Intra Terrestre

Dans la vallée d’Almería, on ne parle pas de vie. Une voix vient d’un autre monde : un humain nous raconte son chemin entre les murs de plastique. Oussama. Le vent s’échappe d’un four, il rentre dans la gorge, 50 °C. Ici, les corps sont étrangers. Il circule dans une étendue de sable sous perfusion. Une base militaire, un poste-frontière ? Au détour d’une tente, un cortège sombre s’emballe. Sa danse est déchirante et libre, criante de volonté d’envol.

Au premier abord, ton film pourrait donner l’impression d’être le portrait d’un lieu, mais le personnage d’Oussama tient une place centrale dans le récit. Comment s’est passée votre rencontre ?

Je vais à Almería pour la première fois en 2015, pour des raisons qui n’ont rien à voir avec l’écriture d’un film. J’y rencontre Oussama qui me parle de sa traversée de la Méditerranée, de son arrivée en Espagne et à Almería, de ses conditions de travail. Il me guide dans les kilomètres de serres, dans ce désert transformé artificiellement pour devenir le grenier de l’Europe. Ce lieu m’a tout de suite happé. L’année suivante, quand je retourne à Almería, Oussama n’est plus là. Comme beaucoup de travailleurs là-bas, il était de passage et est parti aussi vite que possible. Je rencontre alors d’autres personnes qui partagent avec moi leurs expériences, leurs histoires d’exil. Ils ont les mêmes salaires – 33 euros par jour, les mêmes conditions de travail que celles décrites par Oussama. Son récit devient alors collectif et anonyme. Oussama est la personne qui m’a permis d’entrer à Almería et qui reste la figure centrale du film.

Dans les paysages que tu filmes, les humains se manifestent « en creux ». Comment as-tu construit cette présence-absence ?

Cette absence renvoie d’abord à celle d’Oussama. Elle décrit aussi le manque de représentation des travailleurs d’Almería ; aujourd’hui, de nombreux reportages et films portent sur cet endroit, mais au début de mon travail ce n’était pas le cas.

La question du corps, de celui d’Oussama et des autres habitants du lieu, était pour moi centrale et très complexe. L’anonymat est au cœur de beaucoup de mécanismes quotidiens à Almería : les travailleurs sont invisibles, ils n’ont aucune existence sociale, aucune place dans la société européenne. Pour ne pas subir les représailles de leurs employeurs, ils évitent de témoigner à visage découvert. C’était le cas aussi pour Histoires de la plaine (2016), où j’interroge des paysans argentins qui subissent les effets néfastes des cultures de soja transgénique. Je cherchais un dispositif qui ne participe pas à l’invisibilisation, qui corresponde à la complexité de cette situation, tout en trouvant une incarnation.

Le film donne l’impression d’une fouille archéologique d’Almería, dans laquelle on plonge de plus en plus profondément. Comment s’est construite ton approche cinématographique dans ce lieu inhospitalier ?

Ma recherche commence parce que je sens qu’il y a un souci dans le fonctionnement de cet endroit. Je suis partie de cette intuition, pour ensuite la creuser, et enlever des couches les unes après les autres.

Oussama est l’un de mes films les plus courts, alors qu’il a été le plus long à réaliser : je suis retournée dans la vallée en 2016, 2017, 2018, et le montage s’est étalé sur plusieurs années. Le film résulte d’une réflexion à tâtons, d’un travail d’épure, pour atteindre le stade minimal où je sens que je ne peux rien enlever de plus.

La voix d’Oussama, par exemple, est construite sur de nombreuses strates. Je l’ai écrite à partir des souvenirs de mes discussions avec lui, mais aussi en m’inspirant des récits d’autres travailleurs d’Almería. Les descriptions sont simples, minimales elles aussi. Il s’agit de témoigner de leur quotidien à travers des éléments concrets : la paie, les horaires, les tâches à accomplir. Parce que chaque geste est compté, je voulais donner les chiffres, sans qu’ils saturent la parole. Ces choix sont directement issus de cette longue exploration d’Almería : en-dehors des rencontres, j’ai passé beaucoup de temps à conduire, à marcher, à chercher des points de vue, à comprendre l’organisation du paysage. Je circulais dans ce labyrinthe, cet espace qui se répète, se ressemble, rempli d’impasses. Après un certain temps, j’ai fini par ne plus m’y perdre.
Je voulais filmer une matière terrestre : les variations du béton, les rayures dans le plastique, les grillages en métal, les bassins, les touffes d’herbe. Cette échelle humaine, ancrée au sol, s’est constituée grâce à la caméra, qui détermine la distance avec ce que je filme : je travaille avec un objectif 50 mm qui correspond à peu près à l’œil humain (sauf pour le premier plan du zoom). Je cherchais un point de vue à la fois extérieur et subjectif, comme un regard qui se déplace, qui traverse le lieu.

Devant tes images, j’ai pensé à la «théorie du paysage 1» de Masao Adachi, et à la charge politique qu’il donne aux lieux. Dans ton précédent film, Histoires de la plaine, tu mets en regard l’exploitation des corps avec l’empoisonnement des terres de Colonia Hansen, en Argentine. Si les paysages sont le produit des activités humaines, ils semblent également engendrer leurs propres objets, leurs propres histoires.

Je suis sensible à l’idée que le paysage incarne les personnages qui le traversent et les oppressions qu’ils y subissent. En ce moment, je fais un travail de repérage sur l’effondrement d’une montagne dans les Alpes suisses. Pour moi, le cinéma a ce rôle-là : raconter la violence et la dureté de l’exploitation des corps et des paysages. Ce constat de dévastation des lieux habite de plus en plus ma recherche, là où mes premiers films abordent davantage la question de la mémoire collective (Chair de ta chair, 2004). Une amie m’a dit récemment que je filmais de la « science-fiction du réel » ; ce n’est pas quelque chose que je cherche, mais cette sensation vient des lieux eux-mêmes, qui traduisent toujours plusieurs époques en même temps.

Oussama m’évoque une scène de théâtre vide, dans laquelle des personnages invisibles circulent. Avant de réaliser des films, tu as travaillé en tant que metteuse en scène et dramaturge au théâtre et à l’opéra. De quelle manière cette expérience influence ton travail aujourd’hui ?

Effectivement, ma formation et ma pratique de théâtre ont beaucoup influencé celle que j’ai du cinéma. Même si ce sont deux approches diamétralement opposées : le cadre de la scène est au départ un espace vide qu’on remplit avec un décor, des acteurs, des lumières, des sons… Le cadre du cinéma documentaire contient d’emblée tout et il s’agit d’enlever, d’épurer, de guider le regard. Dans le cas d’Oussama, il ne reste qu’un paysage habité fantomatiquement par des êtres, des histoires, dont la voix narratrice est l’incarnation. Entre les murs d’Almería, le spectateur imagine des scènes qu’il a déjà vues ailleurs : des serres de tomates et de poivrons en plein désert, des travailleurs migrants à vélo croisés sur le bord des routes dans les campagnes de France et d’Italie… Entre le théâtre et le cinéma, reste finalement ce cadre, constamment débordé, qui s’élargit vers un hors champ imaginaire où d’autres vies, d’autres histoires, s’agrègent.

Propos recueillis par Baptiste Verrey, le 16 août 2022


  1. Masao Adachi, dans le scénario de A.K.A Serial Killer (1969) écrit que les paysages, quels qu’ils soient, sont des expressions du pouvoir politique dominant : « Tous les paysages que nous voyons au quotidien, et surtout les beaux paysages reproduits sur carte postale, sont fondamentalement liés à une figure du pouvoir dominant. »

Rechercher avec la caméra

Kumjana Novakova, vous êtes enseignante-chercheuse, programmatrice au Pravo Ljudski Film Festival (Sarajevo) et cinéaste. Comment accordez-vous ces différentes démarches ?

La programmation et la réalisation sont deux types de recherche en profondeur, liées à des pratiques sociales et culturelles, qui théorisent toutes deux la question du langage. Grâce à la recherche, la création apporte sa contribution au débat politique et social, là où une vision plus classique du cinéma d’auteur arriverait avec de grandes idées et les poserait sur la table. Cet espace d’échange ne peut venir que du terrain.

Avec Guillermo Carreras-Candi comme coréalisateur, vous avez passé sept ans à Srebrenica (Bosnie) pour préparer votre film, Disturbed Earth. Quel a été le point de départ de votre recherche ?

Mon premier voyage à Srebrenica date de 2013. En Yougoslavie, la culture cinématographique était très forte, et depuis les années 1950, presque chaque village avait son cinéma. Ils ont été détruits pendant la guerre, donc il y avait un grand besoin de renouer avec cette culture. Avec le Pravo Ljudski Film Festival, nous organisions des projections dans de petites villes, et l’une d’entre elles était Srebrenica. Je n’étais jamais allée là-bas et je ne connaissais de ce lieu que son sens collectif, le génocide de 1995, un symbole du pire de ce qui a été commis durant le conflit. Comment, en tant que programmatrice, entrer dans cet endroit, cette ville qui avait perdu un tiers de sa population, qui avait été complètement rasée, qui avait besoin de repartir de zéro ? Nous avons projeté une comédie de Charlie Chaplin. Le parc était plein, et la projection a été très émouvante, très forte. Guillermo et moi avons eu envie d’y retourner pour faire une recherche sur l’espace grâce à la caméra.

Le génocide de Srebrenica, en comparaison avec d’autres crimes de guerre en Bosnie-Herzégovine, a l’avantage d’avoir été jugé par des tribunaux. On sait qui a fait quoi, quand et pourquoi. Ces questions restent parfois sans réponses dans d’autres endroits où l’on ne connaît pas le nombre de tués, où les criminels restent au pouvoir. Cependant, le dilemme : « Peut-on faire de la poésie après Auschwitz ? » se pose à Srebrenica. Guillermo et moi étions prêts à abandonner le film à tout moment pour privilégier l’opportunité que nous donnait la caméra de comprendre l’espace, la nature, la vie sociale et culturelle ; pour, en quelque sorte, appartenir au lieu.

Deux de vos trois personnages, Srecko et Mirza, qui combattaient dans des armées opposées, sont représentés en voisins. Pouvez-vous expliquer ce choix ?

Dans les Balkans, il est crucial de ne pas répéter les mécanismes de division ethnique qui ont été à l’origine du conflit. Lors de la crise de la fin des années 1980, les divisions ethniques ont été imposées par le discours politique, et une part importante de la population les a intégrées. Mais la ville de Srebrenica contient aujourd’hui une telle variété de trajectoires individuelles qu’il est impossible de dire : « Il est Bosniaque et victime, il est Serbe et coupable. » En faisant le portrait de Srecko, Mirza et Mejra, nous souhaitions montrer la complexité de la vie à Srebrenica plutôt que d’identifier chacun à son groupe ethnique. En représentant quelqu’un comme membre d’un collectif avant de le considérer comme une personne, avant de prendre le temps de développer son histoire, on le fait ressembler davantage encore à « un Serbe » ou « un Bosniaque ». Il n’est pas honnête de réduire une personne à son expérience durant la guerre.

Une vidéo iconique montre Ratko Mladić, colonel serbe condamné pour crimes de guerre, parlant à des gens qui doivent être évacués dans un bus. Comment avez-vous sélectionné les archives ?

Il était indispensable de reconstituer les différents moments du génocide dans le film. La guerre de Bosnie a été entièrement filmée. Chaque armée avait son JRI et les images servaient à l’instruction militaire, à la propagande, à documenter les combats. Face à ces archives, nous nous demandions : peut-on réutiliser des images faites par un soldat, en particulier s’il appartient à une unité paramilitaire qui a persécuté des centaines et des milliers de personnes ? Il nous importait beaucoup de penser des formes qui ne seraient pas des approches coloniales de l’archive, de la représentation de la guerre et du trauma.

