Calme ce bruyant délire

Le film s’ouvre avec le récit d’un drame qui est survenu dans ta vie, pendant tes études de cinéma – une relation basée sur de nombreux mensonges, et la mort de ton ex-copain. Ces événements récents t’amènent à replonger dans ton passé à travers des images de ton enfance. Comment as-tu tracé le chemin entre ces différents récits ?

J’avais déjà commencé quelques années plus tôt à m’intéresser à mon histoire familiale, marquée par plusieurs traumatismes. C’est à cette période que ma mère m’a montré ces images d’archives. Les discussions sur mon enfance existaient déjà entre nous avant les événements avec mon ex-copain. Au moment de sa mort, j’ai eu besoin de comprendre pourquoi j’avais été aussi aveugle : comment j’ai pu être capable de rester presque dix ans avec cet homme, qui était en fait un étranger ? Y a-t-il quelque chose en moi, qui date de plus longtemps, et qui a rendu cette situation possible ? On n’est pas coupable de subir des traumatismes, mais on porte une certaine responsabilité : ma constitution fait que j’ai d’autres limites, je me mets plus facilement en danger que d’autres, qui percevraient tout de suite un danger. D’une certaine manière, ce qui m’est arrivé avec mon ex-copain est lié à l’histoire qui se cache dans ces images de mon enfance. C’est cette quête qui m’a poussée à interroger ma mère, à analyser les images d’archives. Dans cet événement récent, ce sont mes sœurs qui se sont sacrifiées pour me protéger. Ce sont des mécanismes que nous avions déjà appris dans l’enfance, et qui se sont réactivés.

Il s’agit de ton film de fin d’études. On comprend qu’il devait exister, à l’origine, un film de fiction. Quel lien y a-t-il entre ce premier film jamais réalisé, et Soraya Luna, principalement constitué d’images d’archives ? Pourquoi avoir choisi de faire exister cet autre film dans ton prologue malgré tout ?

Quand j’ai commencé ce master de réalisation, je voulais faire un film de science-fiction, une fable inspirée de mon histoire familiale, avec la petite fille dont je parle au début du film. Le cœur de l’histoire était finalement le même, décliné dans un autre univers.

J’étais en train d’écrire cette fiction au moment où l’histoire avec mon ex est arrivée. Le sujet et les questions que j’avais envie de poser existaient déjà, mais cet événement m’a fait comprendre qu’il fallait s’écarter de la fiction parce que la vie réelle est déjà complexe, romanesque, absurde. La décision de faire un film documentaire s’est alors imposée, même si ça nous mettait, ma famille et moi, en péril. J’ai compris qu’il fallait que j’utilise les éléments les plus forts, ces images familiales, pour raconter l’histoire de façon personnelle.

Tu as pourtant intégré à la narration des scènes de fiction, qui offrent une lecture dédoublée, étrange, des images d’archives. Comment as-tu pensé l’écriture de ces scènes ?

J’étais frappée que personne ne perçoive la violence de ces archives quand j’ai commencé à les montrer autour de moi. Elles portaient pour moi une ambiguïté, cette sensation bizarre d’intimité et de danger. C’est très subtil, tellement spécifique à ma famille que ça ne se voit pas. Cela pose aussi une question de cinéma, celle du regard présent derrière la caméra. Pour révéler ce que les archives portent en elles, j’ai voulu produire un autre type d’images qui devait contrebalancer ce regard du filmeur. En tant que réalisatrice, ces scènes que je mets en place sont aussi une réponse, celle de mon regard sur ces enfants, ou celle d’une caméra bienveillante et inoffensive.

Tourner des scènes de fiction répondait aussi à l’envie de reconstituer le décor de mon enfance, pour plonger dans le passé. Les trois actrices sont une sorte d’incarnation des sœurs qu’on voit dans les archives. Au tournage, j’ai voulu leur donner une existence dans le présent pour créer un trouble dans le temps. Comme dans un scénario, je leur ai donné un rôle : je leur ai demandé d’imaginer qu’elles étaient en colocation, sans parents, comme trois amies. Elles apparaissent protégées, isolées, comme dans une tour.

C’est par le biais d’une de ces scènes que tu fais exister la parole de ta mère. Elle surgit de manière inattendue dans la fiction lors d’une conversation téléphonique étrange avec les trois actrices. Est-ce un moyen détourné de l’interroger ? De la confronter ?

