Peux-tu nous expliquer dans quel cadre ton film, Les Veilleurs, a été produit ?
Le film s’est fait dans le cadre d’un atelier de réalisation qui fait partie d’un programme pédagogique, « Que faire ? », mis en place par le BAL et son pôle d’éducation à l’image. L’artiste invité soumet un constat à un groupe de jeunes, pour l’interroger collectivement : « Que faire à partir de ce constat ? »
L’ambition est de travailler à l’échelle nationale avec différents types de structures. Sans donner un regard exhaustif sur ce qu’a à dire la jeunesse, quelque chose se dégage tout de même.
J’ai pu choisir l’endroit où je voulais travailler. Vivant à Nantes, je ne connais pas très bien les villes de taille moyenne et leur sociographie m’intéressait.
Château-Thierry est une sous-préfecture de dix mille habitants, avec ses frontières sociales et ses particularités. On a travaillé avec un centre social de la partie haute de la ville, qui rassemble des quartiers plutôt populaires. Une France qui a peu voix au chapitre, finalement.
Quelles ont été les étapes du projet ?
Ma proposition partait du livre de Jonathan Crary, 24/7. Le capitalisme à l’assaut du sommeil. Fabien Oliva et Clément Simon, qui suivent le programme, jouent un peu le rôle de producteurs. Il existe un vrai positionnement dans ce programme : l’atelier s’écrit et se réfléchit comme un film, avec une note d’intention. Le groupe est préparé en amont : il rencontre une conférencière sur l’image ; Fabien et Simon leur expliquent comment va se dérouler le tournage ; puis je commence l’atelier par deux jours de repérages et d’écriture. Ensuite, il y a une semaine de tournage, pendant laquelle je suis assisté au son par Gil Savoy. Le budget, assez confortable, permet d’avoir une semaine de montage et de terminer la postproduction.
Comment les jeunes se sont-ils approprié le livre de Jonathan Crary ?
Le groupe est très hétérogène, avec une grande disparité d’âge (entre 12 et 19 ans). Je leur fais part de quelques constats du livre : le rétrécissement de la moyenne du temps de sommeil, le fait que le sommeil perturbe la marche du monde néolibéral, le récit du bruant à gorge blanche, cet oiseau qui peut voler plusieurs jours sans dormir, l’amélioration des performances, le mode veille, etc. Ces éléments nous permettent de réfléchir ensemble au scénario. Au bout d’un moment, j’essaie de les faire discuter dans le noir, en commençant à les enregistrer. Je les plonge dans une expérience inhabituelle pour que le cadre ne soit pas trop scolaire non plus.
Les plus âgés sont plutôt à l’aise avec la problématique développée dans le livre, sur la manière dont ils occupent leur temps de sommeil. Deux d’entre eux ont été veilleurs de nuit, donc ils ont cette conscience que la terre ne s’arrête jamais de produire ni de consommer et que le sommeil est un territoire intime fragilisé. Cette idée parle moins aux plus jeunes, qui par contre racontent très facilement leurs rêves, ce qu’ils font de leurs nuits et comment ils adorent essayer de dormir le plus tard possible, parce que c’est ce qu’on fait quand on est enfant.
Le lendemain, on fait des entretiens sonores. On passe une demi-heure en tête à tête. En plus de récolter leurs paroles, cela me permet de les rencontrer. Grâce à ce temps-là, je partage quelque
chose avec chaque personne. Je ne divulgue jamais ce qui s’est dit en entretien. Cette sorte de secret entre nous tisse une confiance. J’ai besoin de cette complicité pour avancer dans le groupe. À la fin des deux jours, le seul élément du scénario était d’avoir pour guide un personnage insomniaque, qui marche la nuit, et qui aura plusieurs visages, parce qu’ils ont tous envie de jouer.
De quoi sont chargés les jeunes au tournage ? Filment-ils en plus de jouer ?
