Entretien avec Annik Leroy
Chacun de vos films – Berlin, Vers la mer, Tremor – est l’occasion d’un voyage. Quel est votre point de départ ?
Je n’ai jamais la sensation de voyager – même si c’est faux puisque je me déplace en Europe. Ces déplacements sont liés à des moments où je suis interpellée, de façon tout à fait émotionnelle, par un lieu, une architecture, des gens. Par exemple, j’ai découvert Berlin en accompagnant un groupe de performeurs belges. J’ai été sous le choc en voyant cette ville, le mur, toutes les traces de la guerre. Je voulais comprendre cette histoire qui nous entourait avec le mur. Pour Vers la mer, c’est différent. Après la chute du mur, j’ai saisi cette possibilité de tout à coup passer les frontières. Un des choix importants du film est justement de ne pas marquer ces frontières pour que l’on passe d’un pays à l’autre de manière floue, à travers le changement des langues.
Vos trois films sont habités par une même histoire, celle de l’Europe du vingtième siècle. Comment envisagez-vous cette écriture de l’histoire?
L’Europe est marquée par les traces des guerres qui nous ont précédées. Dans Tremor, il y a les Flaktürme, ces tours antiaériennes en béton construites par les nazis. Plusieurs sont encore debout à Vienne. Elles sont là, au bout de la rue, indestructibles. Ce sont des traces extrêmement fortes d’un passé qu’on se doit d’interroger, je pense, car il nous constitue.
En même temps, les films construisent toujours des décalages. Avec Julie Morel – la monteuse qui a travaillé avec moi pour Tremor, et m’a accompagnée dans les tournages –, on s’est attachées à trois rêves lus par Ingeborg Bachmann, dans un enregistrement de son roman Malina (1971). Ils évoquent le rapport extrêmement dur qu’elle a eu avec son père et le fait qu’il s’était enrôlé dans l’armée nazie. On a monté cet enregistrement avec les paysages filmés en Islande. Il n’y pas de rapport direct entre les deux, c’est une proposition pour faire entendre ces textes, les faire résonner. Je cherche par là à amener une vision plutôt que de passer par la notion d’information.
Le choix du noir et blanc a aussi à voir avec ça. La couleur me semble souvent banale, elle renvoie à quelque chose de donné. Les films dans lesquels la couleur prend une signification particulière sont rares. Ce goût du noir et blanc vient certainement de ma pratique de la photographie. Je le vois comme une façon d’amener une vision plus spécifique, qui échappe à un certain réalisme. Mes préférences vont du côté d’un réalisateur comme Béla Tarr, chez qui le noir et blanc est quelque chose de magique et exprime un univers intérieur propre à son cinéma.
Vos films sont élaborés à partir de matériaux très hétérogènes. Comment s’élabore l’écriture de vos films ?
Pour moi, l’écriture d’un film est une recherche, une aventure, rien ne doit être figé. Accumuler des documents (musiques, livres, sons) donne des pistes de tournage. Après un premier tournage, on regarde la matière, puis on se questionne, on se demande si on a vraiment tout ce qu’il faut. Pour Tremor, j’ai pu faire plusieurs allers-retours. Ne pas être obligée de tout tourner d’un coup sur une durée déterminée me permet de garder une disponibilité à laquelle je tiens. Pour le montage, c’est pareil, on fait des interruptions. Cette alternance entre les tournages et les moments de montage me permet d’avoir un espace de réflexion, me donne une grande latitude. J’ai besoin de questionner sans cesse ce que je fais, pour être toujours en route.
On sent une forme de patience dans la manière dont se fabriquent vos films. Cette façon de travailler a-t-elle un lien avec le fait de tourner en pellicule ?
