Ahora el fuego, después la vida

Ceci n’est pas un rêve, ni même un cauchemar. Ça saisit à la gorge. Ça marque dans la chair.

Par pitié, Qu’ils ne volent pas mes rêves, car ils ont déjà tout volé. Un territoire tout entier vendu aux Occidentaux, l’eau, le cuivre, les ressources naturelles, les terres du Wallmapu, au profit de quelques familles qui se partagent le pays et les médias.

Chili, octobre 2019. La hausse du tarif étudiant dans le métro de Santiago met le feu aux poudres. La foule se presse sur la place de la Dignité, rebaptisée comme pour évoquer un rêve à la fois infime et démesuré. Ce ne sont pas trente pesos mais trente ans. Trente ans depuis le départ de Pinochet, trente ans d’un système néolibéral indéboulonnable, de meurtrissures à l’encontre du peuple chilien, des femmes, des minorités de genre et des dissidences sexuelles, des Mapuche, de celles et ceux qui n’ont accès ni à une éducation ni à des soins de qualité. Qui n’ont pas de souveraineté sur leur propre corps, sur leurs propres terres, sur leur avenir.

Les rues de Valparaíso. La caméra se resserre sur une jeune femme parmi d’autres, baignée de lumière. Elle cherche du regard. Un jeune homme, puis un autre, eux aussi à l’affût. Des liens s’esquissent.

Elle prend des photos. L’un colle des affiches sérigraphiées du chien Matapacos, l’autre photographie lui aussi la manifestation. Il faut documenter, sans relâche, à bout de souffle. La réalisatrice belge Zoé Brichau observe en silence pour mieux accueillir leur parole. Ces faiseur·euses d’images mènent le film et exposent leurs vécus, la réalité de corps indissociables de la lutte.

Il y a ce tiraillement. Les liens du sang. Le stress qui descend vers l’utérus. Crampes. Chaque jour, Clau s’inquiète. Généalogie d’un amour impossible, flics de père en fils, et la fille manifeste. Rire ensemble, moment suspendu. Une famille toujours divisée autour de la table du dîner.

Clau : Ça te plaît, la vie que tu as ? D’être criblé de dettes ? D’être malade ? De t’endetter pour mes études ? Cette situation te plaît ? Moi, j’arrive pas à l’accepter. Personne n’aime ça, personne ne veut mourir.

Le père se tait. Ce silence, comme pour reconnaître qu’elle a raison, marque un tournant révolutionnaire : tout le monde est affecté et il faut que ça change. Malgré la peur, continuer avec une rage inextinguible. Détruire ensemble les vestiges d’une dictature encore inscrite dans la constitution, pour tout reconstruire.

Il y a la tendresse d’une famille choisie. Le silence de l’amoureux, de l’ami. Saisir la valeur de l’écoute, d’une simple présence, d’une action attentive. Qu’ils respirent à l’unisson, à défaut de vivre la même chose. La liberté à disposer de son propre corps, territoire occupé par l’État et les hommes, ne peut plus être considérée comme un hors sujet, ni dans ce film, ni dans la rue. La révolution sera féministe ou ne sera pas.

Ce qu’elle va vivre, son amie l’a aussi vécu, adolescente, et elle porte encore le souvenir de cette douleur qui lui a ravagé les entrailles. Les échos des anonymes qui n’y ont pas survécu. Qui n’ont pu trouver l’argent pour aller en Argentine. Pour qui les cachets achetés la main tremblante dans les couloirs du métro Tobalaba n’ont pas eu l’effet escompté. Et la rage contre ces millionnaires bon·nes chrétien·nes qui votent contre l’IVG et font avorter leurs filles en secret dans leurs cliniques privées.

Alors, accroupie dans la douche, elle nous contraint à regarder cette mare de sang et de caillots. Dents serrées. Botar. Rejeter, expulser. Elle crie. Une douleur sans antalgiques, comme pour punir. Rivières sombres qui marbrent les cuisses. Elle revêt des gants de latex bleu. S’épargner les traces de sang sous les ongles, sur les doigts. Déposer peu à peu ce mélange fœtal sur une assiette de porcelaine fleurie.

Le rituel, le performatif sont ici essentiels à la lutte. Et puis, se faire tatouer. Douleur choisie, endorphines pour oublier, se remémorer, à chaque passage de l’aiguille. Sourire.

Rêver, encore.

Ewen Lebel-Canto