La Montagne altérée

Arthur et Corinne Cantrill rapportent leur second voyage à Uluru, un monolithe rouge-brun emblématique du centre désertique de l’Australie, terre mystique et sacrée des aborigènes. Cette « montagne-île » escarpée s’érige au milieu d’une plaine, relief incongru cerné d’une immensité horizontale. Le film s’ouvre sur des images de leur première visite prises quelques années plus tôt à Uluru. Resté·es à distance du massif lors du premier film, les Cantrill approfondissent leur exploration pour dépasser la représentation d’un paysage de carte postale et pénétrer dans un espace multidimensionnel. Ielles n’ont guère le choix : un incendie a ravagé la flore autrefois luxuriante et le tourisme menace l’équilibre des lieux. Il s’agit de prendre la mesure de ce qui peut être détruit et de s’interroger : « Est-ce qu’Uluru peut survivre à une telle exploitation ? »

Pendant les deux semaines de leur tournage, les documentaristes étudient avec persistance et rigueur leur terrain. Les séquences en time-lapse illustrent leur patience. Le film rapporte et construit leur travail comme une pratique quotidienne, méthodique. Les images des différents jours de prises de vue sont classées et regroupées pour leur donner la structure d’une journée-type, du petit matin à la nuit tombée. Les Cantrill sont des artisan·es, des céramistes qui produisent des variations à force de répétition.

La terre de grès composée de quartz et de feldspath est leur matière, les surfaces chamottées, squameuses, modèlent la pellicule. Les reflets orange et rouge de la roche et les ombres servent d’engobe et impriment sur le film motifs, nuances, traits et contrastes.

Avec la minutie d’une étude botanique (discipline de formation de Corinne Cantrill), les cinéastes travaillent à l’expansion de notre conscience. La visite des lieux est chargée d’effets de loupe et d’éloignement. Les mammifères et reptiles furtifs, les grains de sable scintillants, la végétation parfois calcinée, parfois fleurissante, tout est sensible. The Second Journey (To Uluru) est un film surréaliste, dans le sens où il fait accéder à une perception plus réelle de l’espace et du temps. Les couleurs sont d’un vif extraordinaire. Les crevasses d’une grotte prennent un aspect anthropomorphique. Le brouhaha du vent et des insectes atteint des niveaux hallucinatoires : se transforme-t-il en voix humaine ?

Ces variations de la perception sont caractéristiques d’un trip chimique. De fait, la couleur rouille de la terre provient de la dégradation des minéraux de fer par oxydation. L’exposition de la roche aux conditions météorologiques en altère la couleur. La lumière qui accède à la caméra expose et altère la pellicule. La fragilité apparaît, au détour de la

répétition. Une bande de film est victime d’un accident de développement et trouble l’image. Les rares commentaires en voix off sont inquiets. La perte d’un équilibre émerge malgré le gigantisme de l’échelle de l’Histoire tectonique. On touche une cosmogonie géologique, car ce paysage est le fruit d’une destruction créatrice. La différence de dureté des matériaux a permis leur érosion partout autour d’Uluru, qui seule résiste, à la fois saillante et enfoncée sous la plaine jusqu’à une profondeur inconnue.

Les cinéastes, témoins des processus humains et historiques, partagent leur impuissance face aux destructions coloniales, capitalistes et écologiques. Les aborigènes sont absent·es, effacé·es par la progression de la colonisation et du tourisme : « Là où nous nous immisçons, ielles se retirent ; là où nous sommes, ielles n’y sont pas ». La pratique du cinéma des Cantrill est action politique généreuse et modeste de sensibilisation, c’est-à-dire revêtir un support d’une couche photosensible mais aussi toucher par les sens. Pas de programme ni de consignes mais une invitation à s’asseoir et à se trouver un petit endroit dans l’immensité qui nous entoure, tel·le Arthur ou Corinne Cantrill filmé·e prenant le son, et à écouter.

Clem Hue