La Révolution reste à faire

En 1967, Sara Gómez a 25 ans. Marguerite Duras, de passage à Cuba, s’entretient avec la jeune cinéaste. Lors d’une question sur la place des femmes dans la société cubaine d’après la révolution, Gómez lui répond : « Nous sommes désormais de moins en moins un objet esthétique, statique, sexuel, passif, amical. La révolution nous a tous mis devant la responsabilité de notre intelligence, de notre engagement d’êtres pensants ». Cette devise, inhérente à ses films, suffit à définir les contours de son cinéma, révolté et indocile.

La cinéaste fait ses armes à l’ICAIC, l’Institut cubain des arts et de l’industrie cinématographique, qu’elle rejoint en 1961. Cet institut, né de la révolution, rassemble de très jeunes cinéastes et intellectuel·les. Il centralise la production, la diffusion des films et contrôle l’image du pays. Gómez y réalise et coréalise de nombreux films et assiste cinéastes cubains et cinéastes de passage tels qu’Agnès Varda, Chris Marker ou Joris Ivens. La fin des années 1960 offre un contexte d’expérimentations visuelles et politiques dans le cinéma du monde entier. Sara Gómez se dirige vers le cinéma direct, celui de la rencontre et de la parole. Certains de ses films évoquent aussi le cinéma d’intervention sociale lorsqu’elle implique les personnes filmées dans la réflexion sur l’action politique et sur la manière de faire image.

Attentive à ce Cuba qui change, ses films portent en eux les paradoxes de son époque : malgré l’affirmation de l’abolition des discriminations après la révolution, de grandes inégalités persistent dans le pays. Gómez est souvent présentée comme la première cinéaste noire et la première cinéaste féministe cubaine. Son regard, façonné par un discours décolonial, la pousse à se préoccuper du sort de la communauté afro-cubaine et des plus marginalisé·es. En cette période, le gouvernement révolutionnaire revendique une profonde rupture avec l’ancienne société traditionnelle et prône l’apparition de « la société nouvelle ». Sara Gómez n’a de cesse d’affirmer ses positions prorévolutionnaires, mais reste vigilante et persiste : l’intelligence révolutionnaire peut encore beaucoup. Si l’ICAIC propage une certaine idée de la vie après la révolution, les films de Sara Gómez apportent un récit nuancé à la réussite proclamée. Cette intégrité lui coûtera la censure malgré son engagement pour les idées de la révolution.

À la fin des années 1960, elle se rend sur l’île des Pins, devenue la gigantesque école révolutionnaire rêvée par Che Guevara et Fidel Castro. Elle y réalise la trilogie Isla de la Juventud1, nouveau nom donné à l’île des Pins. Les jeunes, appartenant majoritairement aux communautés les plus marginalisées, y sont éduqué·es à devenir « les femmes nouvelles » et « les hommes nouveaux ». Ces « pionniers du futur » s’y instruisent et se dévouent au travail pour la collectivité. Sara Gómez adopte une approche sociologique : en s’attachant aux individualités et à l’importance des trajectoires personnelles, ses films semblent alerter sur l’uniformisation qu’engendre cette rééducation contrôlée par le gouvernement révolutionnaire. Dans En la otra isla, elle rencontre un jeune auteur envoyé sur l’île pour être réorienté vers un travail de la terre, ses écrits ne correspondant pas aux attentes de la révolution. Il regrette que la culture ne soit pas plus centrale dans le projet révolutionnaire, mais s’enthousiasme malgré tout de son expérience sur l’île. Elle s’entretient également avec un jeune homme noir dont la carrière de chanteur a été brisée du fait d’un racisme persistant. Sara Gómez est dans le champ, l’entretien se déroule

dans un plan extrêmement composé. Ce cadre rappelle les photos de familles qui s’immiscent souvent dans les films de la cinéaste. Elle témoigne ainsi d’une proximité familière avec le jeune homme : iels partagent une même désillusion face aux discriminations qui subsistent. Les films de la trilogie laissent malgré tout transparaître une sincère admiration pour la vie collective et les aspirations politiques du pays.
Le dernier volet, Isla del Tesoro, pourrait être une métaphore de la révolution : court pamphlet où les barreaux de la grande prison de la dictature bâtie sur l’île tombent, libérant les révolutionnaires. Elle filme alors la vie collective dans une certaine allégresse. La cinéaste collecte des points de vue critiques sur cette aventure. Un décalage existe entre l’idéal et la réalité de l’expérience. Les barreaux sont au sol, mais il est difficile de ne pas se demander si une autre construction disciplinaire n’est pas à l’œuvre. De film en film, l’île se dessine comme un lieu intemporel, où se jouent à la fois les incohérences et la rigidité de la révolution autant que ses grandes réussites et ses joies.

