Sculpter un simulacre de vie, en utilisant la mort comme outil

Peaux remplies, gonflées, maquillées, les animaux se redessinent et renaissent pour leur performance plastique. Dans ce lieu où la vie et la mort ne sont qu’hybride, le combat parfois absurde de l’homme à vouloir préserver, reconstituer et remodeler la mémoire matérielle. Ces regards pleins de vie réfléchissent le goût de la mort. Vivant en cage ou mort en paille, tout n’est qu’illusion, la vie n’est pas là où on l’attend. A la galerie du Muséum elle n’a pas droit de cité, la moindre faille engendrerait la mort du trompe l’œil de la vie. Lorsque l’arche de Noé s’édifie, le crocodile pleure, l’éléphant barris, l’ouvrier charge et la poulie grince. Écrasé au clair de lune, le renard rusé à trouvé le chemin de la guérison éternelle, le phoque quant à lui a laissé son pardessus à l’entrée. Temple de la consommation zoologique, où ils viennent observer et acheter. Dans cet artifice de lumières et de couleur, les regards se croisent sans se rencontrer, qui de l’animal ou des animaux verra / verront ?

Arnaud Soulier et Davide Daniele

J’ai 25 ans et je n’ai jamais vu un mort de Ludovic Vieuille

Des images en plan fixe, en couleur qui disent la « première fois ». Et puis, de plus en plus régulières, d’autres images silencieuses, en noir et blanc, de visages qui sourient. J’ai regardé l’écran. J’ai écouté les autres parler de leur «première fois». Parler de cette réaction étrangère à nous-mêmes parce qu’inconnue, immense, sauvage aussi. Et dans la pièce déserte, je pense à « ma première fois ».

La mort. Son cadavre. La laideur du corps déformé. L’amphithéâtre. La tombe qui protège de l’oubli. Combien de mots non dits, par orgueil face à la souffrance présente ou à venir. Et pourquoi? Parce que la culpabilité entretient le mythe du regret, du «je n’ai pas su lui dire…». Parce qu’on ne nous dit rien sur la mort, personne ne veut la regarder avant le dernier moment. Ensuite, il est trop tard. Cette peur de la mort qui ne supporte pas de laisser partir. Est-ce une faiblesse née de notre culture judéo-chrétienne? Sans doute. Oui. Culpabiliser autrui parce qu’on se culpabilise. Rétrécir alors le champ de l’émotion, la transformer en quelque chose de collectif. La mort est si intime, pudique aussi. Devoir la partager parce que personne n’en parle justement. Faire son deuil. Justifier sa peine. L’exprimer par crainte que le silence apparaisse comme de l’insensibilité. Être digne. Mais c’est quoi être digne? Refuser la souffrance parce qu’elle enlaidit? Et la vie dans tout cela? La télévision nous montre mille, dix milles, cent milles cadavres par jour et dans ces images, personne ne parle de pudeur. Et lorsque les proches pleurent leurs morts, sommes-nous digne de les regarder? Non. Et la culpabilité, le refus, l’abnégation n’y changeront rien parce que la mort est une réalité d’autant plus d’actualité que la génération à laquelle j’appartiens la subit. Nous ne cessons de compter nos morts d’ici ou d’ailleurs. Et les tabous ne changent pas parce qu’on ne la dit pas, cette mort qui bouffe de l’intérieur celui qu’elle habite, qui bouffe de l’extérieur ceux qui la regardent, impuissants. Mourir à vingt ans ou à quarante. Il n’y a pas d’âge pour mourir. Mourir. Mourir avant les autres, avant d’avoir seulement accepté que ce serait avant les autres, avant que les autres ne l’acceptent non plus.

Et les sourires des images en noir et blanc s’accélèrent en même temps que nos pensées formulent des mots auxquels nous n’avions pas pensé. «Parler de la mort porte malheur». De toute façon le malheur est là. Après avoir refusé de nous élever dans la connaissance réelle du mot, on nous oblige aujourd’hui à y penser. Qui on? Ceux qui pensent qu’on restera en vie plus longtemps. Cesser de s’abstenir parce que nous n’en avons pas le temps. Le noir dans une minute, dans une heure et alors ? Le deuil qui prendra un jour, un an, un siècle. Dans le noir. Au fond d’un lit cliniquement hostile, au bout d’un couloir d’urgences ou au bout de la course du sniper. J’ai envie de vivre et le sens de mon silence, pendant cinquante-deux minutes, m’a parlé de la mort. J’ai accepté d’y penser pendant cinquante-deux minutes. J’accepte d’en parler en trois mille cinq cents signes.