J’ai organisé cette rencontre, un peu bizarre, entre les trois actrices et ma mère, parce que j’avais besoin de révéler son existence en tant que figure parentale. Dans mon imaginaire, un peu fantastique, le père est un fantôme, invisible et tout puissant, qui peut accéder à toutes les chambres. Dans le passé, la mère a quelque chose de charnel, mais dans cette scène, elle aussi devient un spectre, présente uniquement par sa voix, qui arrive, comme ça, de nulle part. Elle est un personnage intrigant, mais presque trop ambigu pour que je lui donne la parole sur l’expérience des enfants.
J’ai hésité à lui donner plus de place, parce qu’elle est la seule adulte qui se souvient. Mais ses souvenirs, comme les miens, sont tordus et très marqués. Ma mère porte aussi une responsabilité parentale. Dans les images, elle forme un binôme étrange avec cette personne derrière la caméra. C’est une adulte qui ne dit rien, qui ne fait rien. On sent une sorte de complicité, mais aussi de mépris envers la caméra. Dans ce contexte de violence domestique, ce personnage de mère est en même temps une victime. Je voulais qu’elle existe dans le film pour qu’elle puisse le dire elle-même. Je ne voulais pas qu’elle en dise plus, parce que tout ce qu’elle aurait pu raconter risquait de nous détourner du point de vue des enfants. Mais il fallait quand même qu’elle puisse parler, en étant elle-même, sans jouer, de façon directe et sincère, pour ne transmettre que le nécessaire.
Cette séquence entre ma mère et les trois filles n’a pas été écrite, c’est plutôt une rencontre que j’ai provoquée. Il y a aussi eu un travail de préparation psychologique et émotionnelle, avec ma mère surtout, parce qu’elle est très sensible. J’avais besoin de savoir à quel niveau elle avait envie de participer au film et de partager ces images d’archives qui sont aussi les siennes. Avec les trois filles, on a passé beaucoup de temps à parler de la complicité entre enfants, du foyer. Ensuite je leur ai montré les archives. Je voulais comprendre ce que des enfants, disons « normaux », pensent de ces images. Et quand Libe demande : « Pourquoi on ne voit jamais le père ? » c’est sa question à elle.

Il y a une simultanéité et une grande proximité entre les événements de ta vie et la réalisation du film. On imagine que cela a forcément eu des effets et un impact autour de toi. Comment as-tu appréhendé cela ? Est-ce que cette dimension a eu une influence sur le film pendant sa réalisation ?

Le film m’a donné beaucoup d’énergie. J’étais en même temps dans un processus de création et de survie. Suite à ces événements, j’ai traversé un état assez radical qui m’a permis de prendre des décisions très sincères. J’avais conscience du risque. Je savais que ça allait bousculer des choses dans ma famille, surtout avec ma mère. Mais je pense que le chaos et la destruction peuvent aussi renouveler les relations.
Je voulais que le film laisse exister ces sensations brumeuses liées au traumatisme – de colère et de tristesse, de déconnexion avec la réalité – qu’on ne sait pas nommer. Il fallait que je m’empare de mes émotions, très fortes, très pures, tout en essayant de m’en éloigner pour les maîtriser. J’ai écrit ce récit pour raconter quelque chose qui va au-delà d’une expérience personnelle, dans laquelle les spectateurs et spectatrices peuvent se retrouver. Je me suis dit à ce moment-là que c’était plus important que ma relation avec ma mère.

La voix off, ta voix, se place à l’endroit du sensible, du ressenti plus que de l’explicite.

Ce n’est pas une écriture logique, qui explique clairement la situation. Elle est plus proche du regard d’un enfant qui ne comprend pas ce qu’il se passe, mais sent que quelque chose est étrange. Ce trouble constitue le cœur du film. Quand je travaille, je dessine sur un papier des courbes émotionnelles. Je savais déjà quelles sortes de courbes de tension je voulais faire traverser. Au montage, on a cherché ce qui faisait le rythme du film, en réduisant et en simplifiant pour ne garder qu’une voix off très sobre avec le minimum de mots et d’information. Comme des panneaux qui indiquent la direction à suivre et guident par touches.
Pour écrire cette voix off, il a fallu comprendre et accepter qu’elle devenait celle de la protagoniste principale du film et n’était plus la mienne. J’ai écrit un arc pour elle. C’est à ce moment-là que j’ai compris qu’il fallait qu’elle chante à la fin du film. On l’entend déjà chanter dans les archives, un peu timide. C’était le développement logique du personnage vers la liberté : la petite fille est devenue adulte et chante cette chanson d’amour, qui me touchait par sa simplicité et sa fragilité. Pendant le montage, il y a un moment où le film commence à te regarder. Ce n’est plus toi qui décides, c’est la forme du film qui s’impose. Tu deviens acteur pour servir le film.

Tu dirais que le film t’échappe par endroits ?

Oui, bien sûr. Par exemple, je ne m’attendais pas à ce qu’il soit si silencieux et si sérieux. C’est étrange, j’ai porté ce récit qui, à un moment donné, a commencé à prendre son autonomie. C’est comme un Frankenstein. Il a pris des parties de moi, de ma vie, pour se renforcer et continuer à exister tout seul. C’est fort comme façon de travailler, j’ai trouvé ça beau. Donner un peu plus de place au film, lâcher prise peut enrichir aussi la manière de faire du cinéma.


Propos recueillis par Alix Tulipe, le 19 août 2022.