Peurs sur la ville

Entretien avec Antoine Dubos

Dans La Cité de l’ordre, vous filmez des élèves policiers dans leur formation pour devenir gardiens de la paix. Filmer cette institution implique la question cruciale de l’accès. Comment avez-vous obtenu les autorisations pour filmer?

J’ai entendu parler de l’école de police de Oissel en Normandie par une amie comédienne. Elle jouait une citoyenne de la ville dans leurs simulations. Sa description des jeux de rôle avec les forces de l’ordre et leur décor particulier en pleine forêt proche de Rouen m’avait intrigué. Les premières demandes d’autorisation faites en 2014 ont finalement abouti après un an. Après les attentats de 2015, ils ont fermé l’accès à l’école et le projet a été mis en pause pendant trois ans. J’ai refait les demandes en 2018 et pu commencer les repérages en mars 2019 et le tournage à l’automne.

Il s’est déroulé sur toute une année, quatre jours par mois, pour suivre au mieux le rythme de leur scolarité. J’ai posé le cadre qui pouvait me donner le plus de marge de manœuvre. Par exemple, je n’ai mené aucun entretien filmé avec les formateurs ou avec les élèves. Je n’ai filmé ni les salles de cours ni la vie quotidienne et j’ai concentré le tournage sur les exercices des jeux de rôle. Cela les a rassurés. La matière était déjà conséquente et ça m’a offert beaucoup de liberté.

Le travail du cadre est minutieux. La caméra semble toujours placée au bon endroit et au bon moment. On ne peut pas s’empêcher de penser au rôle de la caméra dans la performance des élèves.

Les élèves et les formateurs ont conscience de la présence de la caméra, mais ils se trouvent déjà dans un jeu de rôle où d’autres élèves regardent l’exercice. J’ai eu l’impression que ma caméra renforçait la mise en scène initiale. Comme les élèves rejouent plusieurs fois les simulations, je pouvais anticiper où positionner la caméra et, à vrai dire, je n’ai pas cherché le naturel. J’ai préféré révéler la façon dont les corps des élèves deviennent des corps d’acteurs dans le décor de cette école. En suivant la chronologie de la formation, la caméra devenait le témoin de comment le corps de l’élève policier s’endurcissait pour devenir un corps qui allait contraindre. L’objectif était que les spectateurs ressentent une évolution dans leur appréhension de l’institution policière, à mesure que s’accroît le rapport des élèves avec la violence.

Par exemple, le module « tuerie de masse » est une séquence significative. On y voit des élèves policiers filmer la scène avec leur portable témoignant de leur désir d’héroïsation. Cette simulation avait quelque chose de très manichéen avec une frontière bien établie entre les gentils et les méchants et ils décident de filmer cette scène-là. Le film a aussi pu capter leur propre rapport à l’image et à la caméra.

Justement, le film cherche à comprendre comment les formateurs et les élèves construisent un imaginaire autour du rôle de la police dans la société. Dans votre dispositif, le public peut l’observer à la fois quand les policiers s’entraînent à être policiers, mais aussi quand ils sont dans le rôle des civils.

Les figurants de la ville sont maintenant joués par les élèves eux-mêmes. Tout se fait très vite. Un formateur annonce qu’il cherche d’autres élèves pour jouer un mari violent ou une femme battue. J’ai été marqué par le fait que les figurants soient appelés des « plastrons ». Dans le jargon policier, il s’agit des silhouettes humaines qui servent de cible pendant les entraînements de tirs. L’emploi de ce mot est significatif d’un imaginaire qui n’est pas questionné.
Ensuite, les débriefs après les exercices peuvent être assez longs, mais restent extrêmement techniques. La grande majorité du temps, les remarques sont factuelles et concernent le placement d’un élève ou la position d’une partie du corps. Pour déplier ma petite musique, j’ai sélectionné au montage les évaluations des exercices où les formateurs insistent sur la question de la sécurité des policiers. La création d’un sentiment de paranoïa me semble une des clés majeures pour comprendre cette institution.

Vous accordez une attention particulière à ce décor aux allures à la fois de sitcom et de paysages tout droit sortis des œuvres d’Edward Hopper. Comment avez-vous travaillé pour faire exister cette ville comme personnage à part entière dans le film ?

Le décor créé par l’école est passionnant. Il est construit d’après l’imaginaire d’un village qui par définition n’existe pas. Il y a le petit centre-ville avec sa pharmacie, ses deux bars, son commissariat, sa bijouterie, son Champion – comme si tout ça existait dans la même rue. S’y ajoutent les institutions en trompe-l’œil comme la mairie.

Le choix des affiches a aussi du sens. Par exemple, celle du commissariat, sur laquelle un policier à vélo et un petit garçon regardent vers l’horizon. Cette photo nous informe sur l’image que la police veut renvoyer d’elle-même, une image ici un peu vieillotte, des années 1980, 1990. La naïveté de ces représentations crée toutefois un malaise : derrière ce vernis, cette ville ne vit que pour les problèmes qu’elle pourrait rencontrer. Chaque élément est appréhendé du point de vue de la délinquance et de la nécessité de contrôle.

L’école se trouve dans un très grand hangar militaire qui résonne énormément. Nous avons travaillé trois semaines à ajouter des sons qui n’existaient pas dans ce décor en carton-pâte pour accentuer l’impression de faux réalisme. Par exemple, pour le trompe-l’œil de la mairie, on a recréé le son de cette petite fontaine qu’on voit à l’écran. À cette couche sonore s’ajoute le travail sur la musique. Camille Lloret-Linares a composé un thème de film noir pour le début puis Teddy Elbaz a transformé ce thème pour aller petit à petit vers la science-fiction. Le son travaille aussi le western dans certaines séquences. En jouant sur les genres et les représentations qui leur sont associées, on apporte une épaisseur émotionnelle dans la manière de ressentir la ville.

Vous disiez que le projet du film a débuté en 2014. Depuis, de nombreux évènements ont bouleversé la place de la police dans la société française. Ces dernières années, les débats se sont accentués autour des violences policières. Comment votre film a-t-il évolué au gré de tous ces éléments d’actualité et ont-ils eu une conséquence sur ce que vous avez filmé ?

L’actualité a traversé le film sans trop modifier la manière de le fabriquer. La question des gilets jaunes a peut-être été l’une des plus saillantes. Quand j’ai commencé à filmer, nous étions au début des mobilisations. L’ambiance était légère à l’école, le module de simulation « violences urbaines » était un peu comme une récréation. Quand j’ai filmé le même module un an plus tard, après les actes des gilets jaunes tous les weekends, j’ai senti que les élèves policiers abordaient la formation de manière très différente. Il y avait un sérieux et une gravité parce qu’ils savaient qu’ils allaient se trouver sur le terrain face à eux. Dans une séquence, un élève policier, dans le rôle d’un civil ajoute : « Si j’avais été blanc, jamais ça ne se serait passé comme ça. » D’autres filment les scènes de contrôle des policiers, rappelant les enjeux de la loi « sécurité globale ». Ces thèmes sont abordés par l’institution sans grande réflexion, mais plutôt comme des artifices de scénario qui donnent plus de réalisme aux situations.

Je savais dès le départ que le film porterait sur la question de la mise en scène. Au travers des jeux de rôle, je voulais explorer le fantasme que la police a d’elle-même, mais aussi quelles images elle a de la société. Je trouvais ce rapport à la projection fascinant. Je voulais résister au fait de vouloir intégrer l’actualité dans le film.

Propos recueillis par Léonard Cortana le 18 août 2021.