Alors qu’elle signe des films euphorisants sur la transition du pays, elle fait aussi le choix de documenter et d’archiver les traditions vouées à disparaître. Elle raconte l’histoire de sa communauté dans Guanabacoa : crónica de mi familia (1966), réalisé dans son quartier, qui réunit la classe moyenne afro-cubaine et des familles bien plus précaires. Le film est structuré par une série de photos de famille de la cinéaste. La famille s’élargit et la caméra se faufile dans la vie du quartier. La marraine de Sara, très âgée, raconte les anciennes mœurs des gens de Guanabacoa. De là, Sara Gómez interroge leur place dans cette « société nouvelle » qui s’annonce. À l’image de sa cousine Berta, les femmes dans son cinéma sont toujours montrées libres, au franc-parler « sans complexe ».

Elle déploie ainsi un cinéma indéniablement, et peut-être avant tout, féministe. Dans Mi aporte (1969), la cinéaste organise la projection d’un reportage qu’elle a réalisé sur le travail des femmes dans une industrie sucrière. Elle montre le film à un groupe d’ouvrières de l’usine. Heurtées par les propos de leurs camarades à l’écran, elles amorcent alors une conversation sur le travail et sur la place des femmes dix ans après la chute de la dictature. Conscientes qu’elles sont susceptibles de participer à la perpétuation des schémas patriarcaux dominants, elles se questionnent : « créons-nous les conditions de la femme nouvelle ? ». Les femmes des films de Sara Gómez n’ont de cesse de rappeler le chemin que les hommes ont encore à parcourir. Dans Mi aporte, toujours, une femme d’une classe plus aisée refuse que sa mère se charge de ses enfants et du ménage sinon « elle ne profitera pas des bienfaits de la révolution ». La structure traditionnelle est abolie, mais le machisme persiste. Sara Gómez donne aux femmes une présence permanente. Elle use de ruptures formelles pour défendre leur place à toutes et privilégier leur visibilité : il arrive que la cinéaste coupe une séquence pour insérer une conversation avec une femme. Elle entre parfois dans le
champ pour converser et réfléchir avec elles. Elle les expose, les écoute, va les chercher dans leurs foyers.

Dans ses films, leur liberté semble absolue et leur intelligence collective. Elles sont là : sa vieille marraine, des adolescentes sur l’île des Pins, des ouvrières dans les usines. Les femmes noires, les femmes pauvres, les femmes intellectuelles, sur le même plan, celui de l’avant-garde féministe de l’époque, portées par l’exaltation du moment révolutionnaire.

Loin de défendre un cinéma aux structures sûres, les films de Sara Gómez, souvent tumultueux, bouillonnent d’une inventivité formelle et d’une vitalité témoignant de l’agitation générale du pays. La cinéaste s’expose, prend la parole. Sa voix off surgit pour faire entendre ses réflexions personnelles. Elle va et vient sans s’installer dans une quelconque méthode. Elle consacre sa rigueur à l’engagement politique face à un système qui peine à se tenir droit. Ses films sont entêtés, peut-être trop révolutionnaires pour les révolutionnaires. Son cinéma trouve un équilibre étrange entre la désillusion et une force morale et politique inaliénable. Femme, noire, elle filme des personnages qui lui ressemblent, dévoués et plein d’espoir face à la révolution, mais à même de révéler les paradoxes de l’époque.

Alors qu’elle finissait son premier long-métrage, De cierta manera, Sara Gómez meurt en 1974 à l’âge de 31 ans. C’est à cet âge précis que sa camarade, la critique de cinéma et militante Michèle Firk se donnait la mort après avoir participé à l’assassinat de l’ambassadeur américain du Guatemala. Sara Gómez lui dédie son film En la otra isla. Figures résonnantes, fidèles à leurs engagements. À la fin de son tout dernier film, suivant les personnages principaux, le plan balaye un vieux quartier populaire transformé en ville nouvelle. La caméra prend de la hauteur et laisse filer ses personnages entre les tours neuves. C’est peut-être dans ce dernier plan que le cinéma de Sara Gómez devait trouver son terme, dans cette transition politique, qu’elle aura accompagnée, documentée et questionnée sans compromission.

  1. Trilogie en trois volets : En la otra isla (1968), Una isla para Miguel (1969), Isla del Tesoro (1969)