Il n’est pas simple d’occuper tout un groupe de dix-sept. Le premier jour, je leur propose de tourner des portraits individuels, silencieux, que l’on voit à la fin du film. Je leur demande de se mettre en silence devant les autres. J’ajoute la seule consigne de ne pas cligner des yeux, ce qui fait venir des larmes chez certains au bout d’un moment. Ce ne sont pas des techniques de training cinématographique, mais de petits moments à eux, de concentration. Le groupe est vraiment né à ce moment-là.
Pour les plans filmés sur pied, on définit le cadre ensemble, puis ils actionnent et font le point. Au son, ils sont deux à la perche et à l’enregistreur. En même temps, les autres enregistrent la voix off, font des repérages, préparent les lieux. On collecte les images extraites d’Internet et on réalise les captures de jeux vidéo. On décide d’une voix off qui mélangera entretiens sonores et citations du livre. Cette semaine est faite de constants allers-retours entre le tournage et l’écriture du scénario et d’un séquencier. Pour le montage, on a juste le temps de dérusher. Je ne voulais pas partir sans connaître les rushes qu’ils aimaient. J’ai monté le film seul avec David Zard, mais une grande partie des décisions se sont faites avec le groupe parce qu’elles respectent le séquencier et le scénario. La plus grande liberté qu’on a prise a été d’utiliser la séquence de relaxation en ASMR comme voix off principale.
C’est un film d’atelier, écrit et réalisé collectivement, mais présenté comme un film de Vincent Pouplard. Comment penses-tu ta place de réalisateur dans un cadre comme celui-là ?
Je ne suis pas le seul auteur de ce film et c’est important de le dire. Évidemment, c’est toujours un peu délicat. Le cadre préexistant laisse peu d’espace pour affirmer cette démarche collective. J’ai, bien sûr, pensé le film plus que les jeunes qui l’ont réalisé. J’occupe la place de celui qui suit cette création du début à la fin. D’où le fait que j’aime bien me déplacer avec les films et expliquer le processus de fabrication, dire : « On va essayer de travailler nos envies communes, mais j’en serai le grand architecte, si ça vous va. » Il arrive que le résultat soit mitigé, que je sente qu’il ne s’est rien passé.
Ces films-là, j’essaie de ne pas les diffuser. Ce n’est pas intéressant si les gens ne sont pas contents.
Le cinéma appartient au collectif, se fabrique toujours à plusieurs mains. J’ai débuté en tant qu’assistant sur des plateaux. J’ai vite compris que sans travail d’équipe, un très beau plan n’existerait pas. En documentaire, les personnes filmées ont une certaine maîtrise, sont un moteur. Sinon, elles sont de simples objets d’une forme pré-éditorialisée. Pour moi, ce n’est pas ça, l’écriture documentaire. Pour que cela fonctionne, il faut un désir commun pour trouver la bonne manière de raconter quelqu’un.
Le film s’inscrit dans la pratique d’un cinéma qui sert à autre chose qu’à lui-même, valorise l’expérience de fabrication en soi. Comment envisages-tu cette dimension ?
Faire un film est une façon de proposer au groupe l’expérience la plus juste possible, qui leur fasse du bien. Une richesse déborde forcément du film. Par exemple, quand j’ai voulu qu’il y ait des lieux extérieurs dans le film, j’imaginais des espaces d’émancipation. Un des jeunes nous a parlé d’une sablière : un endroit merveilleux que personne ne connaît, juste à côté de leur quartier, avec une petite forêt autour. On a improvisé un tournage là-bas. Ce n’est peut-être pas la séquence la plus réussie, mais ça a été un bon moment pour eux, et certains y sont retournés plus tard. Il fallait garder cette séquence. Je ne fais pas ce film-là uniquement pour mon plaisir ou celui des spectateurs. S’il est réussi, tant mieux, mais ce qui se passe pendant l’atelier est très important : on refait le monde, on discute. Comme avec l’éducation populaire, on s’enrichit mutuellement. Dans l’atelier, je me positionne en cinéaste mais aussi en pédagogue. J’essaie de leur transmettre mon plaisir à faire des films et l’idée qu’ils sont capables d’en faire eux-mêmes.
Propos recueillis par Alix Tulipe, le 12 août 2021.