« J’ai donc été ce petit misérable qui ne connut que la faim, l’humiliation du corps, la pauvreté, la peur, la bassesse. De tant d’attitudes renfrognées, j’ai tiré les raisons de la gloire. – Sans doute suis-je cela, me disais-je, mais au moins, j’ai conscience de l’être et tant de conscience détruit la honte et m’accorde un sentiment que l’on connaît peu: l’orgueil. Vous qui me méprisez n’êtes pas faits d’autre chose que d’une succession de pareilles misères, mais vous n’en aurez jamais la conscience, et par elle l’orgueil, c’est-à-dire la connaissance d’une force qui vous permet de tenir tête à la misère – non votre propre misère, mais celle dont l’humanité est composée. »
Jean Genet, Journal du voleur, 1964
L’orgueil est une clé du documentaire de Laure Portier qui filme pendant quinze ans son frère Arnaud Gomez, dès la fin de son adolescence. Quand il décide de quitter la France pour échapper à une amende – outil banalement écrasant de l’arsenal répressif auquel il s’est déjà beaucoup confronté – il décline toute offre de secours :
« – Siàunmomentt’es dans la merde, tu m’appelleras ?
– Franchement, non.
– Qu’est-ce que t’es orgueilleux ! »
Comme Genet à son âge, il vit en Espagne de larcins et de vagabondages. Arnaud dort dehors, mais son orgueil le pousse à filmer son couchage dans le parc Güell nu de ses touristes, à la barbe des gardiens et avec vue panoramique sur Barcelone.
Arnaud, le corps onduleux comme Stilitano du Journal du voleur, offre un érotisme viril qui feint de s’ignorer. Il expose sa musculature à la caméra de sa sœur, prend le relai en se filmant et en se mettant en scène : un homme monte sur ses cuisses et force son grand écart, il frotte ses baskets sous le regard d’autres hommes dans des toilettes publiques ou plonge le téléphone vers son bas-ventre, tire sur son jogging et en extrait de la nourriture volée au supermarché. Mais si Arnaud est orgueilleux, Laure n’est pas en reste. Ne voulant pas perdre la face, elle suit les illégalités de son frère, jusqu’à les provoquer pour les filmer : graffiti dans le métro marseillais, incendie d’un scooter volé en Espagne.
L’orgueil guide aussi un montage haché, elliptique, comme la relation de la sœur à son frère, trop fier pour donner des nouvelles dans les temps difficiles. Comme Stilitano, solitaire, il tient l’autrice et son amour à distance, néanmoins autorise un compagnonnage intermittent. « Nano » se prête au jeu de « Laurette », s’éloigne de la caméra mais vérifie qu’elle le (pour)suit bien, lui envoie ses propres vidéos faites de propositions cinématographiques. Complices, iels apprennent par le dialogue un langage commun.
La réalisatrice et son frère ont des parcours divergents. Entrée en école de cinéma quand son frère se faisait enfermer en prison pour mineurs, le fossé qui les sépare aurait pu ne pas être comblé. Comme dans le texte autobiographique de Genet où il est à la fois personnage et narrateur, reflet de lui-même, double ennemi, le film articule une opposition dialectique entre le frère et la sœur : filmeuse/ filmé, voleur/volé, ignominie/ beauté, violence/tendresse.
Le film est sauvé par la solidarité. Laure Portier se montre elle aussi « en galère » et trahit sa position de cinéaste au montage : elle laisse entendre et déraper sa voix flegmatique, souvent hors champ, qui ordonne, insiste, qui est mise en difficulté, qui a peur. Le lien peut exister, le frère et la sœur sont uni·es, chacun·e victime et responsable de sa propre vulnérabilité. Quand la réalisatrice désespère de ne pas retrouver son frère parti au Pérou, on entend encore Genet : « Quand de Stilitano j’eus été abandonné près de San Fernando ma détresse fut encore plus grande, plus profond le sentiment de ma pauvreté. » La réalisatrice dépossédée de son histoire est à Lima, mais Arnaud n’est pas là. En effet, il est occupé à participer à la révolution chilienne. Arnaud devient donc lanceur de pierres et voleur révolutionnaire et d’autres rebelles masqué·es apparaissent dans le champ de ses vidéo-selfies, d’autres personnages peuplent ses dessins. Arnaud n’est plus seul et le lien fraternel peut se propager.
Clem Hue