Nathalie Sauvaire

De l’acte cinématographique au passage a l’acte

Jospin s’éclaire…

C’est un film sur le personnage (de) Lionel Jospin, côté coulisse de la campagne présidentielle. Un sujet qui séduit a priori le spectateur : quelque chose nous est toujours caché, de l’ordre peut-être du secret voire du sacré, en tout cas inaccessible. Le tout renforcé par la censure qui accompagne parfois les films « engagés ». Pour nous surprendre et dépasser cette simple curiosité, le film doit faire sens, le cinéma doit prendre forme. Si le film Jospin s’éclaire… répond en partie à cette curiosité, celle-ci s’estompe rapidement car, entre autre, le cinéma ne surgit pas. On constate que la politique et ses campagnes électorales sont subordonnées à l’importance des médias, particulièrement audiovisuels. Quelqu’un l’ignore t-il encore? Au pire, cela entretient l’idée que la politique n’est vraiment plus que ça : un spectacle, écartant toute idées de franchise chez les hommes et femmes dont c’est le métier. On en préfèrerait presque, l’incursion des Guignols de l’Info dans les pensées supposées de Jospin et Chirac au cours du débat télévisé qui les a réunit. Pensées qui nous ramène à l’idée qu’ils ne sont que des hommes, et que dans une situation similaire nous aurions eu un comportement identique.

On pense ensuite au public de proximité : acquis ou affectivement proche de la situation observée, à défaut d’être filmée. En l’occurrence, ce film intéresse et satisfait sûrement ceux qui ont fait campagne aux côtés de Jospin. Et qui, peut être, «témoigne d’une prise de pouvoir de la machine politique sur la machine cinématographique».

La Conquête de Clichy

La forme n’est ici pas si différente que précédemment. Mais le film et son personnage très «consistant» pousse plus loin la réflexion, notamment sur le cinéma. La connivence qui se noue entre les personnages et la machine cinématographique est pointée par J-L. Comolli. Celui-ci poursuit sur l’extrême difficulté de rendre antipathique un personnage «cinégénique», un personnage à la présence forte, qui existe et qui en ce sens répond au désir supposé du réalisateur, d’un réalisateur. Si cette connivence contamine le public, on touche alors à une des limites du cinéma, dans son incapacité à résoudre l’ambiguïté, si ambiguïté il y a.

En effet de surprises, de découvertes, il y en a finalement peu pour celui qui sait observer et n’attend pas le cinéma pour le faire. On est dans ce film au cœur de la relation d’un candidat à ses électeurs potentiels, d’un commerçant à ses clients. On y rencontre des individus dont sans surprise, nous constatons que ce qui les touche de près, les aide, les soulage (un emploi, un logement), les rassure (la sécurité), etc., les rapproche d’un candidat plutôt que d’un autre. Y compris toute les convenances, réflexes les plus primaires, les a priori les plus mesquins.

De connivence on peut aussi ne pas du tout en ressentir, écrasé par cette réalité affligeante re-dévoilée. Le sentiment du spectateur, qu’à la place du cinéaste, à ce moment nous aurions interrompu le film, ou quitté la salle. Le miroir que tend ce film aux électeurs de Schuller leur renvoie une image cohérente qui leur convient. C. Otzenberger confirme par ailleurs cette idée : «Schuller m’a donné ce qui semblait être bon pour son électeur, pour lui : le personnage qui doit rentrer dans l’histoire». C.Q.F.D. Et de ce point de vue, sans conteste, le film ne manque pas sa cible : montrer ce qu’est une campagne politique. Que la cible ne soit pas la bonne peut s’envisager, au moins pour le spectateur.

La Campagne de provence (extrait)

Le cinéma au secours de la connivence.