Nous nous sommes adressés au Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, à La Haye, qui avait constitué un énorme centre d’archives. J’ai passé sept ou huit mois à visionner ces vidéos. Nous avons décidé d’écarter les archives individuelles et de n’utiliser que ces preuves judiciaires : non parce qu’elles permettraient de « voir » ce qui s’était passé, mais parce que la solidité de ces preuves nous autorisait à nous exprimer de manière très subjective.

Ces images d’archives donnent une direction au récit. Elles montrent les premiers entraînements de soldats avant la guerre, tout près de Srebrenica. Un professionnel vient expliquer à des enfants, recrutés localement comme soldats, le maniement des armes. Puis, les années passent, 1992, 1993, 1994, 1995 et la dernière archive date du 31 décembre 1995 à Srebrenica. La guerre est finie, les accords de Dayton viennent d’être signés le 14 décembre, mais les criminels de guerre sont encore libres. Ratko Mladić est présent à la fête, il célèbre la Grande Serbie. Tous sont encore en uniforme.

Votre film présente quelques rares passages de témoignages seulement, chez Mirza et Mejra, chacun portant une signification collective plutôt qu’individuelle. Pourriez-vous expliquer comment ce choix a pu se faire ?

L’une de nos règles était de ne pas perturber l’équilibre que les habitants s’étaient construit au bout de tant d’années. Peut-être qu’ils vivent encore dans les cauchemars, mais cette lutte est la leur. Nous ne pouvons arriver dans leur vie et, simplement parce que nous souhaitons exprimer un pan de leur expérience, déstabiliser leur fonctionnement par le tournage, risquer de les heurter à chaque projection du film, encore et encore. C’est pourquoi nous nous sommes interdit de poser des questions. Nous cherchions plutôt à être à l’écoute des moments où les personnes avaient besoin de dialoguer, où ils nous sollicitaient. Je partage la même culture, la même manière de percevoir la vie qu’eux et même si c’est très difficile, je sais combien il est important d’alléger la situation, de prendre de la distance pour rester dans le présent.

Mirza, qui a perdu presque toute sa famille, parlait tout le temps de la guerre. Très peu de survivants sont revenus vivre à Srebrenica ; la plupart ont déménagé ailleurs en Bosnie. Il vit juste au-dessus du mémorial. Les visiteurs lui demandent le récit de la guerre. Mais qui s’intéresse à lui, au-delà de ce récit ?

Srecko, lui, n’a parlé qu’une seule fois. Son frère et lui ont été mobilisés dans l’armée serbe. Après quatre années de guerre, il se retrouve dans un pays qui ne ressemble en rien aux promesses que lui servait la propagande. Lorsqu’ils ont été attaqués, le père, la femme et les enfants de Srecko ont fui par la porte arrière de la maison pour aller en Serbie. Tous leurs biens ont été détruits, il ne leur reste que deux photos d’avant la guerre. La femme de Srecko a pu m’expliquer leur fuite en détail. Mais Srecko n’a dit que cela : « S’ils revenaient aujourd’hui me mobiliser, sachant ce qui allait se passer, je préférerais mourir que de les suivre. »

Nous ne pouvions nous permettre d’être hypnotisés par ces drames individuels. Le trauma collectif d’une guerre est complexe, il faut arrêter de défendre un camp plutôt qu’un autre si l’on veut créer un espace partagé, où tout le monde puisse vivre, où les spécificités de chacun soient respectées. À ces conditions, seulement, il sera possible de dialoguer. Et selon moi, la création d’un espace partagé ne peut s’opérer qu’en silence.

À côté de ces fragments de témoignages, vous exprimez vos réactions, votre point de vue.

Quand nous avons commencé le montage avec les images que nous avions tournées, le film n’apparaissait pas. Nous avons alors ajouté les archives, qui relient le destin individuel de nos personnages à l’histoire collective. Puis, nous avons ajouté ma voix sur des cartons, afin de faire entrer notre subjectivité dans le film, sans imposer de vérité générale : il n’y a rien de tel à Srebrenica.

En France, en Allemagne, partout en Europe, beaucoup de gens ont des images mentales de la guerre sans être jamais venus en Bosnie. Pour moi, Srebrenica représente un peu la même chose. C’est un lieu que j’ai connu d’abord à travers les images du génocide, et son passé est devenu le mien. Puisque nous avions pris la responsabilité de la mémoire de nos personnages – leur mémoire était devenue la nôtre –, nous devions trouver un langage qui puisse transmettre nos émotions. Nous avons voulu représenter la possibilité de se souvenir d’évènements qui ne nous sont pas arrivés.

Comment représenter un trauma collectif dans un film ? Comment mener une discussion sur des enjeux si complexes ? La forme filmique est fermée. La seule possibilité de laisser la place aux autres pour remettre en question ton point de vue vient du langage cinématographique. Ça rend très difficile la tâche d’évoquer des sujets si brûlants – si brûlants qu’ils ne seront peut-être jamais résolus. Jyoti Mistry et moi cherchons toutes deux à inventer notre propre langage, marginal, ouvert à toutes sortes de subjectivités, et féministe, en rejetant celui de la monoculture occidentale.

Propos recueillis par Gaëlle Rilliard, le 16 août 2022

Calme ce bruyant délire

Le film s’ouvre avec le récit d’un drame qui est survenu dans ta vie, pendant tes études de cinéma – une relation basée sur de nombreux mensonges, et la mort de ton ex-copain. Ces événements récents t’amènent à replonger dans ton passé à travers des images de ton enfance. Comment as-tu tracé le chemin entre ces différents récits ?

J’avais déjà commencé quelques années plus tôt à m’intéresser à mon histoire familiale, marquée par plusieurs traumatismes. C’est à cette période que ma mère m’a montré ces images d’archives. Les discussions sur mon enfance existaient déjà entre nous avant les événements avec mon ex-copain. Au moment de sa mort, j’ai eu besoin de comprendre pourquoi j’avais été aussi aveugle : comment j’ai pu être capable de rester presque dix ans avec cet homme, qui était en fait un étranger ? Y a-t-il quelque chose en moi, qui date de plus longtemps, et qui a rendu cette situation possible ? On n’est pas coupable de subir des traumatismes, mais on porte une certaine responsabilité : ma constitution fait que j’ai d’autres limites, je me mets plus facilement en danger que d’autres, qui percevraient tout de suite un danger. D’une certaine manière, ce qui m’est arrivé avec mon ex-copain est lié à l’histoire qui se cache dans ces images de mon enfance. C’est cette quête qui m’a poussée à interroger ma mère, à analyser les images d’archives. Dans cet événement récent, ce sont mes sœurs qui se sont sacrifiées pour me protéger. Ce sont des mécanismes que nous avions déjà appris dans l’enfance, et qui se sont réactivés.

Il s’agit de ton film de fin d’études. On comprend qu’il devait exister, à l’origine, un film de fiction. Quel lien y a-t-il entre ce premier film jamais réalisé, et Soraya Luna, principalement constitué d’images d’archives ? Pourquoi avoir choisi de faire exister cet autre film dans ton prologue malgré tout ?

Quand j’ai commencé ce master de réalisation, je voulais faire un film de science-fiction, une fable inspirée de mon histoire familiale, avec la petite fille dont je parle au début du film. Le cœur de l’histoire était finalement le même, décliné dans un autre univers.

J’étais en train d’écrire cette fiction au moment où l’histoire avec mon ex est arrivée. Le sujet et les questions que j’avais envie de poser existaient déjà, mais cet événement m’a fait comprendre qu’il fallait s’écarter de la fiction parce que la vie réelle est déjà complexe, romanesque, absurde. La décision de faire un film documentaire s’est alors imposée, même si ça nous mettait, ma famille et moi, en péril. J’ai compris qu’il fallait que j’utilise les éléments les plus forts, ces images familiales, pour raconter l’histoire de façon personnelle.

Tu as pourtant intégré à la narration des scènes de fiction, qui offrent une lecture dédoublée, étrange, des images d’archives. Comment as-tu pensé l’écriture de ces scènes ?

J’étais frappée que personne ne perçoive la violence de ces archives quand j’ai commencé à les montrer autour de moi. Elles portaient pour moi une ambiguïté, cette sensation bizarre d’intimité et de danger. C’est très subtil, tellement spécifique à ma famille que ça ne se voit pas. Cela pose aussi une question de cinéma, celle du regard présent derrière la caméra. Pour révéler ce que les archives portent en elles, j’ai voulu produire un autre type d’images qui devait contrebalancer ce regard du filmeur. En tant que réalisa- trice, ces scènes que je mets en place sont aussi une réponse, celle de mon regard sur ces enfants, ou celle d’une caméra bienveillante et inoffensive.

Tourner des scènes de fiction répondait aussi à l’envie de reconstituer le décor de mon enfance, pour plonger dans le passé. Les trois actrices sont une sorte d’incarnation des sœurs qu’on voit dans les archives. Au tournage, j’ai voulu leur donner une existence dans le présent pour créer un trouble dans le temps. Comme dans un scénario, je leur ai donné un rôle : je leur ai demandé d’imaginer qu’elles étaient en colocation, sans parents, comme trois amies. Elles apparaissent protégées, isolées, comme dans une tour.

C’est par le biais d’une de ces scènes que tu fais exister la parole de ta mère. Elle surgit de manière inattendue dans la fiction lors d’une conversation téléphonique étrange avec les trois actrices. Est-ce un moyen détourné de l’interroger ? De la confronter ?

J’ai organisé cette rencontre, un peu bizarre, entre les trois actrices et ma mère, parce que j’avais besoin de révéler son existence en tant que figure parentale. Dans mon imaginaire, un peu fantastique, le père est un fantôme, invisible et tout puissant, qui peut accéder à toutes les chambres. Dans le passé, la mère a quelque chose de charnel, mais dans cette scène, elle aussi devient un spectre, présente uniquement par sa voix, qui arrive, comme ça, de nulle part. Elle est un personnage intrigant, mais presque trop ambigu pour que je lui donne la parole sur l’expérience des enfants.
J’ai hésité à lui donner plus de place, parce qu’elle est la seule adulte qui se souvient. Mais ses souvenirs, comme les miens, sont tordus et très marqués. Ma mère porte aussi une responsabilité parentale. Dans les images, elle forme un binôme étrange avec cette personne derrière la caméra. C’est une adulte qui ne dit rien, qui ne fait rien. On sent une sorte de complicité, mais aussi de mépris envers la caméra. Dans ce contexte de violence domestique, ce personnage de mère est en même temps une victime. Je voulais qu’elle existe dans le film pour qu’elle puisse le dire elle-même. Je ne voulais pas qu’elle en dise plus, parce que tout ce qu’elle aurait pu raconter risquait de nous détourner du point de vue des enfants. Mais il fallait quand même qu’elle puisse parler, en étant elle-même, sans jouer, de façon directe et sincère, pour ne transmettre que le nécessaire.
Cette séquence entre ma mère et les trois filles n’a pas été écrite, c’est plutôt une rencontre que j’ai provoquée. Il y a aussi eu un travail de préparation psychologique et émotionnelle, avec ma mère surtout, parce qu’elle est très sensible. J’avais besoin de savoir à quel niveau elle avait envie de participer au film et de partager ces images d’archives qui sont aussi les siennes. Avec les trois filles, on a passé beaucoup de temps à parler de la complicité entre enfants, du foyer. Ensuite je leur ai montré les archives. Je voulais comprendre ce que des enfants, disons « normaux », pensent de ces images. Et quand Libe demande : « Pourquoi on ne voit jamais le père ? » c’est sa question à elle.

Il y a une simultanéité et une grande proximité entre les événements de ta vie et la réalisation du film. On imagine que cela a forcément eu des effets et un impact autour de toi. Comment as-tu appréhendé cela ? Est-ce que cette dimension a eu une influence sur le film pendant sa réalisation ?

