Jean-René et sa fille Érika font les mêmes cauchemars. Tous deux partagent la même douleur au milieu de la poitrine. Ni elle ni lui n’en parlent. Dans le prologue de son film, Érika, en voix off, souhaite lever ce silence qui la hante jusque dans son sommeil. Les vues aériennes d’une jungle luxuriante dévoilent les paysages de l’île de la Réunion, le lieu de naissance de son père. L’image est en noir et blanc comme d’un autre temps. Incomplète.
À Mâcon, là où elle a grandi, son père répond face caméra et le regard fuyant : « Je ne pense pas avoir été dans le silence. L’essentiel est de se parler maintenant. » La brume matinale recouvre la petite ville bourguignonne. Enveloppé chaudement dans son manteau, il est prêt à lutter contre les brouillards.
Lèv la tèt dann fénwar (Quand la nuit se soulève) libère la parole enfouie tout en révélant la petite et la grande histoire qui traversent le destin de la famille Étangsalé. Jean-René est venu en France au début des années 1970 avec le programme du Bumidom (Bureau pour le développement des migrations dans les départements d’outre-mer), une politique d’émigration de travail pour les citoyen·nes ultramarin·es. On lui disait qu’il devrait attendre longtemps pour avoir une place en plomberie à la Réunion. Le Bumidom lui payait un billet d’avion, il serait formé. Arrivé dans l’hexagone, il prend conscience du mensonge. Il devient main-d’œuvre bon marché pour un métier qu’il n’a pas choisi et le billet était un aller simple. Pour reprendre les mots de l’homme politique martiniquais Aimé Césaire, le Bumidom a révélé à celles et ceux qui en ont bénéficié « qu’ils étaient des citoyens entièrement à part avant d’être des citoyens à part entière ». Cette sensation se transmet aux générations suivantes.
Traumatismes. Incompréhensions. S’il était un oiseau, dit-il, Jean-René irait souvent à la Réunion et même plus loin. Peut-être parce que l’oiseau revient toujours à son nid alors que dans ses souvenirs, il est parti sans comprendre qu’il ne pourrait pas revenir.
La France a préféré effacer cet épisode de son roman national. Les victimes gardent le secret comme une honte. Leur descendance enquête, à l’image d’Érika. Elle est retournée à La Réunion depuis douze ans. Elle cherche des réponses auprès des autres silencieux·ses de l’île et de celles et ceux qui, comme elle, partagent cette mélancolie postcoloniale, mélange amer de tristesse et de colère. Beaucoup de réponses se trouvent finalement dans l’histoire de sa famille métisse. La force du film est de ne pas se réduire à la seule parole du père. Elle prend soin de se filmer dans une écoute silencieuse. Surtout, ne jamais l’interrompre. Le mettre en scène dans des gestes du quotidien qui facilitent son introspection : le café où il est habitué à jouer au tiercé ou les moments de jardinage. Pour lutter contre sa pudeur, Jean-René doit être maître du lieu de sa confession. L’observer penser et être bouleversé par les souvenirs qui rejaillissent. Faire émerger les images d’archives quand sa mémoire se perd. Celles, rares, des bureaux du Bumidom tagués font entrer les revendications anti-impériales dans les manifestations de Mai 68. Après une séance de visionnage d’archives familiales, où fille et père échangent sur leur plaisir de filmer, Jean-René esquisse des propositions. Après tout, lui aussi a toujours aimé la mise en scène. Le film bascule. Rien de brutal, une évolution naturelle de la complicité entre deux personnages vers l’envie de créer ensemble. Mais le film reste dans ses mains, elle qui savait, dès le départ, que la caméra pouvait penser leurs maux et transfigurer leurs cauchemars. Lui le comprend petit à petit. L’élan commun va vers la célébration de leurs ancêtres. Tous·tes deux montent au sommet de la montagne réunionnaise et invoquent l’histoire des marrons qui ont lutté jadis pour se libérer du joug de l’esclavage. Il dit : « Si tous ces marrons nous regardent du haut de ces sommets, je me demande bien ce qu’ils pensent de nous aujourd’hui. » La réponse importe peu et leur appartient. Les fantômes les hanteront ensemble. Ce « nous » qui réunit le père et la fille est une victoire suffisante. Iels cherchent à répercuter un écho. Celui d’appeler les autres à se libérer de leur douleur au milieu de la poitrine.
Léonard Cortana