trouver le détail, la question qu’on veut extraire. La personne qu’on veut amener devant la caméra doit être en confiance pour arriver, au tournage, à quelque chose de condensé, à ne parler que de ce détail et pas plus. Je suis très attentive à cela.

Quand j’ai commencé à faire du cinéma, tout le monde travaillait en pellicule. Le 16mm est par excellence le format des gens qui font du cinéma documentaire expérimental, parce que c’est un format moins contraignant que le 35 mm. On est confronté aujourd’hui à l’impossibilité de terminer un film en pellicule et de pouvoir le projeter en 16 mm, parce que les projecteurs ont disparu des salles. C’est vraiment une contrainte actuellement. Pour Tremor, on a monté à partir des rushes numérisés. La matérialité de l’image pellicule reste malgré tout sensible dans le film, ce qui m’a rassurée.

La matière sonore constitue un élément très important dans le mouvement des films, qui mélangent des voix d’origines très variées, de la musique, des ambiances… Quelle place occupe ce travail de tissage entre les différents types de son?

J’adore les sons d’ambiance, donc, à part les archives, tous les sons sont faits sur place, même s’ils ne sont pas nécessairement synchrones. L’important est de saisir la sonorité d’un lieu, d’une personne. Au montage, ce travail pour traduire, intensifier, décortiquer les atmosphères prend beaucoup de temps. J’aime appuyer ou répéter certains sons. Pour le montage de Tremor, avec Julie Morel, nous nous sommes beaucoup interrogées sur la manière d’utiliser les matériaux sonores. Il y avait énormément de voix et nous avons cherché à ce qu’il n’y ait pas de hiérarchie entre elles. La voix de Pasolini coexiste avec celle de ma mère, qui vient d’un milieu très simple, racontant ses cauchemars. Je tiens à ce mélange de gens d’origines extrêmement différentes, avec des paroles et des trajectoires qui se trouvent, dans le film, toutes aussi importantes les unes que les autres. Puis, j’ai vraiment voulu que la musique soit physiquement présente, alors j’ai proposé à un ami pianiste d’être dans le film. Il joue une des suites pour piano de Scelsi, qui fait écho à l’Italie et à Pasolini.

Avez-vous la volonté de laisser une grande place au spectateur ou à la spectatrice ?

Des associations d’idées se forment, qui sont tout à fait compréhensibles pour moi et vont peut-être paraître plus ésotériques à d’autres. Après les projections, certaines personnes piochent un élément en oubliant la moitié du film, ne pensent qu’à cette séquence-là ou à cette musique-ci et commencent à déployer quelque chose de leur propre expérience, de leur propre vécu. Des éléments conscients et inconscients se juxtaposent dans une sorte de montage personnel du film. Ça permet d’échapper au cinéma documentaire parfois un peu rigide dans sa conception, à force d’être dans l’explication et l’information. Et puis, j’aime bien perdre un peu les gens, laisser une part de mystère.

Propos recueillis par Lola-Lý Canac et Alix Tulipe le 3 août 2021.

Titre extrait de Malina, Ingeborg Bachmann, 1971

Entretien avec Vincent Pouplard

Peux-tu nous expliquer dans quel cadre ton film, Les Veilleurs, a été produit ?

Le film s’est fait dans le cadre d’un atelier de réalisation qui fait partie d’un programme pédagogique, « Que faire ? », mis en place par le BAL et son pôle d’éducation à l’image. L’artiste invité soumet un constat à un groupe de jeunes, pour l’interroger collectivement : « Que faire à partir de ce constat ? »

L’ambition est de travailler à l’échelle nationale avec différents types de structures. Sans donner un regard exhaustif sur ce qu’a à dire la jeunesse, quelque chose se dégage tout de même.

J’ai pu choisir l’endroit où je voulais travailler. Vivant à Nantes, je ne connais pas très bien les villes de taille moyenne et leur sociographie m’intéressait.

Château-Thierry est une sous-préfecture de dix mille habitants, avec ses frontières sociales et ses particularités. On a travaillé avec un centre social de la partie haute de la ville, qui rassemble des quartiers plutôt populaires. Une France qui a peu voix au chapitre, finalement.

Quelles ont été les étapes du projet ?

Ma proposition partait du livre de Jonathan Crary, 24/7. Le capitalisme à l’assaut du sommeil. Fabien Oliva et Clément Simon, qui suivent le programme, jouent un peu le rôle de producteurs. Il existe un vrai positionnement dans ce programme : l’atelier s’écrit et se réfléchit comme un film, avec une note d’intention. Le groupe est préparé en amont : il rencontre une conférencière sur l’image ; Fabien et Simon leur expliquent comment va se dérouler le tournage ; puis je commence l’atelier par deux jours de repérages et d’écriture. Ensuite, il y a une semaine de tournage, pendant laquelle je suis assisté au son par Gil Savoy. Le budget, assez confortable, permet d’avoir une semaine de montage et de terminer la postproduction.

Comment les jeunes se sont-ils approprié le livre de Jonathan Crary ?

Le groupe est très hétérogène, avec une grande disparité d’âge (entre 12 et 19 ans). Je leur fais part de quelques constats du livre : le rétrécissement de la moyenne du temps de sommeil, le fait que le sommeil perturbe la marche du monde néolibéral, le récit du bruant à gorge blanche, cet oiseau qui peut voler plusieurs jours sans dormir, l’amélioration des performances, le mode veille, etc. Ces éléments nous permettent de réfléchir ensemble au scénario. Au bout d’un moment, j’essaie de les faire discuter dans le noir, en commençant à les enregistrer. Je les plonge dans une expérience inhabituelle pour que le cadre ne soit pas trop scolaire non plus.