M. Samson désigne les stratégies pour déjouer cette connivence – indispensable pour filmer Mégret pendant neuf mois – : la musique, son corps d’interviewer qui réagit dans le cadre, les mots à l’image, et la transmission de la violence des propos par la suppression du contre champ par exemple. C’est la force de ce film d’y réussir brillamment, avec quelques excès il est vrai. De plus, tout ceci est explicite dans le film et permet au spectateur de choisir «sa distance» de lecture, ou éventuellement celle de son refus.

Comme le souligne justement Christophe Gallaz (un des intervenants), s’agit-il pour l’auteur, devant sa crainte de ne pas exister dans son film ou de ne pas exister correctement, de se définir soi plutôt que de vouloir terrasser la cible. Et se demander si cela apporte quelque chose, et pas seulement de donner bonne conscience au Front National, pose la question incontournable de savoir à quoi servent les films politiques.

La distance « idéale » est bien souvent approchée par Marcel Ophuls, vraisemblablement au moment précis où il n’a pas interrompu le film. Nous n’avons pas quittés la salle parce qu’enfin : « je ne peux pas laisser dire ou laisser faire ». Dès lors pour le spectateur la suite peut prendre forme en actes, au quotidien…

Christophe Postic

Intervista

Après la projection de la Conquête de Clichy et dans le cadre du séminaire Affinités Électives, Christophe Otzenberger nous a accordé une interview.

À la vision de ton film, une des premières questions qui vient à l’esprit est celle de l’importance de l’équipe.

Ce n’est pas une histoire de nombre, c’est une histoire de temps. Dans les films que j’aime, je regarde avant tout combien de temps les gens sont restés. Depardon est resté six mois, Marker prenait un temps fou pour faire les films. Moi, j’ai décidé de rester avec ces gens longtemps et la proximité, elle s’est faite comme ça. La première séquence, c’est le deuxième, troisième jour de tournage. Et là on y a été au flan. Il faut que tu saches un truc, Gabin disait «un film, c’est une bonne histoire avec de bons acteurs». Un documentaire, c’est une bonne histoire et de bons acteurs. Schuller, c’est un homme politique donc un mec qui a besoin de la caméra pour exister. Il était complètement inconnu à l’époque et avait envie de montrer combien il était formidable. Donc il s’est prêté au jeu. Il a joué la comédie, sa propre comédie et ça marche. Cela dit, on était trois ou quatre, sur les grosses parties on était quatre. Il y avait un opérateur, un ingénieur du son, un assistant et moi. Quelquefois on a tourné avec une deuxième caméra. Les jours d’élections, il y avait deux équipes complètes, une au PS, une autre au RPR. Mais le plus souvent nous étions trois.

Avant la projection de ton film, tu as dit que tu avais choisi de filmer Schuller alors qu’il n’était pas connu, afin de faire un documentaire sur la politique locale.

Oui, c’est ça. J’avais envie de raconter ce qu’est une campagne de terrain. Comment on fait de la politique de terrain. Je me demandais comment on fait pour prendre une ville et je suis tombé sur Schuller un peu par hasard. C’est mon assistant de l’époque (mon producteur maintenant) qui m’a trouvé Schuller. Je l’ai vu, j’ai vu comment il fonctionnait en ville et j’ai dit : «il faut faire un film avec ce mec là». Les petites attentions, les petits cadeaux, comment on fait pour séduire les gens politiquement perdus et dans la merde. Il me semble que ce film raconte largement autant les gens que les politiques.

Comment a-t-il vécu la présence de la caméra?

Un homme politique a besoin d’être aimé, d’être élu, et a besoin de laisser une trace. Un maire quant il est élu, il monte une médiathèque! Il m’a donné ce qu’il voulait que la caméra capte de lui, ce qu’il voulait que je capte de lui et que les gens voit. Et à partir du moment où il a voulu montrer des choses aux gens, des choses de lui, et bien il joue comme il le veut et mon boulot c’est de filmer ce mec comme il a envie de l’être. Les gens n’oublient jamais la caméra. Tu te composes le personnage que tu veux être. Il faut laisser leur chance aux gens de dire qui ils sont vraiment.

