Ici, on regarde s’envoler les avions

La compassion de Yonaguni
Le lien qui unit
Aussi longtemps que je vivrai

Je t’attendrai (…)
Le détroit de Yonaguni

Est aussi calme qu’un étang
N’aie crainte
Et traverse-le

Chanson traditionnelle de Yonaguni

Dis-moi où tu es
Je prendrai le premier vol

Pour te rejoindre
Et j’irai à Yonaguni

Bad Bunny

Vite, partir. Avoir quinze ans sur l’île de Yonaguni, rêver d’inconnu·es, de mégapoles aux rues bondées. Okinawa, à une heure et demie d’avion, est déjà à des années-lumière.

Tourner en rond dans ces 29 km2. Étouffer dans les herbes folles. Pourtant, la mer les berce depuis l’enfance et le vent enveloppe leurs songes, à toutes les saisons. Hélas, le frère aîné le dit : il faut partir pour comprendre l’importance de l’île, sa beauté, sa douceur.

« Je ferai de mon mieux », disent-iels en partant. Les ados se chambrent : « Yonaguni est faite pour toi ! » Rentrer sans être devenu·e quelqu’un·e est un aveu d’échec. L’angoisse de ne pas y arriver, dans cet ailleurs attirant et menaçant.

On trompe l’ennui comme on peut. Fureter dans la forêt. Y trouver un crâne humain. Craindre de finir comme ces vieux os, car rester ici, c’est la mort. Regarder partir les paquebots et s’envoler les avions. Les garçons pêchent. Une fille joue au tennis de table face à elle-même. Les jeux d’enfants, mille fois répétés, font encore rire une dernière fois, mais ne suffisent plus.

Se taquiner, parler premier baiser, coup de foudre.
« Tu es trop cool pour cette île. C’est du gâchis. » Imaginer de premiers amours là-bas, au lycée de Naha.

Yonaguni ou un certain éloge de la lenteur, plans-tableaux hors du temps, mouvements chorégraphiés. Tandis qu’à Tokyo, tout se démode si vite, le quotidien ici semble redondant, une vaste répétition de rituels et cérémonies d’adieu.

Dernière nage solitaire. Vivre, naître dans l’eau. On traîne encore une fois au cœur de la nuit avec les ami·es. « Demain, ne pleurez pas. En fait, si, pleurez. » Prévoir de tou·tes se retrouver dans un an. Et finalement le prendre, cet avion, regarder en arrière, chercher ses parents des yeux en se mordant la lèvre.

Une plateforme d’adieu a été aménagée en surplomb de la piste. On y salue longuement de la main les jeunes qui s’en vont. Île de poésie, de nature, de proximité, où il est possible pour un garçon de quinze ans de verser des larmes natsukashii 懐かしい – de nostalgie sans regret.

Les grands-parents content l’histoire de l’île aux petits-enfants, une histoire de frugalité, de colonisation et de bombardements aériens. Ces avions qui cueillent la jeunesse, encore et toujours. Ici, les mots d’une langue oubliée, longtemps interdite, le dunan, nomment un monde ancestral presque disparu.
Les poèmes des ancien·nes sont appris par cœur. Ils parlent tous d’exil. « On les nomme sunkani, car ils évoquent des souvenirs dont il est difficile de se défaire. Ces souvenirs nous retiennent. »
Le vide laissé par l’absence. Cell·eux qui sont parti·es hantent encore cell·eux qui sont resté·es, et qui les attendent, inlassablement. Espérer une réapparition, à tout moment. Rassurante présence spectrale, qui les accompagne pour aller de l’avant. Iels leur rendent parfois visite, marqué·es par leurs expériences dans l’au-delà, au-delà de la mer, au-delà du temps. Ici, on revient se retirer du monde, vieillir paisiblement ensemble et mourir.

Et puis il y a cet·te adolescent·e, androgyne, solitaire, qui parle peu. On devine un retour sur l’île, auprès de sa mère, le temps d’un été, peut-être plus. La ville a-t-elle été trop hostile ? Iel a peut-être choisi ici une existence, bercée par le vent, mêlant ses cheveux à la crinière d’un cheval sauvage. La patience, le silence, des gestes minutieux. Le temps que ça prend pour s’apprivoiser.

Iel n’est pas à bord lorsque l’avion repart. Et du sol, iel tourne la tête pour le voir s’envoler.

Ewen Lebel-Canto