Le film m’a donné beaucoup d’énergie. J’étais en même temps dans un processus de création et de survie. Suite à ces événements, j’ai traversé un état assez radical qui m’a permis de prendre des décisions très sincères. J’avais conscience du risque. Je savais que ça allait bousculer des choses dans ma famille, surtout avec ma mère. Mais je pense que le chaos et la destruction peuvent aussi renouveler les relations.
Je voulais que le film laisse exister ces sensations brumeuses liées au traumatisme – de colère et de tristesse, de déconnexion avec la réalité – qu’on ne sait pas nommer. Il fallait que je m’empare de mes émotions, très fortes, très pures, tout en essayant de m’en éloigner pour les maîtriser. J’ai écrit ce récit pour raconter quelque chose qui va au-delà d’une expérience personnelle, dans laquelle les spectateurs et spectatrices peuvent se retrouver. Je me suis dit à ce moment-là que c’était plus important que ma relation avec ma mère.

La voix off, ta voix, se place à l’endroit du sensible, du ressenti plus que de l’explicite.

Ce n’est pas une écriture logique, qui explique clairement la situation. Elle est plus proche du regard d’un enfant qui ne comprend pas ce qu’il se passe, mais sent que quelque chose est étrange. Ce trouble constitue le cœur du film. Quand je travaille, je dessine sur un papier des courbes émotionnelles. Je savais déjà quelles sortes de courbes de tension je voulais faire traverser. Au montage, on a cherché ce qui faisait le rythme du film, en réduisant et en simplifiant pour ne garder qu’une voix off très sobre avec le minimum de mots et d’information. Comme des panneaux qui indiquent la direction à suivre et guident par touches.
Pour écrire cette voix off, il a fallu comprendre et accepter qu’elle devenait celle de la protagoniste principale du film et n’était plus la mienne. J’ai écrit un arc pour elle. C’est à ce moment-là que j’ai compris qu’il fallait qu’elle chante à la fin du film. On l’entend déjà chanter dans les archives, un peu timide. C’était le développement logique du personnage vers la liberté : la petite fille est devenue adulte et chante cette chanson d’amour, qui me touchait par sa simplicité et sa fragilité. Pendant le montage, il y a un moment où le film commence à te regarder. Ce n’est plus toi qui décides, c’est la forme du film qui s’impose. Tu deviens acteur pour servir le film.

Tu dirais que le film t’échappe par endroits ?

Oui, bien sûr. Par exemple, je ne m’attendais pas à ce qu’il soit si silencieux et si sérieux. C’est étrange, j’ai porté ce récit qui, à un moment donné, a commencé à prendre son autonomie. C’est comme un Frankenstein. Il a pris des parties de moi, de ma vie, pour se renforcer et continuer à exister tout seul. C’est fort comme façon de travailler, j’ai trouvé ça beau. Donner un peu plus de place au film, lâcher prise peut enrichir aussi la manière de faire du cinéma.


Propos recueillis par Alix Tulipe, le 19 août 2022.

Peurs sur la ville

Entretien avec Antoine Dubos

Dans La Cité de l’ordre, vous filmez des élèves policiers dans leur formation pour devenir gardiens de la paix. Filmer cette institution implique la question cruciale de l’accès. Comment avez-vous obtenu les autorisations pour filmer?

J’ai entendu parler de l’école de police de Oissel en Normandie par une amie comédienne. Elle jouait une citoyenne de la ville dans leurs simulations. Sa description des jeux de rôle avec les forces de l’ordre et leur décor particulier en pleine forêt proche de Rouen m’avait intrigué. Les premières demandes d’autorisation faites en 2014 ont finalement abouti après un an. Après les attentats de 2015, ils ont fermé l’accès à l’école et le projet a été mis en pause pendant trois ans. J’ai refait les demandes en 2018 et pu commencer les repérages en mars 2019 et le tournage à l’automne.

Il s’est déroulé sur toute une année, quatre jours par mois, pour suivre au mieux le rythme de leur scolarité. J’ai posé le cadre qui pouvait me donner le plus de marge de manœuvre. Par exemple, je n’ai mené aucun entretien filmé avec les formateurs ou avec les élèves. Je n’ai filmé ni les salles de cours ni la vie quotidienne et j’ai concentré le tournage sur les exercices des jeux de rôle. Cela les a rassurés. La matière était déjà conséquente et ça m’a offert beaucoup de liberté.

Le travail du cadre est minutieux. La caméra semble toujours placée au bon endroit et au bon moment. On ne peut pas s’empêcher de penser au rôle de la caméra dans la performance des élèves.

Les élèves et les formateurs ont conscience de la présence de la caméra, mais ils se trouvent déjà dans un jeu de rôle où d’autres élèves regardent l’exercice. J’ai eu l’impression que ma caméra renforçait la mise en scène initiale. Comme les élèves rejouent plusieurs fois les simulations, je pouvais anticiper où positionner la caméra et, à vrai dire, je n’ai pas cherché le naturel. J’ai préféré révéler la façon dont les corps des élèves deviennent des corps d’acteurs dans le décor de cette école. En suivant la chronologie de la formation, la caméra devenait le témoin de comment le corps de l’élève policier s’endurcissait pour devenir un corps qui allait contraindre. L’objectif était que les spectateurs ressentent une évolution dans leur appréhension de l’institution policière, à mesure que s’accroît le rapport des élèves avec la violence.

Par exemple, le module « tuerie de masse » est une séquence significative. On y voit des élèves policiers filmer la scène avec leur portable témoignant de leur désir d’héroïsation. Cette simulation avait quelque chose de très manichéen avec une frontière bien établie entre les gentils et les méchants et ils décident de filmer cette scène-là. Le film a aussi pu capter leur propre rapport à l’image et à la caméra.

Justement, le film cherche à comprendre comment les formateurs et les élèves construisent un imaginaire autour du rôle de la police dans la société. Dans votre dispositif, le public peut l’observer à la fois quand les policiers s’entraînent à être policiers, mais aussi quand ils sont dans le rôle des civils.

Les figurants de la ville sont maintenant joués par les élèves eux-mêmes. Tout se fait très vite. Un formateur annonce qu’il cherche d’autres élèves pour jouer un mari violent ou une femme battue. J’ai été marqué par le fait que les figurants soient appelés des « plastrons ». Dans le jargon policier, il s’agit des silhouettes humaines qui servent de cible pendant les entraînements de tirs. L’emploi de ce mot est significatif d’un imaginaire qui n’est pas questionné.
Ensuite, les débriefs après les exercices peuvent être assez longs, mais restent extrêmement techniques. La grande majorité du temps, les remarques sont factuelles et concernent le placement d’un élève ou la position d’une partie du corps. Pour déplier ma petite musique, j’ai sélectionné au montage les évaluations des exercices où les formateurs insistent sur la question de la sécurité des policiers. La création d’un sentiment de paranoïa me semble une des clés majeures pour comprendre cette institution.

Vous accordez une attention particulière à ce décor aux allures à la fois de sitcom et de paysages tout droit sortis des œuvres d’Edward Hopper. Comment avez-vous travaillé pour faire exister cette ville comme personnage à part entière dans le film ?

Le décor créé par l’école est passionnant. Il est construit d’après l’imaginaire d’un village qui par définition n’existe pas. Il y a le petit centre-ville avec sa pharmacie, ses deux bars, son commissariat, sa bijouterie, son Champion – comme si tout ça existait dans la même rue. S’y ajoutent les institutions en trompe-l’œil comme la mairie.

Le choix des affiches a aussi du sens. Par exemple, celle du commissariat, sur laquelle un policier à vélo et un petit garçon regardent vers l’horizon. Cette photo nous informe sur l’image que la police veut renvoyer d’elle-même, une image ici un peu vieillotte, des années 1980, 1990. La naïveté de ces représentations crée toutefois un malaise : derrière ce vernis, cette ville ne vit que pour les problèmes qu’elle pourrait rencontrer. Chaque élément est appréhendé du point de vue de la délinquance et de la nécessité de contrôle.

L’école se trouve dans un très grand hangar militaire qui résonne énormément. Nous avons travaillé trois semaines à ajouter des sons qui n’existaient pas dans ce décor en carton-pâte pour accentuer l’impression de faux réalisme. Par exemple, pour le trompe-l’œil de la mairie, on a recréé le son de cette petite fontaine qu’on voit à l’écran. À cette couche sonore s’ajoute le travail sur la musique. Camille Lloret-Linares a composé un thème de film noir pour le début puis Teddy Elbaz a transformé ce thème pour aller petit à petit vers la science-fiction. Le son travaille aussi le western dans certaines séquences. En jouant sur les genres et les représentations qui leur sont associées, on apporte une épaisseur émotionnelle dans la manière de ressentir la ville.

Vous disiez que le projet du film a débuté en 2014. Depuis, de nombreux évènements ont bouleversé la place de la police dans la société française. Ces dernières années, les débats se sont accentués autour des violences policières. Comment votre film a-t-il évolué au gré de tous ces éléments d’actualité et ont-ils eu une conséquence sur ce que vous avez filmé ?

L’actualité a traversé le film sans trop modifier la manière de le fabriquer. La question des gilets jaunes a peut-être été l’une des plus saillantes. Quand j’ai commencé à filmer, nous étions au début des mobilisations. L’ambiance était légère à l’école, le module de simulation « violences urbaines » était un peu comme une récréation. Quand j’ai filmé le même module un an plus tard, après les actes des gilets jaunes tous les weekends, j’ai senti que les élèves policiers abordaient la formation de manière très différente. Il y avait un sérieux et une gravité parce qu’ils savaient qu’ils allaient se trouver sur le terrain face à eux. Dans une séquence, un élève policier, dans le rôle d’un civil ajoute : « Si j’avais été blanc, jamais ça ne se serait passé comme ça. » D’autres filment les scènes de contrôle des policiers, rappelant les enjeux de la loi « sécurité globale ». Ces thèmes sont abordés par l’institution sans grande réflexion, mais plutôt comme des artifices de scénario qui donnent plus de réalisme aux situations.

Je savais dès le départ que le film porterait sur la question de la mise en scène. Au travers des jeux de rôle, je voulais explorer le fantasme que la police a d’elle-même, mais aussi quelles images elle a de la société. Je trouvais ce rapport à la projection fascinant. Je voulais résister au fait de vouloir intégrer l’actualité dans le film.

Propos recueillis par Léonard Cortana le 18 août 2021.

Dire simplement ce qui s’y passe

Entretien avec Annik Leroy

Chacun de vos films – Berlin, Vers la mer, Tremor – est l’occasion d’un voyage. Quel est votre point de départ ?

Je n’ai jamais la sensation de voyager – même si c’est faux puisque je me déplace en Europe. Ces déplacements sont liés à des moments où je suis interpellée, de façon tout à fait émotionnelle, par un lieu, une architecture, des gens. Par exemple, j’ai découvert Berlin en accompagnant un groupe de performeurs belges. J’ai été sous le choc en voyant cette ville, le mur, toutes les traces de la guerre. Je voulais comprendre cette histoire qui nous entourait avec le mur. Pour Vers la mer, c’est différent. Après la chute du mur, j’ai saisi cette possibilité de tout à coup passer les frontières. Un des choix importants du film est justement de ne pas marquer ces frontières pour que l’on passe d’un pays à l’autre de manière floue, à travers le changement des langues.

Vos trois films sont habités par une même histoire, celle de l’Europe du vingtième siècle. Comment envisagez-vous cette écriture de l’histoire?