Mais par moments il dit quand même des choses énormes, tout en sachant que la caméra enregistre…

Oui. Parce que son électorat c’est tout à fait ça!

Tu ne parlerais donc pas de dérapages ?

Jamais, jamais ! Dans les rushes, combien de fois il dit «ça c’est off». Et pour moi quand c’est off, c’est off. Il dit des choses terribles, et parfois in. Je n’ai pas voulu les monter parce qu’il ne fallait pas non plus qu’il soit trop caricatural ce garçon. Il l’est assez comme ça.

Donc tu es resté cinq mois. Comment cela s’est passé au niveau des financements ?

Quatre mois et demi exactement. Je travaillais dans une boîte de production, IMA, donc pour la production c’était facile.

Est-ce qu’il est envisageable que le film passe un jour à la télévision ?

Oui, J-P. Elkabbach l’a annoncé en conférence de presse. Elkabbach himself !

Au départ, il paraît que tu voulais filmer Catoire et Schuller…

Ça c’est une connerie d’un journaliste ! C’est vrai que j’aurais voulu filmer Catoire plus mais lui ne voulait pas. Il y a même un moment où il ne voulait se laisser filmer qu’en extérieur, comme on le voit tout le temps dans les marchés.À un moment ça m’a tellement gonflé que j’ai posé la caméra. Moi je voulais faire un film sur, comment on prend une ville. Et j’ai vu comment on prend une ville mais aussi comment on la conserve. À un moment j’aurais bien voulu filmer ça. Puis comme il n’a pas voulu, je ne l’ai pas fait. Est ce que le film aurait été différent? Je ne sais pas. Sur le terrain, les socialistes sont toujours à la traîne de Schuller et à partir du moment où il n’y a pas d’autres réponses que des réponses complètement démagogiques… Il faut le dire. À mon avis si l’opposition avait réellement existé à Clichy, Schuller n’en serait certainement pas là. C’est la vérité.

Tu avais combien d’heures de rushes? Le travail de montage a finalement pris combien de temps ?

J’avais environ cent heures et le montage m’a pris trois mois. Pour moi, le travail de montage c’est du pain béni. J’ai monté toutes les scènes. On a commencé comme ça. Ensuite on a monté les séquences. Une séquence elle dit un truc, elle en dit pas deux. Quand tu vois une séquence, tu sais un peu ce que tu as envie qu’elle dise, pourquoi tu l’as filmé. Globalement, on a monté dans l’ordre du tournage. À partir du moment où tu veux faire dire quelque chose à quelqu’un (ou à une séquence) mais que la matière n’y est pas, c’est là que tu te prends la tête. Nous on s’est pris la tête pour que le film soit bien rythmé, drôle, efficace. Il n’y a qu’un plan que je regrette mais que l’on a enlevé en accord avec le monteur. Celui où Schuller se fait prendre en photo. C’est un plan qui me manque mais chaque fois qu’on essayait de le mettre, cela ne marchait pas. C’est le film qui décide, ce n’est plus toi. Un film ce n’est pas pour te faire plaisir, c’est pour ceux qui le voient. Mais si en plus tu te fais plaisir, alors c’est bien. En général tu te fais plaisir. Il y a du plaisir à donner et il y a quelque chose d’assez généreux dans le film.

Tu t’es confronté quand même à la réalité…

C’est ça le bonheur du documentaire. C’est le réel et dans le réel tu as beaucoup d’imprévu. C’est le bonheur du cinéma direct bien sûr.

Est ce que l’on peut dire que c’est un film qui réveille le sens citoyen?

C’est pas fait pour ça. C’est le constat d’une France malade. Schuller a les moyens de promettre puisqu’il est vierge.

Au niveau de la diffusion, le film est sorti dans une seule salle à Paris. A-t-il été diffusé en province, dans des villes comme Marseille, Toulouse ?