Avec la pellicule, on travaille différemment qu’en vidéo. La bobine fait trente mètres, c’est-à-dire maximum trois minutes. On est dans un autre rapport au temps, on réfléchit autrement avant de faire un plan. Il faut savoir où se placer, quand lancer la caméra pour ne pas rater trop de bobines – aussi pour des raisons
économiques. C’est intéressant de se dire qu’au moment où l’on va tourner, c’est ce plan-là qu’il faut faire et pas un autre. Évidemment, il faut certaines conditions, une latitude du côté de la production. On s’installe, on réfléchit et on prend son temps. Si les nuages ne sont pas comme il faut, le soleil trop par là, on revient le lendemain.
Je n’avais que cinq heures de rushes pour Tremor, ce qui est très peu par rapport à des films en numérique. Je trouve ça bien, ça permet de se concentrer beaucoup plus. Par exemple, dans Vers la mer, les moments de conversation n’ont jamais été extrêmement longs, probablement parce qu’on les avait bien préparés. Les premiers entretiens sont souvent très expansifs, donc il faut suffisamment discuter au préalable, pour trouver le détail, la question qu’on veut extraire. La personne qu’on veut amener devant la caméra doit être en confiance pour arriver, au tournage, à quelque chose de condensé, à ne parler que de ce détail et pas plus. Je suis très attentive à cela.
Quand j’ai commencé à faire du cinéma, tout le monde travaillait en pellicule. Le 16mm est par excellence le format des gens qui font du cinéma documentaire expérimental, parce que c’est un format moins contraignant que le 35 mm. On est confronté aujourd’hui à l’impossibilité de terminer un film en pellicule et de pouvoir le projeter en 16 mm, parce que les projecteurs ont disparu des salles. C’est vraiment une contrainte actuellement. Pour Tremor, on a monté à partir des rushes numérisés. La matérialité de l’image pellicule reste malgré tout sensible dans le film, ce qui m’a rassurée.
La matière sonore constitue un élément très important dans le mouvement des films, qui mélangent des voix d’origines très variées, de la musique, des ambiances… Quelle place occupe ce travail de tissage entre les différents types de son?
J’adore les sons d’ambiance, donc, à part les archives, tous les sons sont faits sur place, même s’ils ne sont pas nécessairement synchrones. L’important est de saisir la sonorité d’un lieu, d’une personne. Au montage, ce travail pour traduire, intensifier, décortiquer les atmosphères prend beaucoup de temps. J’aime appuyer ou répéter certains sons. Pour le montage de Tremor, avec Julie Morel, nous nous sommes beaucoup interrogées sur la manière d’utiliser les matériaux sonores. Il y avait énormément de voix et nous avons cherché à ce qu’il n’y ait pas de hiérarchie entre elles. La voix de Pasolini coexiste avec celle de ma mère, qui vient d’un milieu très simple, racontant ses cauchemars. Je tiens à ce mélange de gens d’origines extrêmement différentes, avec des paroles et des trajectoires qui se trouvent, dans le film, toutes aussi importantes les unes que les autres. Puis, j’ai vraiment voulu que la musique soit physiquement présente, alors j’ai proposé à un ami pianiste d’être dans le film. Il joue une des suites pour piano de Scelsi, qui fait écho à l’Italie et à Pasolini.
Avez-vous la volonté de laisser une grande place au spectateur ou à la spectatrice ?
Des associations d’idées se forment, qui sont tout à fait compréhensibles pour moi et vont peut-être paraître plus ésotériques à d’autres. Après les projections, certaines personnes piochent un élément en oubliant la moitié du film, ne pensent qu’à cette séquence-là ou à cette musique-ci et commencent à déployer quelque chose de leur propre expérience, de leur propre vécu. Des éléments conscients et inconscients se juxtaposent dans une sorte de montage personnel du film. Ça permet d’échapper au cinéma documentaire parfois un peu rigide dans sa conception, à force d’être dans l’explication et l’information. Et puis, j’aime bien perdre un peu les gens, laisser une part de mystère.
Propos recueillis par Lola-Lý Canac et Alix Tulipe le 3 août 2021.
Titre extrait de Malina, Ingeborg Bachmann, 1971