L’Europe est marquée par les traces des guerres qui nous ont précédées. Dans Tremor, il y a les Flaktürme, ces tours antiaériennes en béton construites par les nazis. Plusieurs sont encore debout à Vienne. Elles sont là, au bout de la rue, indestructibles. Ce sont des traces extrêmement fortes d’un passé qu’on se doit d’interroger, je pense, car il nous constitue.

En même temps, les films construisent toujours des décalages. Avec Julie Morel – la monteuse qui a travaillé avec moi pour Tremor, et m’a accompagnée dans les tournages –, on s’est attachées à trois rêves lus par Ingeborg Bachmann, dans un enregistrement de son roman Malina (1971). Ils évoquent le rapport extrêmement dur qu’elle a eu avec son père et le fait qu’il s’était enrôlé dans l’armée nazie. On a monté cet enregistrement avec les paysages filmés en Islande. Il n’y pas de rapport direct entre les deux, c’est une proposition pour faire entendre ces textes, les faire résonner. Je cherche par là à amener une vision plutôt que de passer par la notion d’information.

Le choix du noir et blanc a aussi à voir avec ça. La couleur me semble souvent banale, elle renvoie à quelque chose de donné. Les films dans lesquels la couleur prend une signification particulière sont rares. Ce goût du noir et blanc vient certainement de ma pratique de la photographie. Je le vois comme une façon d’amener une vision plus spécifique, qui échappe à un certain réalisme. Mes préférences vont du côté d’un réalisateur comme Béla Tarr, chez qui le noir et blanc est quelque chose de magique et exprime un univers intérieur propre à son cinéma.

Vos films sont élaborés à partir de matériaux très hétérogènes. Comment s’élabore l’écriture de vos films ?

Pour moi, l’écriture d’un film est une recherche, une aventure, rien ne doit être figé. Accumuler des documents (musiques, livres, sons) donne des pistes de tournage. Après un premier tournage, on regarde la matière, puis on se questionne, on se demande si on a vraiment tout ce qu’il faut. Pour Tremor, j’ai pu faire plusieurs allers-retours. Ne pas être obligée de tout tourner d’un coup sur une durée déterminée me permet de garder une disponibilité à laquelle je tiens. Pour le montage, c’est pareil, on fait des interruptions. Cette alternance entre les tournages et les moments de montage me permet d’avoir un espace de réflexion, me donne une grande latitude. J’ai besoin de questionner sans cesse ce que je fais, pour être toujours en route.

On sent une forme de patience dans la manière dont se fabriquent vos films. Cette façon de travailler a-t-elle un lien avec le fait de tourner en pellicule ?

Avec la pellicule, on travaille différemment qu’en vidéo. La bobine fait trente mètres, c’est-à-dire maximum trois minutes. On est dans un autre rapport au temps, on réfléchit autrement avant de faire un plan. Il faut savoir où se placer, quand lancer la caméra pour ne pas rater trop de bobines – aussi pour des raisons

économiques. C’est intéressant de se dire qu’au moment où l’on va tourner, c’est ce plan-là qu’il faut faire et pas un autre. Évidemment, il faut certaines conditions, une latitude du côté de la production. On s’installe, on réfléchit et on prend son temps. Si les nuages ne sont pas comme il faut, le soleil trop par là, on revient le lendemain.

Je n’avais que cinq heures de rushes pour Tremor, ce qui est très peu par rapport à des films en numérique. Je trouve ça bien, ça permet de se concentrer beaucoup plus. Par exemple, dans Vers la mer, les moments de conversation n’ont jamais été extrêmement longs, probablement parce qu’on les avait bien préparés. Les premiers entretiens sont souvent très expansifs, donc il faut suffisamment discuter au préalable, pour trouver le détail, la question qu’on veut extraire. La personne qu’on veut amener devant la caméra doit être en confiance pour arriver, au tournage, à quelque chose de condensé, à ne parler que de ce détail et pas plus. Je suis très attentive à cela.

Quand j’ai commencé à faire du cinéma, tout le monde travaillait en pellicule. Le 16mm est par excellence le format des gens qui font du cinéma documentaire expérimental, parce que c’est un format moins contraignant que le 35 mm. On est confronté aujourd’hui à l’impossibilité de terminer un film en pellicule et de pouvoir le projeter en 16 mm, parce que les projecteurs ont disparu des salles. C’est vraiment une contrainte actuellement. Pour Tremor, on a monté à partir des rushes numérisés. La matérialité de l’image pellicule reste malgré tout sensible dans le film, ce qui m’a rassurée.

La matière sonore constitue un élément très important dans le mouvement des films, qui mélangent des voix d’origines très variées, de la musique, des ambiances… Quelle place occupe ce travail de tissage entre les différents types de son?

J’adore les sons d’ambiance, donc, à part les archives, tous les sons sont faits sur place, même s’ils ne sont pas nécessairement synchrones. L’important est de saisir la sonorité d’un lieu, d’une personne. Au montage, ce travail pour traduire, intensifier, décortiquer les atmosphères prend beaucoup de temps. J’aime appuyer ou répéter certains sons. Pour le montage de Tremor, avec Julie Morel, nous nous sommes beaucoup interrogées sur la manière d’utiliser les matériaux sonores. Il y avait énormément de voix et nous avons cherché à ce qu’il n’y ait pas de hiérarchie entre elles. La voix de Pasolini coexiste avec celle de ma mère, qui vient d’un milieu très simple, racontant ses cauchemars. Je tiens à ce mélange de gens d’origines extrêmement différentes, avec des paroles et des trajectoires qui se trouvent, dans le film, toutes aussi importantes les unes que les autres. Puis, j’ai vraiment voulu que la musique soit physiquement présente, alors j’ai proposé à un ami pianiste d’être dans le film. Il joue une des suites pour piano de Scelsi, qui fait écho à l’Italie et à Pasolini.

Avez-vous la volonté de laisser une grande place au spectateur ou à la spectatrice ?

Des associations d’idées se forment, qui sont tout à fait compréhensibles pour moi et vont peut-être paraître plus ésotériques à d’autres. Après les projections, certaines personnes piochent un élément en oubliant la moitié du film, ne pensent qu’à cette séquence-là ou à cette musique-ci et commencent à déployer quelque chose de leur propre expérience, de leur propre vécu. Des éléments conscients et inconscients se juxtaposent dans une sorte de montage personnel du film. Ça permet d’échapper au cinéma documentaire parfois un peu rigide dans sa conception, à force d’être dans l’explication et l’information. Et puis, j’aime bien perdre un peu les gens, laisser une part de mystère.

Propos recueillis par Lola-Lý Canac et Alix Tulipe le 3 août 2021.

Titre extrait de Malina, Ingeborg Bachmann, 1971

Entretien avec Vincent Pouplard

Peux-tu nous expliquer dans quel cadre ton film, Les Veilleurs, a été produit ?

Le film s’est fait dans le cadre d’un atelier de réalisation qui fait partie d’un programme pédagogique, « Que faire ? », mis en place par le BAL et son pôle d’éducation à l’image. L’artiste invité soumet un constat à un groupe de jeunes, pour l’interroger collectivement : « Que faire à partir de ce constat ? »

L’ambition est de travailler à l’échelle nationale avec différents types de structures. Sans donner un regard exhaustif sur ce qu’a à dire la jeunesse, quelque chose se dégage tout de même.

J’ai pu choisir l’endroit où je voulais travailler. Vivant à Nantes, je ne connais pas très bien les villes de taille moyenne et leur sociographie m’intéressait.

Château-Thierry est une sous-préfecture de dix mille habitants, avec ses frontières sociales et ses particularités. On a travaillé avec un centre social de la partie haute de la ville, qui rassemble des quartiers plutôt populaires. Une France qui a peu voix au chapitre, finalement.

Quelles ont été les étapes du projet ?

Ma proposition partait du livre de Jonathan Crary, 24/7. Le capitalisme à l’assaut du sommeil. Fabien Oliva et Clément Simon, qui suivent le programme, jouent un peu le rôle de producteurs. Il existe un vrai positionnement dans ce programme : l’atelier s’écrit et se réfléchit comme un film, avec une note d’intention. Le groupe est préparé en amont : il rencontre une conférencière sur l’image ; Fabien et Simon leur expliquent comment va se dérouler le tournage ; puis je commence l’atelier par deux jours de repérages et d’écriture. Ensuite, il y a une semaine de tournage, pendant laquelle je suis assisté au son par Gil Savoy. Le budget, assez confortable, permet d’avoir une semaine de montage et de terminer la postproduction.

Comment les jeunes se sont-ils approprié le livre de Jonathan Crary ?

Le groupe est très hétérogène, avec une grande disparité d’âge (entre 12 et 19 ans). Je leur fais part de quelques constats du livre : le rétrécissement de la moyenne du temps de sommeil, le fait que le sommeil perturbe la marche du monde néolibéral, le récit du bruant à gorge blanche, cet oiseau qui peut voler plusieurs jours sans dormir, l’amélioration des performances, le mode veille, etc. Ces éléments nous permettent de réfléchir ensemble au scénario. Au bout d’un moment, j’essaie de les faire discuter dans le noir, en commençant à les enregistrer. Je les plonge dans une expérience inhabituelle pour que le cadre ne soit pas trop scolaire non plus.

Les plus âgés sont plutôt à l’aise avec la problématique développée dans le livre, sur la manière dont ils occupent leur temps de sommeil. Deux d’entre eux ont été veilleurs de nuit, donc ils ont cette conscience que la terre ne s’arrête jamais de produire ni de consommer et que le sommeil est un territoire intime fragilisé. Cette idée parle moins aux plus jeunes, qui par contre racontent très facilement leurs rêves, ce qu’ils font de leurs nuits et comment ils adorent essayer de dormir le plus tard possible, parce que c’est ce qu’on fait quand on est enfant.

Le lendemain, on fait des entretiens sonores. On passe une demi-heure en tête à tête. En plus de récolter leurs paroles, cela me permet de les rencontrer. Grâce à ce temps-là, je partage quelque
chose avec chaque personne. Je ne divulgue jamais ce qui s’est dit en entretien. Cette sorte de secret entre nous tisse une confiance. J’ai besoin de cette complicité pour avancer dans le groupe. À la fin des deux jours, le seul élément du scénario était d’avoir pour guide un personnage insomniaque, qui marche la nuit, et qui aura plusieurs visages, parce qu’ils ont tous envie de jouer.

De quoi sont chargés les jeunes au tournage ? Filment-ils en plus de jouer ?

Il n’est pas simple d’occuper tout un groupe de dix-sept. Le premier jour, je leur propose de tourner des portraits individuels, silencieux, que l’on voit à la fin du film. Je leur demande de se mettre en silence devant les autres. J’ajoute la seule consigne de ne pas cligner des yeux, ce qui fait venir des larmes chez certains au bout d’un moment. Ce ne sont pas des techniques de training cinématographique, mais de petits moments à eux, de concentration. Le groupe est vraiment né à ce moment-là.

Pour les plans filmés sur pied, on définit le cadre ensemble, puis ils actionnent et font le point. Au son, ils sont deux à la perche et à l’enregistreur. En même temps, les autres enregistrent la voix off, font des repérages, préparent les lieux. On collecte les images extraites d’Internet et on réalise les captures de jeux vidéo. On décide d’une voix off qui mélangera entretiens sonores et citations du livre. Cette semaine est faite de constants allers-retours entre le tournage et l’écriture du scénario et d’un séquencier. Pour le montage, on a juste le temps de dérusher. Je ne voulais pas partir sans connaître les rushes qu’ils aimaient. J’ai monté le film seul avec David Zard, mais une grande partie des décisions se sont faites avec le groupe parce qu’elles respectent le séquencier et le scénario. La plus grande liberté qu’on a prise a été d’utiliser la séquence de relaxation en ASMR comme voix off principale.