Les plus âgés sont plutôt à l’aise avec la problématique développée dans le livre, sur la manière dont ils occupent leur temps de sommeil. Deux d’entre eux ont été veilleurs de nuit, donc ils ont cette conscience que la terre ne s’arrête jamais de produire ni de consommer et que le sommeil est un territoire intime fragilisé. Cette idée parle moins aux plus jeunes, qui par contre racontent très facilement leurs rêves, ce qu’ils font de leurs nuits et comment ils adorent essayer de dormir le plus tard possible, parce que c’est ce qu’on fait quand on est enfant.

Le lendemain, on fait des entretiens sonores. On passe une demi-heure en tête à tête. En plus de récolter leurs paroles, cela me permet de les rencontrer. Grâce à ce temps-là, je partage quelque
chose avec chaque personne. Je ne divulgue jamais ce qui s’est dit en entretien. Cette sorte de secret entre nous tisse une confiance. J’ai besoin de cette complicité pour avancer dans le groupe. À la fin des deux jours, le seul élément du scénario était d’avoir pour guide un personnage insomniaque, qui marche la nuit, et qui aura plusieurs visages, parce qu’ils ont tous envie de jouer.

De quoi sont chargés les jeunes au tournage ? Filment-ils en plus de jouer ?

Il n’est pas simple d’occuper tout un groupe de dix-sept. Le premier jour, je leur propose de tourner des portraits individuels, silencieux, que l’on voit à la fin du film. Je leur demande de se mettre en silence devant les autres. J’ajoute la seule consigne de ne pas cligner des yeux, ce qui fait venir des larmes chez certains au bout d’un moment. Ce ne sont pas des techniques de training cinématographique, mais de petits moments à eux, de concentration. Le groupe est vraiment né à ce moment-là.

Pour les plans filmés sur pied, on définit le cadre ensemble, puis ils actionnent et font le point. Au son, ils sont deux à la perche et à l’enregistreur. En même temps, les autres enregistrent la voix off, font des repérages, préparent les lieux. On collecte les images extraites d’Internet et on réalise les captures de jeux vidéo. On décide d’une voix off qui mélangera entretiens sonores et citations du livre. Cette semaine est faite de constants allers-retours entre le tournage et l’écriture du scénario et d’un séquencier. Pour le montage, on a juste le temps de dérusher. Je ne voulais pas partir sans connaître les rushes qu’ils aimaient. J’ai monté le film seul avec David Zard, mais une grande partie des décisions se sont faites avec le groupe parce qu’elles respectent le séquencier et le scénario. La plus grande liberté qu’on a prise a été d’utiliser la séquence de relaxation en ASMR comme voix off principale.

C’est un film d’atelier, écrit et réalisé collectivement, mais présenté comme un film de Vincent Pouplard. Comment penses-tu ta place de réalisateur dans un cadre comme celui-là ?

Je ne suis pas le seul auteur de ce film et c’est important de le dire. Évidemment, c’est toujours un peu délicat. Le cadre préexistant laisse peu d’espace pour affirmer cette démarche collective. J’ai, bien sûr, pensé le film plus que les jeunes qui l’ont réalisé. J’occupe la place de celui qui suit cette création du début à la fin. D’où le fait que j’aime bien me déplacer avec les films et expliquer le processus de fabrication, dire : « On va essayer de travailler nos envies communes, mais j’en serai le grand architecte, si ça vous va. » Il arrive que le résultat soit mitigé, que je sente qu’il ne s’est rien passé.

Ces films-là, j’essaie de ne pas les diffuser. Ce n’est pas intéressant si les gens ne sont pas contents.
Le cinéma appartient au collectif, se fabrique toujours à plusieurs mains. J’ai débuté en tant qu’assistant sur des plateaux. J’ai vite compris que sans travail d’équipe, un très beau plan n’existerait pas. En documentaire, les personnes filmées ont une certaine maîtrise, sont un moteur. Sinon, elles sont de simples objets d’une forme pré-éditorialisée. Pour moi, ce n’est pas ça, l’écriture documentaire. Pour que cela fonctionne, il faut un désir commun pour trouver la bonne manière de raconter quelqu’un.

Le film s’inscrit dans la pratique d’un cinéma qui sert à autre chose qu’à lui-même, valorise l’expérience de fabrication en soi. Comment envisages-tu cette dimension ?

Faire un film est une façon de proposer au groupe l’expérience la plus juste possible, qui leur fasse du bien. Une richesse déborde forcément du film. Par exemple, quand j’ai voulu qu’il y ait des lieux extérieurs dans le film, j’imaginais des espaces d’émancipation. Un des jeunes nous a parlé d’une sablière : un endroit merveilleux que personne ne connaît, juste à côté de leur quartier, avec une petite forêt autour. On a improvisé un tournage là-bas. Ce n’est peut-être pas la séquence la plus réussie, mais ça a été un bon moment pour eux, et certains y sont retournés plus tard. Il fallait garder cette séquence. Je ne fais pas ce film-là uniquement pour mon plaisir ou celui des spectateurs. S’il est réussi, tant mieux, mais ce qui se passe pendant l’atelier est très important : on refait le monde, on discute. Comme avec l’éducation populaire, on s’enrichit mutuellement. Dans l’atelier, je me positionne en cinéaste mais aussi en pédagogue. J’essaie de leur transmettre mon plaisir à faire des films et l’idée qu’ils sont capables d’en faire eux-mêmes.

Propos recueillis par Alix Tulipe, le 12 août 2021.