Opacités juvéniles

« C’est pourquoi je réclame pour tous le droit à l’opacité. Il ne m’est plus nécessaire de “comprendre” l’autre, c’est-à-dire de le réduire au modèle de ma propre transparence, pour vivre avec cet autre ou construire avec lui. Le droit à l’opacité serait aujourd’hui le signe le plus évident de la non-barbarie. »

Édouard Glissant, Introduction à une poétique du divers, 1996.


Dans les manuels scolaires, la petite ville autrichienne d’Ebensee est célèbre pour avoir abrité un camp de concentration pendant la Deuxième Guerre mondiale. Les prisonniers·ères y construisaient des tunnels pour les usines d’armement. Aujourd’hui, les touristes viennent, en grand nombre, voir le site. Une conversation entre deux adolescentes. Elles disent se sentir scrutées. Rires gênés. Elles ne développent pas. En hors champ, on imagine les visages des visiteur·ses, perplexes, se demandant qui peut bien vivre là.

Puis, en 2009, le spectacle que, peut-être, certain·es touristes attendaient. Un groupe de onze jeunes perturbe la cérémonie annuelle de commémoration des victimes du camp à coups de fusil et de « Heil Hitler ». Effroi. Les racines sont-elles encore vivaces ? Le président autrichien réaffirme le combat du pays contre les groupuscules néonazis. Ebensee entre de nouveau dans l’histoire par la petite porte, celle de la cave, lugubre. And There We Are, in the Middle suit trois adolescent·es de la ville quelques années après « l’incident ». Dans sa note d’intention, le réalisateur Sebastian Brameshuber situe les personnages dans cette transition entre l’enfance et l’âge adulte. En anglais, on appelle ça coming-of-age story. Ces récits examinent les étapes du grand saut dans la vie en gardant un œil sur les branches de l’enfance auxquelles les protagonistes se raccrochent.

Dans le film, les branches semblent toutes rattachées au tronc pourri du camp. Andreas est fasciné par les armes, aime aller au stand de tir et rêve d’une carrière dans l’armée. Michael, ami avec un ancien néonazi devenu punk, traîne dans le tunnel avec ses amis et ironise sur le mouvement nazi. Ce même tunnel que les prisonnier·es du camp de concentration construisaient, affamé·es. Ramona est la seule présence féminine dans cet imaginaire viril. Elle n’est intéressée ni par l’histoire ni par l’école et raille le devoir de mémoire au cours de la cérémonie du camp. Dans une symétrie implacable, le réalisateur place systématiquement les adolescent·es au centre du cadre. Chez le réalisateur autrichien Michael Haneke, cette technique permet d’étudier ce qui déclenche la violence. Devenu·es touristes, on se met à guetter le signe qui trahira ces jeunes. On les scrute dans une pluralité de lieux et de situations. Michael aime les chansons du folklore autrichien, porte l’habit tyrolien. Ah ! oui, peut-être. Mais il aime aussi Michael Jackson. Opacité.

Par empathie, le dispositif nous fait ressentir leur asphyxie. On n’a pas toujours envie d’être au centre quand on est adolescent·e. Qu’en est-il de la génération précédente, celle des parents et des éducateur·ices ? Dans une époque où les adultes blâment les jeunes pour fuir leur part de responsabilité dans le monde qu’ils leur ont laissé, le film offre au regard inquisiteur un nouvel objet. Face aux discours bien huilés sur 2009, qui oscillent entre condamnation moralisatrice et dédramatisation, on s’identifie à la lassitude des jeunes qui écoutent leurs aîné·es.

En nous installant dans la position de celles et ceux qui surveillent, le film interroge notre propension à chercher des cibles faciles. Il incite à se défaire du diktat de la centralité du cadre, des évidences peu déconstruites. Peut-être le film invite-t-il à accepter l’opacité comme un refuge, un droit. On ressort moins inquiets·ètes pour les jeunes d’Ebensee que pour le détachement de beaucoup de leurs aîné·es.

Léonard Cortana