C’est un film d’atelier, écrit et réalisé collectivement, mais présenté comme un film de Vincent Pouplard. Comment penses-tu ta place de réalisateur dans un cadre comme celui-là ?

Je ne suis pas le seul auteur de ce film et c’est important de le dire. Évidemment, c’est toujours un peu délicat. Le cadre préexistant laisse peu d’espace pour affirmer cette démarche collective. J’ai, bien sûr, pensé le film plus que les jeunes qui l’ont réalisé. J’occupe la place de celui qui suit cette création du début à la fin. D’où le fait que j’aime bien me déplacer avec les films et expliquer le processus de fabrication, dire : « On va essayer de travailler nos envies communes, mais j’en serai le grand architecte, si ça vous va. » Il arrive que le résultat soit mitigé, que je sente qu’il ne s’est rien passé.

Ces films-là, j’essaie de ne pas les diffuser. Ce n’est pas intéressant si les gens ne sont pas contents.
Le cinéma appartient au collectif, se fabrique toujours à plusieurs mains. J’ai débuté en tant qu’assistant sur des plateaux. J’ai vite compris que sans travail d’équipe, un très beau plan n’existerait pas. En documentaire, les personnes filmées ont une certaine maîtrise, sont un moteur. Sinon, elles sont de simples objets d’une forme pré-éditorialisée. Pour moi, ce n’est pas ça, l’écriture documentaire. Pour que cela fonctionne, il faut un désir commun pour trouver la bonne manière de raconter quelqu’un.

Le film s’inscrit dans la pratique d’un cinéma qui sert à autre chose qu’à lui-même, valorise l’expérience de fabrication en soi. Comment envisages-tu cette dimension ?

Faire un film est une façon de proposer au groupe l’expérience la plus juste possible, qui leur fasse du bien. Une richesse déborde forcément du film. Par exemple, quand j’ai voulu qu’il y ait des lieux extérieurs dans le film, j’imaginais des espaces d’émancipation. Un des jeunes nous a parlé d’une sablière : un endroit merveilleux que personne ne connaît, juste à côté de leur quartier, avec une petite forêt autour. On a improvisé un tournage là-bas. Ce n’est peut-être pas la séquence la plus réussie, mais ça a été un bon moment pour eux, et certains y sont retournés plus tard. Il fallait garder cette séquence. Je ne fais pas ce film-là uniquement pour mon plaisir ou celui des spectateurs. S’il est réussi, tant mieux, mais ce qui se passe pendant l’atelier est très important : on refait le monde, on discute. Comme avec l’éducation populaire, on s’enrichit mutuellement. Dans l’atelier, je me positionne en cinéaste mais aussi en pédagogue. J’essaie de leur transmettre mon plaisir à faire des films et l’idée qu’ils sont capables d’en faire eux-mêmes.

Propos recueillis par Alix Tulipe, le 12 août 2021.

Langues errantes

Entretien avec Elitza Gueorguieva

L’eau et les rêves

Camarade d’université de la réalisatrice Élitza Gueorguieva, Aliona écrit un roman sur
son père disparu quand elle était enfant. Il avait fui la Biélorussie dès que cela avait été possible pour aller construire un bateau en Turquie. Naufragé, son corps n’a pas été retrouvé. Aliona se met en quête d’images. La mémoire est aussi mouvante et insaisissable que la mer. « Mes souvenirs changent à chaque fois que je pense à lui », dit-elle. Aliona ouvre les yeux sous l’eau, scrute ce qui remonte des abysses, cherche à y voir celui qu’elle aime encore vivant. Dans cet espace, Notre endroit silencieux donne corps aux fantasmes ou aux apparitions. Le petit voilier s’avance vers la plage. C’est peut-être celui de son père, le fantôme du Hollandais volant ou un morceau de rêve oublié.

Charlotte Ferchaud


Comment s’est faite ta rencontre avec le personnage de ton film?

Aliona et moi nous sommes rencontrées au cours de nos études en Master de création littéraire. J’avais d’abord fait des études de cinéma. À vrai dire, je ne voulais pas faire du cinéma. Je voulais écrire, mais on m’avait dit que c’était impossible sans maîtriser parfaitement le français. Je me suis mise à faire des films en me disant que je n’aurais pas besoin de parler. Ce qui s’est révélé complètement faux, car il faut beaucoup écrire les films !

Nous étions les deux étrangères du groupe, ce qui a créé tout de suite une sorte de connivence entre nous. On plaisantait du fait qu’on nous confondait tout le temps, on mélangeait nos prénoms, et en plus on écrivait toutes les deux des

romans sur nos enfances respectives. On s’étonnait de la proximité de nos expériences, même si nos écritures étaient très différentes. Le tournage a duré de 2014 à 2019. La camaraderie s’est donc construite sur cette durée.

Le film dialogue avec le texte d’Aliona sans en être une adaptation au sens strict. Comment vos histoires ont-elles résonné l’une avec l’autre?

J’ai connu ce texte quand il était à l’état de brouillon. La langue d’Aliona me parlait beaucoup. J’ai tout de suite eu envie de l’accompagner et de faire de l’image avec son texte. Je n’ai jamais vraiment pensé à l’adapter, j’étais plus intéressée par l’expérience qu’on vivait, c’est-à-dire une première expérience d’écriture dans une autre langue.

Le texte d’Aliona activait chez moi une certaine nostalgie par rapport à ce décor qui est aussi celui de mon enfance, même si ça se jouait dans un autre pays. Mais une fois sur place, j’étais très déstabilisée : je retrouvais beaucoup d’éléments de ces pays communistes qui se ressemblaient fortement, mais en Bulgarie, c’est du passé. Il n’y a plus de statues de Lénine en dehors des musées, les rues ont été renommées, et on ne célèbre plus la Révolution d’Octobre. Or, le hasard a fait que je suis arrivée à Minsk le jour de sa commémoration. Partout,

il y avait ces grands panneaux rouges très communistes, qui ont provoqué chez moi une tendresse pour le passé doublée d’une certaine claustrophobie. À Minsk, c’est le présent. J’ai alors pris la mesure des décalages entre nous, et expérimenté une forme d’inquiétante étrangeté. Celle-ci s’est aussi manifestée dans les premières images que j’ai tournées seule avec une caméra 5D prêtée, avec laquelle je peinais à faire le point. C’est la seule partie strictement documentaire du film, où on a cette émotion de la découverte, des débuts ; Aliona me guidait dans les lieux de son enfance et je regardais cette ville qu’elle-même regardait à travers son écriture.

Le film suit un itinéraire à la recherche d’une mémoire à réinventer. Comment ont surgi les éléments fantomatiques qui peuplent le film?

Le film passe par les endroits qui sont importants pour Aliona. En Turquie, où son père a disparu ; en Espagne où vit sa sœur ; chez sa mère, qui travaille à Vilnius et en Russie. C’est une famille très éclatée. Cela dit quelque chose de notre condition d’Européen·nes de l’Est, de pays en crise : on se construit toujours en s’imaginant vivre ailleurs. Nous sommes habitué·es à être perdu·es dans un espace sonore où se mêlent les langues maternelles et les langues d’adoption, mais aussi d’autres langues comme pour Aliona l’espagnol ou même le turc et pour moi le russe. Je ne crois pas au monolinguisme. Ce film est très errant, aussi bien dans sa recherche formelle que dans ses lieux de tournage et ses langues. Dans Notre endroit silencieux, le silence est une image qui touche à l’identité et à l’endroit où l’on se trouve dans toute cette errance, linguistique ou géographique. Il s’agit de se créer un espace, par l’écriture, où se réinventer et se poser en quelque sorte.

Quant aux fantômes, c’est le travail

sur la mémoire qui nous y confronte. Le tournage nous a offert beaucoup de résonances avec le réel, nous avons accueilli des petits miracles. Par exemple, nous croisions sur la route ces hommes qui évoquaient les gestes du père.

Le film parle de la question de la déterritorialisation et du fait de vivre dans une langue majeure, mais d’en avoir une pratique minoritaire. Cette position à la marge est-elle

un effet recherché, un lieu que vous entretenez ?

Écrire dans une autre langue, c’est choisir des contraintes volontaires. Nous recherchons toutes deux l’étrangeté dans l’expression. Notre littérature est une recherche linguistique. Dans nos textes, on a beaucoup préservé les formulations, les expressions, les manières de dire qui viennent de nos langues et c’est quelque chose que j’expérimente dans les deux sens. Je suis en Bulgarie depuis trois semaines et mes ami·es me disent : « Ce que tu dis, on ne le dirait pas comme ça en bulgare, mais je comprends ce que tu veux dire. » Cette condition d’être entre plusieurs langues nous accompagne tout le temps. Nos langues sont impures. Mon bulgare n’est plus celui de ma langue maternelle. La syntaxe russe d’Aliona est étrange, car elle parle la plupart du temps en français. Nos accents en français font qu’on ne peut jamais être assimilées, on reste étrangères. Cette étrangeté et ce flottement sont nos endroits silencieux.

Comment se sont agencés les différents niveaux de textes, entre ta voix hors champ, ta parole écrite sur l’image, la voix off faite d’extraits du roman d’Aliona?

Il ne m’a pas semblé nécessaire d’apparaître à l’image. Un dialogue se crée à travers la caméra et l’espace filmique, entre une artiste qui en regarde une autre. Je voulais le prolonger sans occuper la voix off. Parfois, j’ai traduit par le texte inscrit à l’image des conversations qu’on a pu avoir pendant le tournage. Pour la voix off, on a travaillé la lecture pendant des années pour trouver la justesse de la voix. Je donnais une intention, beaucoup d’indications, des conseils de lecture.

Le film donne l’impression d’un dialogue intime, l’équipe technique est discrète, au point qu’on a la sensation que vous n’êtes que toutes les deux. Comment as-tu été accompagnée dans la production du film?

Ce film a pu se faire dans de bonnes conditions. J’ai été accompagnée de technicien·nes, mais je leur ai parfois demandé de nous laisser seules. Notamment lors de la semaine de tournage final dans l’appartement, qui apparaît tout au long du film, et qui peut sembler être la plus « cinéma direct ». Aliona n’est pas du tout comédienne, elle peut être timide, renfermée. J’avais envie de capter cette fragilité, de retrouver le moment intime de nos premiers échanges et une certaine vérité dans ce processus de création littéraire. Il a fallu s’asseoir par terre, oublier la caméra, tourner à toute heure du jour et de la nuit, et reconstruire cette réflexion pour le film.

Propos recueillis par Ewen Lebel-Canto, Clem Hue et Alejandra Soto Chacón le 20 août 2021.

Imprimer tient à de petites choses

Entretien avec Isabelle Sauvage, éditrice et imprimeuse

Éditrice au sud de Morlaix, en Bretagne, Isabelle Sauvage imprime également des livres d’artistes sur une ancienne presse typographique. Sa maison d’édition a publié plusieurs livres de Christiane Veschambre : Versailles Chantiers ; Basse langue ; Écrire. Un caractère et dit la femme dit l’enfant (2014, 2016, 2018 et 2020).

Dans Nulle part avant (2019), Emmanuel Falguières filme les mots de Christiane Veschambre. L’une et l’autre dialogueront au cours du séminaire « Écrire ». Dans Nulle part avant, Emmanuel Falguières filme sa mère. Enfant, elle a longtemps résisté à apprendre à lire. Ce monde « de petites lettres noires sur du papier blanc » la chassait, dit-elle devant la caméra, « du paradis perdu de ses sensations enfantines ». La formule est « apprendre à lire », mais elle résistait à apprendre à écrire, à tracer des lettres pour savoir les reconnaître. Elle se refusait à ce que quelque chose doive s’inscrire.

Inscrire
Enregistrer, garder trace de quelque chose. Au fig. [En parlant d’une réalité abstraite] Laisser une empreinte indélébile (dans l’esprit, la mémoire). Synonyme imprimer.


