Les Dessous du bois

Bois de Boulogne, Paris, France, 1853. Napoléon III discipline la végétation de la forêt pour la transformer en un « paysage historique » : la Nature, domestiquée, devient simple décor de l’histoire. « Tout était de main d’homme, artificiel » explique la narratrice du film de Lola Peuch. L’Homme a voulu faire de ce bois son lieu de villégiature privilégié.

Le film pourrait se contenter de convoquer la notion de paysage en peinture, ou celle des jardins à la française, mais ce théâtre de verdure abrite maintenant d’autres récits. Trois femmes partagent leurs histoires : le quotidien dans le Bois, leur arrivée en France et la clandestinité, leurs transitions, les intimidations de la police. Voix apprêtées, presque empruntées. Elles se mettent en scène dans leur propre vie et se font actrices, dans ce décor faussement naturel. Elles décrivent une réalité sans fard, et offrent un démenti à l’histoire impériale du parc.

L’artifice des constructions du Bois est constamment détourné par Heden, Claudia et Samantha. Elles tapinent aux alentours des anciens clubs mondains réaménagés. Les buvettes Napoléon III leur vendent des préservatifs. Elles retrouvent leurs clients le long des promenades redessinées. Par leurs corps, également, elles s’approprient un art d’un autre genre. Perruques aux cheveux longs, gorges lisses, seins opérés ou nez modifiés inventent leur féminité. Le film fabrique les tableaux de leur empuissancement1.

Elles font le Bois, le Bois les a faites. Sans l’aide de cette forêt, il n’y aurait pas de récits possibles. Elles sont filmées au centre de l’image, entourées par ce cadre végétal, figure protectrice revendiquée de leur intimité. C’est grâce à sa pénombre qu’elles peuvent exercer. La lumière apaisante qui perce à travers les arbres leur donne

assez de confort pour vivre en confiance. « Matter, mutter, mother, mère. 2 » Difficile de ne pas voir cette matière-matrice qu’est le Bois comme une figure maternelle pour ces travailleuses.
Malgré cela, le film préfère une éthique du care à une essentialisation de la femme : nulle nécessité de ce rôle de la Femme-Nature, nul établissement d’une identité fixe et biologique de ce corps végétal, pas plus que de leurs propres corps. Pas d’identification du rôle de la mère à celui de la femme. Cette progéniture prend aussi soin de celle qui l’entoure avec bienveillance : longuement, l’une d’elles ramasse les déchets sur le sol, au milieu de la verdure. Se forment alors des liens de parenté réciproques. « Maman de terrain » et « maman du milieu » les unes pour les autres, putes et natures, filles irrévérencieuses contre le Père.

  1. Traduction française du terme empowerment en anglais.
  2. Donna Haraway, Vivre avec le trouble, trad. Vivien García, Les Éditions des Mondes à faire, Vaulx-en-Velin, 2020, p. 263.