Intra Terrestre

Dans la vallée d’Almería, on ne parle pas de vie. Une voix vient d’un autre monde : un humain nous raconte son chemin entre les murs de plastique. Oussama. Le vent s’échappe d’un four, il rentre dans la gorge, 50 °C. Ici, les corps sont étrangers. Il circule dans une étendue de sable sous perfusion. Une base militaire, un poste-frontière ? Au détour d’une tente, un cortège sombre s’emballe. Sa danse est déchirante et libre, criante de volonté d’envol.

Au premier abord, ton film pourrait donner l’impression d’être le portrait d’un lieu, mais le personnage d’Oussama tient une place centrale dans le récit. Comment s’est passée votre rencontre ?

Je vais à Almería pour la première fois en 2015, pour des raisons qui n’ont rien à voir avec l’écriture d’un film. J’y rencontre Oussama qui me parle de sa traversée de la Méditerranée, de son arrivée en Espagne et à Almería, de ses conditions de travail. Il me guide dans les kilomètres de serres, dans ce désert transformé artificiellement pour devenir le grenier de l’Europe. Ce lieu m’a tout de suite happé. L’année suivante, quand je retourne à Almería, Oussama n’est plus là. Comme beaucoup de travailleurs là-bas, il était de passage et est parti aussi vite que possible. Je rencontre alors d’autres personnes qui partagent avec moi leurs expériences, leurs histoires d’exil. Ils ont les mêmes salaires – 33 euros par jour, les mêmes conditions de travail que celles décrites par Oussama. Son récit devient alors collectif et anonyme. Oussama est la personne qui m’a permis d’entrer à Almería et qui reste la figure centrale du film.

Dans les paysages que tu filmes, les humains se manifestent « en creux ». Comment as-tu construit cette présence-absence ?

Cette absence renvoie d’abord à celle d’Oussama. Elle décrit aussi le manque de représentation des travailleurs d’Almería ; aujourd’hui, de nombreux reportages et films portent sur cet endroit, mais au début de mon travail ce n’était pas le cas.

La question du corps, de celui d’Oussama et des autres habitants du lieu, était pour moi centrale et très complexe. L’anonymat est au cœur de beaucoup de mécanismes quotidiens à Almería : les travailleurs sont invisibles, ils n’ont aucune existence sociale, aucune place dans la société européenne. Pour ne pas subir les représailles de leurs employeurs, ils évitent de témoigner à visage découvert. C’était le cas aussi pour Histoires de la plaine (2016), où j’interroge des paysans argentins qui subissent les effets néfastes des cultures de soja transgénique. Je cherchais un dispositif qui ne participe pas à l’invisibilisation, qui corresponde à la complexité de cette situation, tout en trouvant une incarnation.

Le film donne l’impression d’une fouille archéologique d’Almería, dans laquelle on plonge de plus en plus profondément. Comment s’est construite ton approche cinématographique dans ce lieu inhospitalier ?

Ma recherche commence parce que je sens qu’il y a un souci dans le fonctionnement de cet endroit. Je suis partie de cette intuition, pour ensuite la creuser, et enlever des couches les unes après les autres.

Oussama est l’un de mes films les plus courts, alors qu’il a été le plus long à réaliser : je suis retournée dans la vallée en 2016, 2017, 2018, et le montage s’est étalé sur plusieurs années. Le film résulte d’une réflexion à tâtons, d’un travail d’épure, pour atteindre le stade minimal où je sens que je ne peux rien enlever de plus.

La voix d’Oussama, par exemple, est construite sur de nombreuses strates. Je l’ai écrite à partir des souvenirs de mes discussions avec lui, mais aussi en m’inspirant des récits d’autres travailleurs d’Almería. Les descriptions sont simples, minimales elles aussi. Il s’agit de témoigner de leur quotidien à travers des éléments concrets : la paie, les horaires, les tâches à accomplir. Parce que chaque geste est compté, je voulais donner les chiffres, sans qu’ils saturent la parole. Ces choix sont directement issus de cette longue exploration d’Almería : en-dehors des rencontres, j’ai passé beaucoup de temps à conduire, à marcher, à chercher des points de vue, à comprendre l’organisation du paysage. Je circulais dans ce labyrinthe, cet espace qui se répète, se ressemble, rempli d’impasses. Après un certain temps, j’ai fini par ne plus m’y perdre.
Je voulais filmer une matière terrestre : les variations du béton, les rayures dans le plastique, les grillages en métal, les bassins, les touffes d’herbe. Cette échelle humaine, ancrée au sol, s’est constituée grâce à la caméra, qui détermine la distance avec ce que je filme : je travaille avec un objectif 50 mm qui correspond à peu près à l’œil humain (sauf pour le premier plan du zoom). Je cherchais un point de vue à la fois extérieur et subjectif, comme un regard qui se déplace, qui traverse le lieu.

Devant tes images, j’ai pensé à la «théorie du paysage 1» de Masao Adachi, et à la charge politique qu’il donne aux lieux. Dans ton précédent film, Histoires de la plaine, tu mets en regard l’exploitation des corps avec l’empoisonnement des terres de Colonia Hansen, en Argentine. Si les paysages sont le produit des activités humaines, ils semblent également engendrer leurs propres objets, leurs propres histoires.

Je suis sensible à l’idée que le paysage incarne les personnages qui le traversent et les oppressions qu’ils y subissent. En ce moment, je fais un travail de repérage sur l’effondrement d’une montagne dans les Alpes suisses. Pour moi, le cinéma a ce rôle-là : raconter la violence et la dureté de l’exploitation des corps et des paysages. Ce constat de dévastation des lieux habite de plus en plus ma recherche, là où mes premiers films abordent davantage la question de la mémoire collective (Chair de ta chair, 2004). Une amie m’a dit récemment que je filmais de la « science-fiction du réel » ; ce n’est pas quelque chose que je cherche, mais cette sensation vient des lieux eux-mêmes, qui traduisent toujours plusieurs époques en même temps.

Oussama m’évoque une scène de théâtre vide, dans laquelle des personnages invisibles circulent. Avant de réaliser des films, tu as travaillé en tant que metteuse en scène et dramaturge au théâtre et à l’opéra. De quelle manière cette expérience influence ton travail aujourd’hui ?

Effectivement, ma formation et ma pratique de théâtre ont beaucoup influencé celle que j’ai du cinéma. Même si ce sont deux approches diamétralement opposées : le cadre de la scène est au départ un espace vide qu’on remplit avec un décor, des acteurs, des lumières, des sons… Le cadre du cinéma documentaire contient d’emblée tout et il s’agit d’enlever, d’épurer, de guider le regard. Dans le cas d’Oussama, il ne reste qu’un paysage habité fantomatiquement par des êtres, des histoires, dont la voix narratrice est l’incarnation. Entre les murs d’Almería, le spectateur imagine des scènes qu’il a déjà vues ailleurs : des serres de tomates et de poivrons en plein désert, des travailleurs migrants à vélo croisés sur le bord des routes dans les campagnes de France et d’Italie… Entre le théâtre et le cinéma, reste finalement ce cadre, constamment débordé, qui s’élargit vers un hors champ imaginaire où d’autres vies, d’autres histoires, s’agrègent.

Propos recueillis par Baptiste Verrey, le 16 août 2022


  1. Masao Adachi, dans le scénario de A.K.A Serial Killer (1969) écrit que les paysages, quels qu’ils soient, sont des expressions du pouvoir politique dominant : « Tous les paysages que nous voyons au quotidien, et surtout les beaux paysages reproduits sur carte postale, sont fondamentalement liés à une figure du pouvoir dominant. »