Habituellement, le métier d’éditrice est séparé de celui d’imprimeuse. Vous exercez ces deux métiers. Pour vous, qu’est-ce qui se joue dans le fait d’« inscrire » les mots dans la matière ?

Nous sommes trois collaborateurs (avec Alain Rebours et Sarah Clément) pour les « éditions courantes » qui concernent les ouvrages à plus grand tirage, comme ceux de Christiane Veschambre, imprimés en offset ou en numérique à l’imprimerie de Bretagne à Morlaix. Je suis seule à m’occuper des livres d’artistes, imprimés sur presse typographique dans mon atelier avec des caractères en plomb. Mais les ouvrages imprimés à l’extérieur portent la trace de ce travail propre à l’atelier typographique sur leur couverture, marquée d’une « macule » (taches d’encre ou essais d’impression typographique). Alain Rebours a un CAP typographie. De mon côté, je me suis formée sur le tas dans des ateliers d’imprimeurs-typographes. L’attention propre au métier de maquettage et d’impression des livres tient à de petites choses qui forment la régularité et l’équilibre de la page : veiller à ce que les lignes ne soient pas trop longues, sinon l’œil ne parvient plus à lire, à ce qu’elles ne « tirent » pas… Il n’existe pas trente-six mille recettes.

Vous imprimez des livres d’artistes où les images et le texte ont une égale importance. Dans Sommes, par exemple, vous avez choisi d’imprimer les images sur votre presse, grâce à des clichés zinc. Ceux-ci sont montés, comme les caractères en plomb, sur des semelles typographiques. Que vous permet cette technique?

La première motivation est d’imprimer moi-même les images. J’ai une presse pour le texte, alors j’essaye de l’utiliser pour l’image. Lorsque je fais imprimer des images en offset, ou par n’importe quel autre procédé, elles semblent rapportées, puisque je dois les insérer d’une manière ou d’une autre dans le livre, avec ou, dans le meilleur des cas, sur les feuilles en imprimant le texte « autour » de l’image reproduite. Mais surtout j’aime cette méthode, car en général une reproduction donne un résultat un peu froid – même s’il est magnifique. Avec la presse typographique, les choses dansent un peu, les images deviennent des tirages uniques, puisque aucune ne sera exactement comme celle d’avant ou d’après.

Dans Sommes 1, la définition des photos, la trame du cliché étaient très fines, et pour avoir le détail, je devais nettoyer très souvent. Il fallait ensuite le temps que ça sèche… J’essayais d’aller vite et ce qui m’arrangeait du point de vue du temps m’arrangeait aussi du point de vue du résultat : les photos charbonnaient par endroits, donnaient un aspect gravure. En imprimant les textes au plomb, il se joue la même chose. Comme les caractères sont petits, ils se bouchent et peuvent devenir illisibles.

En imprimerie, la composition d’une page dans un livre a-t-elle à voir avec la composition d’une image d’une photographie, d’un cadre ? Par exemple, sur chaque page du livre de Christiane Veschambre, Écrire. Un caractère, la dernière ligne laisse un espace blanc subsister avant le folio. Au fil des pages, ce blanc installe un rythme, imprègne la lecture.

Le regard, l’approche visuelle compte pour que la page « tienne ». Il y a de la mise en scène dans la mise en page, de la création d’espace, une occupation du blanc. Le choix de laisser une marge importante dans Écrire. Un caractère (et dans l’ensemble de nos livres) vient d’Alain Rebours. Certains nous reprochent d’accrocher le texte aussi haut. Au-delà de l’aspect visuel, c’est une question de confort : la marge permet de placer le pouce et d’être bien installé en lisant. Dans les livres d’artistes, je travaille de cette manière sur le pliage. À propos de Simon Hantaï, Didi-Huberman2 dit qu’il y a un anachronisme dans le pliage. En soulevant, en dépliant, en repliant, les temporalités coexistent. Les gestes de la lecture modèlent notre souffle, permettent de respirer, comme lorsqu’on coupait les cahiers d’un livre. Ça ne se fait plus, mais c’était une manière d’entrer dans la lecture. Ce genre de détails importe.

Écrire. Un caractère a un format à la française – sa hauteur dépasse sa largeur – mais en miniature. Comment la réception d’un texte est-elle modifiée par le format d’un ouvrage ?

Christiane écrit de la poésie en prose.

Or, la poésie fait peur. Les gens se sont arrêtés sur une forme, celle qui est enseignée à l’école peut-être… Un petit format rassure. Écrire. Un caractère correspond au principe du livre de poche : il a la taille de la main, on peut l’emporter avec soi. On veut publier des ouvrages avec lesquels on vit, qui nous accompagnent. Au début, on a un peu forcé les textes à entrer dans ce format ; depuis, on travaille une deuxième taille, plus grande, qui permet aux textes qui le nécessitent de se déployer.

Le format d’un livre doit cadrer, circonscrire une voix à un moment particulier, pour former une unité. Chaque texte a sa propre respiration, est un bloc en soi ; j’aime le découvrir pour lui-même. Les grosses sommes, les anthologies de cinq cents pages peuvent rebuter. Rassembler plusieurs textes dans un ouvrage ne rend pas toujours service à la voix qui s’entend derrière chacun d’entre eux. En tout cas, former un tel recueil est difficile.

Lorsqu’on est en présence d’un manuscrit qui se tient, qui existe, il s’impose, par sa justesse, sa singularité. Quelqu’un nous emmène dans un endroit précis qui n’appartient qu’à lui ou à elle, sans être parasité par de multiples voix. Christiane Veschambre reprend toujours le même terreau, elle travaille sur quelque chose qui est en elle, elle creuse tout le temps, toujours plus ; et depuis qu’on la connaît, c’est important pour nous de l’accompagner.

Propos recueillis par Gaëlle Rilliard le vendredi 13 août 2021.

  1. Éditions isabelle sauvage, collection « singuliers pluriel », 2018.
  2. Georges Didi-Huberman, L’Étoilement. Conversation avec Hantaï, Les Éditions de Minuit, 1998.

Je ne souhaite pas figer le cadre

Ouahib Mortada et Lo Thivolle parlent de Mineurs

Chimigrammes • Beauté vue de haut • Francesca Veneziano

Le générique achevé, des images reviennent sur l’écran. En pleine nuit, un groupe d’hommes traverse les rues désertes, scandant un hymne à leur ville, Jerada, dominée par sa montagne d’anthracite. Ville sinistrée depuis la fermeture de la mine, condamnée à voir ses enfants risquer leur peau dans des descenderies clandestines. Ville où naquit le syndicalisme marocain, où flambe encore la fierté ouvrière. Cette manifestation, repoussée hors du film, pourrait être la signature des mineurs posée à côté de celle du réalisateur Ouahib Mortada. Car il n’a cessé de nous faire entendre leurs voix, tantôt fustigeant les ministres, tantôt prenant à partie le cinéaste : « Va plutôt voir tous ceux qui dorment et se gavent de l’argent de tous ces pauvres. » Apostrophe vigoureuse qui exige d’exposer les coupables plutôt que les victimes, de démasquer l’imposture du monstre afin d’y reconnaître nos humaines turpitudes. À ce risque qu’il y a à démêler l’écheveau des responsabilités, à focaliser les regards vers les puissances de nuire, Ouahib Mortada préfère le courage de l’oralité, de la lokans1. En nous emmenant sur cette voie parallèle, il nous propose une autre manière de former notre jugement.

Le film Mineurs a été réalisé au sein du collectif Numer0 Zer0. Pourquoi ce choix ?

Ouahib Mortada : Si nous avons choisi avec Numer0 Zer0 de travailler ensemble à faire du cinéma, c’est pour créer d’autres sens. Ce n’est possible qu’en arrêtant de suivre toujours les mêmes chemins. C’est pourquoi ce film qui au départ n’avait aucunement l’intention d’appartenir à un genre ou une forme particulière (enquête, reportage, archive…) est devenu peu à peu un essai.

Lo Thivolle : Quand nous nous sommes rencontrés avec Caroline Beuret et Ouahib Mortada, en 2008, Ouahib portait seul son projet au Polygone étoilé, ce cinéma international de quartier situé à La Joliette à Marseille. Nous n’avions pas fait d’école et il nous était nécessaire d’apprendre en faisant, auprès de gens qui avaient une certaine expérience, mais surtout avec qui nous avions des affinités. Un collectif s’est mis en place avec Jérémy Gravayat et David Yon. Depuis, nous proposons des ateliers, des projections et des résidences. Numer0 Zer0 est à notre image : il nous permet de défendre l’autoproduction et Dérives.tv l’autodiffusion.

O. M. : Nous nous sommes associés avec DocMa au Maroc pour défendre les intérêts de futurs projets documentaires dans notre région. La production du documentaire au Maroc a beaucoup progressé en quantité et en qualité au cours des dix dernières années. Pourtant, le documentaire reste le parent pauvre du métier de cinéaste. Nos parcours sont semés d’embûches de toutes sortes qui entravent l’aventure filmique. Il est impossible d’obtenir les autorisations de tournage quand notre projet se fait hors du cadre des commandes télévisuelles ou de structures de production et de diffusion officielles. Sans parler de la rareté des fonds engagés pour la préproduction. Les frais sont généralement assumés par les cinéastes du début à la fin. Il faut être doublement fou pour s’atteler à cet exercice.

Même en autoproduction, on ne peut pas être à tous les endroits de la chaîne. Je suis auteur du film. Lo et Caroline m’ont accompagné toutes ces années, respectivement à la production et au montage, pour que je reste fidèle à mon idée de départ. Les premières images datent de 2004. J’ai montré certains de ces rushes au Polygone étoilé. Je traduisais au fur et à mesure en français ce qui se disait en arabe, pour que le public comprenne ce qui se tramait dans chaque séquence. J’ai continué à filmer jusqu’en 2009. En 2016, nous avons eu une bourse pour une résidence de montage à Béjaïa. Caroline et moi avons repris cet accompagnement des images par ma voix, ce passage entre l’arabe et le français. Je pense en arabe et écris en français, je réfléchis en français et traduis en arabe… C’est dans cette torsion que se produit le langage documentaire. Cette première mouture du montage m’a convaincu de porter mon choix sur une version originale en arabe. Votre langue marocaine chemine côte à côte avec l’image, pour évoquer une histoire, un imaginaire. Le choix de passer par le conte a-t-il une dimension culturelle ?

O. M. : Comme d’autres cinéastes, je dois travailler ma langue d’origine pour qu’elle parle autant à des francophones qu’à des arabophones. Un mot mal placé peut suffire pour que je sois, moi marocain, mal compris d’un algérien. La langue est une frontière solide. Au contraire, le conte a permis depuis longtemps aux gens de se rassembler, même s’ils parlaient des dialectes différents. En se jouant de la langue, le conteur trouve le moyen de se faire comprendre. Pour transmettre les émotions que l’on a en traversant ce village, même si chaque génération dit des choses différentes, le conte parle à tout le monde, et les générations s’accordent.

L. T. : Dans tout conte, il y a un fond de vérité qui permet de revenir aux origines de notre histoire. Ouahib, enfant, écoutait les mères raconter le mythe de Ben-Nes-Nes : « Cette montagne est dangereuse, si vous y allez un monstre va mutiler vos bras, vos corps. N’y allez pas ! » Ce monstre, il n’existe pas et en même temps, il existe. L’image fortement contrastée, parfois en faible définition, tremble, saute, comme si elle subissait la chaleur, les sursauts de la terre. Comment ce choix est-il né ?

