Quand j’entre dans La ville en deux strates, j’ai des questions en tête et une colère au ventre. En France, l’été porte l’odeur inhabituelle d’un fumet de carbonisation générale. « Katastrophè », renversement : le sol s’échappe vers le ciel, en fumée. Je marche sur la terre noire, opaque, muette de la vallée où j’ai grandi. Des images me viennent. Je vois des incendies, des inondations, des tempêtes, des tremblements de terre que je n’ai pas vécus. Des récits médiatiques se mélangent aux histoires familiales. Sous moi, je sens la présence d’une forêt fantôme, muette et insaisissable.
Comment chaque génération s’approprie-t-elle une catastrophe ? Quel espace le désastre laisse-t-il derrière lui ? Haruka Komori et Natsumi Seo s’engagent dans cette recherche, poussées par l’onde de choc du séisme et du tsunami de 2011. À cette époque, elles finissent leurs études d’art à Tokyo et se portent volontaires pour aider les survivant·es de Rikuzentakata. Elles travaillent ensemble sur un premier film, composé de témoignages des victimes (Under the Wave, on the Ground, 2014), et créent une association qui ouvre un espace de dialogue mémoriel. La ville en deux strates prend la forme d’un anti-film-catastrophe, issu d’un atelier qu’elles organisent en 2018 : il se déploie autour du tsunami, plusieurs années après l’événement. Les images de la vague, des morts, de la destruction sont absentes, parce que déjà trop données en spectacle. On rencontre Koda, Yonekawa, Sakai et Miura qui déambulent timidement dans la ville en pleine reconstruction. Iels collectent les récits des rescapé·es et les retransmettent de mémoire, face caméra, avec inexactitude. Ces témoignages sont rendus vivants par leurs hésitations et leurs gestes maladroits. On partage leur culpabilité, leur compassion. Parfois, l’histoire des autres se connecte à la leur, des souvenirs refont surface.
Trois lycéennes boivent un milk-tea paisiblement attablées. Elles sortent tout droit d’un quotidien ancré dans le temps continu d’un pays surdéveloppé. Seulement, un trou béant fend le décor : les adolescentes se souviennent de leurs ami·es disparu·es.
« Nous étions une soixantaine avant le désastre. Seuls quarante d’entre nous sont revenu·es quand l’école a réouvert. »
La faille continue de s’ouvrir. Les histoires collectées dessinent la ville invisible, enterrée, qui se trouve là, à quarante pieds sous les nouvelles routes, les nouveaux centres commerciaux, les nouvelles écoles qui peuplent la baie. Les récits ne constituent pas seulement une ville à « deux strates ». Celle-ci est formée par une infinité de couches qui se font écho. Iels imaginent l’avenir de cette cité construite sur l’ancienne. Nous traversons un portail : 2031. Devenus parents, les quatre personnages font découvrir la ville-du-dessous à leurs enfants :
On a descendu les escaliers ensemble.
Le bruit de nos pas résonnait. […]
Une lumière nous éblouissait. […]
En bas il y avait des fleurs partout.
Des fleurs de printemps, d’été, d’hiver, d’automne, toutes en même temps.
Mon père s’arrêta soudain et dit :
« C’est notre maison, là où j’ai grandi.
Nous avons cette ville à remercier pour celle qui est là-haut. »
En disant ça, il a ramené ses mains jointes sur sa poitrine
Je ressentais la même chose
Alors en murmurant « merci », j’ai joint mes mains aussi.
Les réalisatrices écrivent entre les lignes une « chanson pour nous remettre en place », un récit choral qui cherche sa fonction réparatrice. Le dispositif documentaire se conclut en dévoilant son architecture : nous assistons depuis le début à une cérémonie d’hommage aux victimes du tsunami. Le film se place au centre d’un processus de deuil. Le tsunami y est intégré dans une continuité millénaire, qui lui donne un sens, une cohérence cosmique. Mais dans le silence qui incombe à la guérison, le film reste muet sur la multiplication des désastres environnementaux et sur l’accident nucléaire de Fukushima, survenu au même moment. La mise en scène ne permet pas de saisir l’urgence des questions qu’elle pose sur notre rapport actuel aux catastrophes. Celles-ci ne sont plus intégrées dans un cycle ancestral, elles sont prises dans une série de destructions climatiques. Les autoroutes, centres commerciaux, usines qui sont reconstruites à Rikuzentakata préfigurent de nouveaux désastres.
Devant ces images, la forêt souterraine prend forme. Les choses qui n’existent plus et les choses qui naissent se mélangent. Je me projette en 2031, dans un avenir qui accepte paisiblement l’idée de la catastrophe, mais ça ne passe pas. Je ressens toujours la même colère face à la brutalité de la disparition. Comment ne pas être révolté·e par l’arbitraire de ce drame ? Dans le fossé qui me sépare du Japon, je me demande si je peux accepter un film qui parle de désastre et cherche l’apaisement. Devant la destruction programmée du vivant, comment peut-on être en paix ?
Sous le sol carbonisé, je marche au milieu de la végétation fantôme. J’entends l’écho des voix des quatre adolescents. La proximité que j’ai ressentie avec la vulnérabilité de leurs témoignages me fait espérer une solidarité générationnelle face au désastre, une internationale de l’imaginaire catastrophique. En revenant de La ville en deux strates, je pense avoir trouvé ma « chanson pour nous remettre en place » :
Ce qui s’appelle
Si nous quittons la Terre comme un terrain de jeu, déserte Si nous pouvons assister à la chute des oiseaux sans en perdre la tête
Si nous reprenons le seau et la pelle pour fouiller dans le puits
Si nous nous contentons des os sans la chair, de la gangue sans
la graine La vie
Sans prendre les singes pour maîtres à penser – et les fous
Sans plonger dans les plantes, les mains jointes et devant
Sans inventer les chevaux et les chiens
Sans laisser au plus lent des plantigrades
le soin de tenir le monde
Sans s’abîmer dans l’océan pour peut-être en renaître
Il n’y en aura pas
Pour nous
Si ! 1
- Ce texte se trouve à la fin du roman Plasmas (2021) où Céline Minard imagine les dernières paroles d’un alter ego de Greta Thunberg – elle mène une insurrection inter-espèces et planétaire contre le capitalisme des adultes.