Non. D’abord le distributeur n’ a pas bien bossé et puis diffuser en vidéo ce n’est pas simple. La presse et surtout l’affaire Schuller, m’ont donné un coup de pub inouï. L’affaire Schuller a fait de moi un réalisateur connu et qui peut faire d’autres films plus facilement, c’est formidable. Mais je n’ai pas fait un film contre Schuller. J’ai fait le portrait d’un inconnu et d’une campagne locale. Je lui dois quelque chose à Schuller, la réussite du film. Si le film a des qualités et j’espère qu’il en a, elles étaient les mêmes avant que l’affaire Schuller n’éclate. Le film sort le 12 avril à l’Entrepôt, le 13 il y a un mandat d’arrêt international contre Christelle Delaval! Le coup de bol! Mais objectivement, le film existait avant. C’est à ça qu’il faut réfléchir.

Le public réagit devant le film. Il a l’air inquiet. Qu’en penses-tu ?

Le public qui vient voir mon film est un public bourgeois, un public d’intellectuel. On me reproche souvent de ne filmer que les pauvres. Mais eux ne viennent pas à L’Entrepôt(1). Ils vont voir Usual Suspect qui, entre parenthèse, est un bon film. Les gens qui sont dans une situation difficile est ce qu’ils ont envie de se voir? Hélas, non. Hélas, parce que peut-être ils pourraient réagir.

Est ce que tu as été parfois fasciné par le « personnage Schuller » ?

Ce type fait son boulot très bien. Il fait des bisous aux petites vieilles et promet des logements aux gens. Fascination non, mais «hurlage» de rire, oui. Je n’ai jamais été révulsé par Schuller car si je l’avais été, alors là j’aurais fait un film qui aurait dit : «tous pourris». Et je ne voulais pas faire un film poujadiste et antidémocratique. Par contre, je me suis posé la question du personnage de Christel Delaval qui est un personnage étonnant, édifiant. Elle est traitée en «personnage» et non pas en «politique». Je me suis posé la question : est-ce que tu traites un personnage politique comme un personnage de cinéma normal? Je n’ai pas de réponse. Est-ce que tu peux donner du plaisir à des gens en sachant que tu filmes d’affreux goujats? Fascination, ça voudrait dire que je ne me suis pas posé cette question là. Le vrai problème est celui du public auquel tu t’adresses. Objectivement ce film n’est pas malhonnête pour eux (NDR : la bande à Schuller). Je n’ai montré que la vérité, ma vérité à moi, ce qui m’a intéressé. C’était un choix de ne pas faire un film militant.

Propos recueillis par Arnaud Soulier et Éric Vidal

  1. Salle d’Art et d’Essai parisienne.

La Conquête de Clichy

« Mais, au XXe siècle, si tu ne t’es pas préoccupé des problèmes du monde, quel artiste es-tu ? » (1).

Faire un film documentaire est en soi un acte immédiatement politique, corollaire d’un engagement, d’une certaine foi de la part du réalisateur. À la manière de Raymond Depardon suivant Giscard dans 50,81 % (film malheureusement toujours censuré), Christophe Otzenberger explore un champ précieux.

Mars 1994, la ville et le canton de Clichy, cité historiquement socialiste, sont convoités par le RPR. Et c’est, le aujourd’hui trop célèbre, Didier Schuller, qui est chargé de mener la bataille…

Dans le cinéma direct, le réalisateur découvre la réalité en même temps qu’il la filme. Face à cette réalité brute, « non contrôlée », « il est absurde de dire que le cinéma direct puisse être objectif. On interprète par le regard, la position de la caméra, ce qu’on filme et ce que l’on ne filme pas » (2). La présence de la caméra elle-même crée une nouvelle situation, elle modifie les rapports.

Et pourtant ! Le film dépasse la « pire » idée de la politique. Il fait surgir des vérités « cachées », leurs donne une envergure, une authenticité de façon plus percutante que n’importe quelle fiction. Le film se confronte à la réalité. Les dérapages du couple Schuller-Delaval, caricatures grossières du monde politique, sont tels, que le spectateur ne peut en être qu’effrayé.

« J’ai regardé aussi ce que sont les idées devenues… » dit Christophe Otzenberger.