O. M. : J’avais peur, car je filmais sans aucune autorisation. Or ces sites sont surveillés par une sorte de mafia. Les mineurs avaient besoin de se livrer et je ressentais beaucoup de joie à pouvoir les filmer. Alors, je ne coupais jamais la caméra. J’écris comme je parle, je filme comme je me déplace, dans un mouvement perpétuel. Je ne souhaite pas figer le cadre sur une réalité soit-disant uniforme ; la réalité est conflictuelle et contradictoire. Je veux capter la charge émotionnelle liée à l’histoire de la mine. Les habitants de Jerada ne vivent pas les choses de la même manière que ceux qui ne connaissent pas son passé. La ville ne retient pas assez leur attention.

L. T. : Caroline et moi avons été attrapés par cette rugosité de l’image. Cela racontait tout ! Ouahib filme librement, il filme ce qu’il vit : la peur de filmer les mineurs, la complexité de les filmer. Monter en respectant ce geste très brut, très vivant, tout en cherchant à le pousser encore plus loin a été un travail délicat. Mais Caroline monte comme Ouahib tourne, de manière viscérale. C’est l’avantage de ne pas avoir fait d’école.

O. M. : Ce tremblé, pour moi, ce n’est pas du cinéma ! Cela ne me plaisait pas de le garder. Ce fut un moment très tendu du montage. Je voulais raconter par des cadres posés. J’ai dû donner cette liberté à Caroline, accepter de ne pas me censurer. Finalement, ce montage dévoile plutôt qu’il ne raconte.

L. T. : Ce long travail nous a fait comprendre que certaines matières n’avaient pas leur place dans le film. Par exemple, quand Ouahib filmait l’amicale des anciens de Jerada, qui permet aux personnes qui en sont parties de se retrouver, sa caméra ne tremblait plus. Nous avons compris que ces images appartenaient à une autre histoire.

O. M. : Je ne suis pas un membre actif de l’amicale de Jerada. J’ai filmé leurs réunions et je pense que ces images vont trouver une place dans un autre film. Je collectionne les récits en provenance de confessions différentes, d’origines différentes. Il existe par exemple le récit d’un colonel fils d’un mécanicien de la mine, intitulé Djerada — le nom de la ville avant 1932. J’ai pensé Mineurs comme le premier volet d’un triptyque qui irait jusqu’à la fin des descenderies. Ce film sensibilise le public à cette situation, et cela nous donne le courage de continuer à prospecter. La création coloniale de la ville pour l’extraction minière, la manière dont aujourd’hui les pouvoirs locaux et les propriétaires des mines gèrent ces descenderies sont l’objet d’allusions. Avez-vous d’emblée choisi de ne pas aborder frontalement cette question des responsabilités ?

O. M. : C’est un choix. Je ne donne que des indices car personne ne détient la vérité sur la fin des charbonnages. Les pays les moins développés, y compris en Europe, participent encore à cette histoire mondiale de l’extraction minière. Encore aujourd’hui, en 2020, un bureau continue à embaucher des travailleurs. L’exploitation de ces descenderies clandestines est tolérée, car elle freine la fuite des jeunes loin de Jerada. Après avoir fermé une mine qui n’était plus rentable, les ministres n’ont créé aucune alternative d’emploi. Certains peuvent dire des mineurs : et bien, s’ils veulent mourir, alors qu’ils y aillent ! Mais cette phrase passe sous silence une question impossible que je cherche à poser : Comment la mission de sauvetage de la mine, claironnée partout par les décideurs, a-t-elle pu aboutir à sa liquidation ?

En 1992, le ministre de l’industrie et des mines a fait appel à un manager français, formé à Wall Street, afin de restructurer et de prolonger l’activité. Il devait surveiller les détournements. Il a décidé de jouer au sauveur : On entre dans les galeries, on nettoie les surfaces, on va voir si on peut continuer. Pour redresser la mine, il a appliqué une forme de pression psychologique aux mineurs, en comparant la situation à une guerre. Les sept mille employés de la mine devaient travailler nuit et jour. Des files d’attente énormes se formaient devant les bâtiments. Il a cité un philosophe anglais du XVIIIe siècle, Samuel Johnson : « La perspective de la pendaison concentre merveilleusement l’esprit. » Lorsque les rebelles de l’époque avaient à choisir entre la corde et le bagne, ils choisissaient la corde. Aujourd’hui, de petits gladiateurs continuent à se suspendre aux cordes pour descendre aux fond des puits de mine ; ils continuent à croire que pour vaincre le désespoir, il ne faut pas avoir peur de mourir. La corde, comme dernière descente.

Cependant, mon but n’est pas de dénoncer les barons du charbon mais plutôt de leur faire entendre la souffrance et les appels des mineurs qu’ils recrutent. Le film va être projeté dans la cité minière et j’espère qu’il pourra provoquer des rencontres, être acteur du changement. Je ne rêve pas de faire des films qui marchent bien, je rêve de films qui soient responsables de leurs actes. Au-delà d’un constat, le film doit traverser ce dont il parle.

Propos recueillis auprès de Ouahib Mortada et Lo Thivolle
par Gaëlle Rilliard, dimanche 9 août 2020


1 : Eddy Firmin, Je-corps et arts visuels, Voix/Voies entravées, percées émancipatrices, Tumultes n°54, Textes réunis par Décoloniser les arts, juin 2020, p. 72.

Une joie cinéphile

Federico Rossin parle d’Histoires des formes.

Cette année, Histoire de doc se transforme en Histoires des formes. En quoi cela a-t-il changé votre travail ?

Il me semble qu’il aurait été obscène de prétendre qu’il s’agit d’une année comme une autre. Histoires des formes est une méta-programmation où le spectateur est mis face au manque, à l’impossibilité de faire un festival. Pour moi c’est une manière de dire : ça n’aura pas lieu, mais ça a déjà eu lieu. Il a fallu tout repenser à partir de ce passé, regarder derrière nous mais aussi vers l’avant en créant quelque chose de nouveau : une manière de traverser l’histoire qui ne soit plus diachronique ni géographique. J’ai fait un travail de morphologue : un itinéraire qui rend compte des variations d’un même motif, d’une même typologie, comme l’essai filmique, par exemple. J’étudie la manière dont se déploie une mémoire culturelle.
C’est à la fois un hommage au travail d’autres programmateurs d’Histoire de doc comme Kees Bakker et une traversée de celles que j’ai faites, mais aussi un moment de questionnement sur le geste de programmation.
Je viens à Lussas depuis 2008 et y travaille depuis 2009. J’ai suivi comme spectateur toutes les programmations de Kees Bakker. J’ai à présent des archives conséquentes de toutes les programmations, des dizaines de milliers de films. D’habitude dans Histoire de doc, j’engage un véritable travail d’historien. Il faut à la fois étudier l’histoire du pays, l’économie, la société ; se rendre dans le pays lorsque c’est possible pour aller dans les archives, les cinémathèques. Ce voyage dans ma chambre et à l’extérieur dure environ six ou sept mois pour appréhender toute cette matière, lire, et voir six ou sept cents films par pays.
Pour Histoires des formes j’avais donc devant moi les catalogues et les archives d’Histoire de doc des années précédentes, avec l’envie de faire partager cette mémoire filmique. À partir de là, j’ai fait un travail de remémoration et de revisionnage des films.

Ce travail conséquent sur l’histoire d’un pays donne-t-il aux films que vous présentez un statut de document ?

Dans ce contexte, tous les films sont évidemment des documents. Prenons l’exemple de la RDA, car il s’agissait d’une dictature ouvertement stalinienne jusque dans les années 1960. Regardez cette ville de Karl Gass, qui défend en 1962 la construction du mur de Berlin, est l’exemple d’un film en apparence irrecevable car bourré de propagande. Avoir une lecture lente des documents me permet alors de repérer dans les films la marge de manoeuvre qu’ont les réalisateurs malgré la censure. Certains éléments dénoncés dans le film — la présence d’anciens nazis dans les institutions, l’Ouest ami du capitalisme sauvage et des Américains — apparaissent troublants de vérité aujourd’hui alors qu’on les prenait à l’époque pour de la propagande. Plus on est historien, moins les choses sont tranchées, plus il y a des nuances, plus on lit entre les lignes, dans les espaces blancs et les silences. Ce film est par ailleurs un chef-d’oeuvre formel, avec un montage pyrotechnique, eisensteinien ; pour le comprendre il faut le remettre dans son contexte et pouvoir ainsi sentir sa modernité par rapport au cinéma occidental de l’époque.

De la même façon, est-ce qu’Histoires des formes est une manière de renouveler notre regard sur l’histoire du cinéma documentaire ?

L’histoire du cinéma documentaire est encore à écrire, car le peu qui existe se borne selon moi à des cinéastes et des films que tout le monde connaît. Une telle histoire mérite un travail sur les archives qui reste à faire. On se contente aussi d’idées reçues, les frontières restent donc fermées et les films sont toujours les mêmes. La première séance d’Histoires des formes, « De la mise en scène », retrace l’histoire de l’acteur dans le cinéma documentaire. Elle mélange un film des années 1940 plutôt classique mais magistral, un film de la Pologne stalinienne des années 1950, un film de la Nouvelle Vague des années 1960. Il s’agit de balayer d’emblée une posture anti-historique qui ferait de la présence d’un acteur dans le cinéma documentaire d’aujourd’hui quelque chose d’audacieux alors que cela existe depuis L’Affaire Dreyfus de Georges Méliès. L’enjeu est de déceler les germes, les bactéries documentaires là où l’on pensait voir une vie purement fictionnelle. Je dis souvent à mes étudiants qu’il y a beaucoup plus de documentaire qu’on ne pense. Une des choses les plus importantes du métier d’historien, c’est d’élargir le corpus. Par contre, loin de moi l’idée d’effacer les frontières entre fiction et documentaire. Je tiens à me démarquer immédiatement d’une lecture postmoderne de cette séance. Je ne suis pas du tout d’accord avec l’idée que la vérité n’existe pas, que fiction et documentaire, c’est du cinéma. Comme disait Arnaldo Momigliano, la recherche de la vérité dans l’opération de l’historien est fondamentale. Une vérité existe, elle est là. En tant qu’historien ou réalisateur on doit essayer de la faire ressortir, et pour cela, peu importe la méthode que l’on utilise.

Je cherche à poser des problèmes théoriques à travers les films. Les faits rapportés dans The Silent Village de Humphrey Jennings (1943) ont existé, le massacre et les déportations ont vraiment eu lieu. Comment figurer cela ? Des mineurs du pays de Galles jouent le rôle de leurs frères prolétaires de Tchécoslovaquie pour leur rendre hommage. C’est un acte documentaire et politique extraordinaire. Attention les hooligans ! de Jerzy Hoffman et Edward Skórzewski (1955) montre que dans cette société complètement fictionnelle qu’est la Pologne des années 50, la seule manière de contrebalancer l’image lisse de la réalité véhiculée par la propagande du parti, était d’utiliser la fiction pour faire ressortir la vérité sociale du pays. Dans l’internat d’une usine textile pour jeunes filles d’Un sac de puces (1962), Věra Chytilová décide de jouer avec elles, de les placer dans la fiction pour essayer d’atteindre leur intime le plus profond. Le théâtre les protège de l’indiscrétion de la caméra et les rend libres ; la fiction détruit les barreaux de l’institution. Qu’aurait fait un documentaire télé classique ? Il aurait lissé l’image de ces filles et de l’internat. Il fallait comme un liquide révélateur dans le bain documentaire, un petit liquide fictionnel. En commençant par la mise en scène pour aller vers l’éthique, dans la dernière séance, on ouvre les frontières des possibilités ou impossibilités de faire documentaire.

Vous proposez des rapprochements parfois surprenants entre des films d’époques éloignées. Cela peut sembler contradictoire avec votre travail d’historien. Comment cette manière de construire les séances s’articule-t-elle avec votre volonté de poser des questions théoriques ?

Dans le travail d’historien il y a toujours plusieurs manières d’articuler la narration avec la recherche de la vérité. Delio Cantimori a travaillé sous le fascisme en cachant ses convictions communistes. Il disait qu’un simple historien répond à des questions sur les documents alors qu’un grand historien invente des nouvelles questions. L’invention des nouvelles questions, tout est là. Les historiens s’accordaient pour dire que les récits retranscrits durant les procès de sorcellerie au Frioul au XVIe siècle n’étaient pas fiables parce qu’extorqués sous la torture. Dans les années 1960, l’historien Carlo Ginzburg formule une nouvelle interprétation : si l’on y prête attention, entre les lignes de la confession se trouvent des traces des croyances populaires de l’époque. Ces documents méritaient un autre niveau de lecture.

C’est là qu’intervient la subjectivité de l’historien. Le corpus est là, je n’ai pas à inventer de nouveaux films, mais à essayer plutôt de poser de nouvelles questions au cinéma et au spectateur. Dissocier les films de l’histoire de leur pays et les réagencer en fonction d’axes nouveaux les fait rayonner dans de nouvelles constellations. À vingt ans j’étais critique de cinéma, aujourd’hui, je suis historien et j’écris des essais à chaque fois que je fais une programmation. L’agencement des films est une forme d’écriture et de pensée en acte. Depuis quinze ans, à travers mes programmations, mon désir a été d’ouvrir, de requestionner, pour trouver aussi un certain plaisir à raconter des histoires. Le mot qui résume cela, c’est le montage. Je construis chaque séance avec un rythme et un motif. Ce n’est pas simplement thématique, ce sont des rimes, des résonances musicales. Si on met une virgule dans un texte il y a déjà montage. Comme le remarquait Marcel Proust à propos de L’Éducation sentimentale, toute la beauté de l’écriture tient dans un blanc. Lorsque Flaubert écrit « Et Frédéric, béant, reconnut Sénécal ! » puis, après un espace blanc, « Il voyagea », c’est du montage. Dans ce blanc s’écoule des années de vie. La programmation, elle aussi, peut être à la hauteur de cela.

Votre programmation est une mise en forme par le montage de cette histoire du cinéma. Qu’est-ce que la forme ? Comment la forme entre-t-elle en rapport avec le réel ?

L’objet du cinéma documentaire c’est le réel, pas la réalité. La question centrale de mon travail d’historien du cinéma, et en particulier du cinéma documentaire, est celle du réel. C’est pour cette raison que dans Histoires des formes il n’y a pratiquement pas de cinéma direct (à l’exception de Psychodrame de Marek Piwowski). Le direct a eu le grand mérite de nous plonger dans la réalité, mais il a trop souvent oublié le réel. Johan van der Keuken affirmait ne jamais faire de cinéma direct. Le réel est ce qui surgit de la distorsion qu’opère tout regard sur la réalité. Le documentaire, ce n’est pas le document. L’enregistrement mécanique et indexical de la réalité n’est pas la garantie du documentaire. Ce qui m’intéresse, c’est le cinéma indirect, les liens dangereux du cinéma documentaire avec le cinéma expérimental et la fiction. Je ne pense pas qu’un entretien puisse épuiser la vie de quelqu’un, la pensée de quelqu’un. Il faut aborder cette vie et cette pensée avec un regard prismatique qui réagence le réel par le montage, par le travail formel d’images et de sons, car c’est ce qui donne forme et présence au visible et à l’invisible. Dans la séance « Politique de l’essai », le travail formel de Jørgen Leth (La vie au Danemark, 1971), lui permet justement de porter ce regard impitoyable de sociologue à la Baudrillard sur nos vies occidentales, nos vies en plastique, nos vies en boîte, de consuméristes. La mise en scène, le cadre, le fond noir, rendent visibles ce que des entretiens normaux n’auraient jamais pu montrer.

La forme, c’est le véritable contenu du film. Le contenu en soi n’existe pas, c’est de l’anecdotique.
Ce n’est pas uniquement l’histoire qui compte, mais aussi, comme le disait Paul Veyne, Comment on écrit l’histoire, comment on tourne, comment on met en scène les choses pour les révéler et les figurer et pas seulement les montrer. Tolstoï, pour parler de la Russie du XIXe siècle, a écrit Le Cheval. Cette nouvelle raconte le point de vue d’un cheval sur sa propre vie. Il ne comprend pas la question de la propriété privée, elle n’a pas de sens pour lui — Tolstoï était communiste, à sa manière. À nous lecteurs, ce déplacement de point de vue révèle que la propriété privée en soi est insensée. Nous voyons le monde autrement. De quel point de vue, avec quel langage, avec quelle tonalité peut-on faire résonner les choses, pour qu’elles signifient à nouveau, pour qu’elles nous apparaissent autrement ? Là se révèle la forme.

Les points de vue qu’adoptent les films opèrent non seulement des déplacements esthétiques, mais aussi éthiques. Est-ce une volonté de bousculer certaines limites que se donne le cinéma documentaire ?

Cette séance « Questions d’éthique » regroupe des films qui ont provoqué le débat, qui n’ont pas laissé indemne le spectateur. Ils s’attachent à rendre la violence, l’intime, la blessure profonde et la dévastation sociale, tout en défiant le voyeurisme, la pitié à quatre sous et la jouissance sadique du spectateur. Cela ne veut pas dire que je suis un libertin effréné et que je pense que l’on peut tout faire. Il y a des films obscènes et pornographiques que je déteste de tout mon coeur. Mais souvent, quand on entend crier au scandale à propos de films documentaires, c’est au nom d’une sorte d’idéologie documentaire, d’un moralisme victorien qui empêchent de voir les choses. Et surtout on se prive de la pensée et de la critique. Soit il est question d’éthique, soit il est question de morale. Moi je parle d’éthique. Les personnes qui posent des décalogues moralisateurs sur le cinéma appartiennent à une époque néo-stalinienne, qui malheureusement est la nôtre.

Ces trois films osent justement commettre le péché d’aller plus loin, chaque fois plus loin — cela a été le sens du remontage pour ce triptyque. Cela commence avec la froideur absolue du document photographique de Walter Heynowski dans Kommando 52 (1965). Le film regarde la mort en face. Ce film est un choc pour le spectateur, c’est certain, mais nous rappelle aussi qu’en Allemagne de l’Est, un réalisateur a tenté de montrer l’impérialisme occidental à l’oeuvre. Dans Psychodrame (1969), la position du réalisateur est très troublante : il pose des questions très dures, très âpres mais on le sent bienveillant. Il n’est pas juste voyeuriste, il aime vraiment ces filles. Le parti pris formel des gros plans en noir et blanc est magnifique. Il filme des filles dévastées mais belles. Elles sont belles parce que surgit une vérité chez elles, qui est la vérité des larmes, la vérité du cri, de la rébellion ; elle n’est pas écrasée par la caméra mais au contraire nous envahit. Dans Film noir (1971), Želimir Žilnik fait encore un pas de plus : il n’inclut pas uniquement sa voix dans le film mais aussi son corps, sa famille, son appartement, sa vie. Il fait exploser la posture du maître à penser. Selon moi, l’honnêteté de la position de chacun de ces réalisateurs est fondamentale. Là on peut parler d’éthique.

Quand on fait une programmation, on s’adresse à un spectateur implicite puis à un public. Quelle est la place du spectateur dans l’élaboration de la programmation ?

J’aime l’idée d’un spectateur venant à Lussas pour suivre Histoire de doc pendant trois jours, en suivant toutes les séances, qui sort de là avec cette bouffée de films et en même temps avec une connaissance du pays et une envie d’en savoir plus. Cela arrive souvent ! Pour que cela advienne, le mieux est de travailler chaque séance pour pousser le spectateur à aller voir les autres, le captiver. Chacune est comme un micro-chapitre du livre qu’est la programmation dans son entièreté. Elle se doit de donner l’accès le plus riche possible à la palette des formes de l’histoire du cinéma documentaire du pays.

Je pense que la programmation est une forme pour comprendre le monde, pas uniquement l’histoire du cinéma. Faire penser les films ensemble peut enrichir le regard d’un étudiant, d’un spectateur, d’un cinéphile. Le programmateur fait la même chose qu’un curator qui, par l’accrochage, propose un nouvelle juxtaposition des photographies ou des tableaux et donc une nouvelle lecture des œuvres et de l’artiste. Il redonne vie à ces images, grâce à la construction d’un nouvel axe de regard pour le spectateur qui entrera dans la salle de l’exposition et suivra ce parcours mental. Pour autant, on ne peut pas simplement arracher les objets que l’on propose à leur histoire, oublier les rayures du temps. Il ne faut pas que l’acte de remontage néglige la philologie, c’est-à-dire l’inscription d’une oeuvre dans le contexte qui lui est propre. C’est une exigence de lisibilité, sinon c’est l’arbitraire absolu. Je pense que l’enchaînement des films ne doit pas avoir moins d’ambition que cela.

En définitive, la programmation devient un acte de transmission qui a lieu dans la salle de cinéma, pendant l’échange avec le public. Quel rôle joue ce moment pour vous ?

La question pédagogique est au centre de mon travail. Le livre que j’ai composé pour accompagner la réédition du film de Vittorio De Seta, Journal d’un maître d’école (1973), est pour moi un miroir de mon travail de pas­seur – program­mateur – histo­rien. Donner au lecteur des clés sur la fabrication du film de De Seta est aussi une réflexion sur une méthode de travail et une tentative d’échapper à une position professorale qui resurgit parfois.

Lors des échanges avec le public, je suis présent et j’essaie de m’engager du mieux possible avec les connaissances que j’ai acquises les six mois précédents. L’accompagnement des films est un grand plaisir car leur agencement dans la séance produit déjà des questions de cinéma. Dans mes programmations, les interrogations factuelles existent évidemment mais les enjeux de cinéma sont au centre du débat. Voilà la vraie réussite d’un programme. Je trouve cela magnifique car on dépasse enfin le pur factuel, diachronique, pour arriver à autre chose. Si cela a lieu, c’est à mon sens parce que chaque opération que je fais vise cette transmission. Toutes les étapes doivent être lisibles, accessibles, réflexives, pour que le spectateur soit en mesure de me suivre à tout instant. En ce sens, je suis absolument brechtien. Cela se joue aussi dans le langage. D’ailleurs, je ne m’exprime pas dans ma langue maternelle. J’ai beaucoup moins d’expressions en français. En italien, je suis plus brumeux et intellectualiste. Utiliser une langue que j’ai adoptée me permet de prendre du recul. À chaque fois, l’opération que je fais doit être une méta-opération. Il n’empêche que le plaisir est important. Il y a une jouissance qui provient du cinéma et en même temps les choses sont mises à distance. C’est exactement cela, le regard de l’historien. Faire avec le cerveau m’intéresse bien plus que faire avec ses tripes. Faire avec ses tripes, pour moi, ce n’est pas démocratique, c’est même très risqué. On peut parvenir à une joie cinéphile avec cerveau et coeur ensemble.
Alors, cette année, le vrai défi est que je ne serai pas là. J’ai réalisé des enregistrements pour accompagner les séances, mais je ne serai pas présent, ni pour répondre, ni pour défendre, ni pour partager. C’est une souffrance, mais c’est aussi un miroir de la situation actuelle, qui provoque des trous, des manques, de virulentes absences. Ne pas assumer cette rupture historique ne serait pas à la hauteur de ce qui se passe, comme de ce qui s’est passé. Plutôt qu’un débat en ligne, je préfère nettement que les séances soient condensées et puissantes, qu’elles arrivent directement au spectateur, même sans médiation. Et puis, j’ai écrit ce court édito, que je pense assez aigu pour rendre lisible ce manque, et surtout ne pas le combler.

Propos recueillis par Alix Tulipe, mardi 11 août 2020.