En ce sens, « La conquête de Clichy » est une violente remise en question pour l’homme et le citoyen ainsi qu’un formidable document sur l’exercice « local » de la « démocratie »…

 Anne Rogé

  1. Joris Ivens in cinéma du réel 1988
  2. Louis Malle in cinéma du réel 1988

Les Ouvriers sortent de l’usine

Le cinéma à cent ans et les festivités n’ont pas manqué pour cet anniversaire. Le cinéma a cent ans et tous les points de vue existent. Le cinéma à cent ans et Harun Farocki nous emmène dans un univers qui a plus de cent ans, mais qui lui non plus n’a pas vieilli. L’actualité est là, imprimée sur la pellicule grâce à un support qui nous est devenu familier.

Une sortie d’usine. La sortie de l’usine. Une fourmilière humaine devient masse informe. Elle fuit l’horizon sans voix, d’un quotidien qui ne lui parle pas, à qui elle ne parle pas. Le cinéma agrandit le format d’un monde. Cent ans d’apprentissage de l’image ont animé ce monde, et notre œil, dans l’accumulation, se baigne dans cette éternité.

L’ouvrier n’a pas le choix. La réalité des images façonne autour de nous une toile que le spectateur rêverait de dépasser si l’évidence n’était pas si présente. La masse ouvrière subit. L’exemple le plus inscrit dans l’Histoire est bien celui de l’homme outil, de la femme astreinte. Le désenchantement ne suscite pas la lassitude mais le sentiment de la fatalité, que la réalité centenaire de notre mémoire n’a pas contrariée.

Farocki nous incite a fixer l’écran. Et l’image régulière, mille fois répétée, mille fois regardée, traverse le miroir de l’indifférence. Un homme, une femme. Une femme, un homme. Identiques dans leur abandon. Identiques face à la misère, face au pouvoir qui les sacrifie. Le choix a disparu et la société mutilatrice signe leur testament.

L’usine. La prison. Le centre de redressement. La démocratie. La dictature. La monarchie. Autant de différences qui endorment le poisson même s’il est rouge. « Les luttes ouvrières sont beaucoup moins violentes que celles qui sont menées en leur nom ». Le pouvoir en place peut disparaître, un autre le remplacera, et la lutte que l’on aura cru enfin partagée au nom de la liberté, se transformera en désillusion. Le délit majeur aura été d’y croire…

Comment traverser cent ans de cinéma sans accorder l’importance qu’elles méritent à ces images qui ne font pas rêver. Comment regarder au-delà de ce que ces images apportent. L’image plus  puissante que le reste résiste à elle-même. Et favorise à terme notre présence ici ou ailleurs.

Cent ans de cinéma. Mais « le Cinéma du Réel a quel âge ? » La fiction a souvent anéanti le documentaire. Les ouvriers sortent de l’usine est formulé comme un instrument, un outil. Le film est construit comme une chaîne par ces pièces accolées bout à bout mais appuie notre idée qu’un «clair-obscur» est nécessaire puisqu’il nous faut aussi exister. Et notre chance, paradoxalement, est bien de pouvoir penser que notre choix existe, au-delà des apparences meurtrières.

Mais rien n’est manichéen…

Nathalie Sauvaire

Avignon / Lussas

Cet appel, ainsi que la déclaration d’Avignon, est à lire dans son intégralité, à diffuser et à signer dans les lieux d’accueil des États Généraux, pour soutenir toute action en faveur du respect de l’intégralité territoriale de la Bosnie et de la dignité humaine de ses citoyens.

Nous appelons tous nos confrères faiseurs et diffuseurs d’images (cinéastes, reporters, journalistes, opérateurs, photographes, programmateurs et responsables de télévision…),  à s’engager avec nous :

  •  à exprimer à travers notre travail, notre solidarité avec les gens de l’ex-Yougoslavie, pour le multi-culturalisme et pour la démocratie
  •  à dénoncer les criminels serbes, la politique et la mise en action de la purification ethnique, et entraver toutes actions de confusion entre bourreaux et victimes.
  •  à cesser de contribuer à la « politique de la pitié » qui se substitue, moyennant des images centrées sur la victime, à une « politique de responsabilité ».

Ya Basta ! (1)

« Nous voici, morts de toujours, qui, mourrons à nouveau, mais pour vivre, cette fois ».

Marcos

Voilà maintenant une année, sept mois et quatre jours que l’AZLN (Armée Zapatiste de Libération Nationale) a fait son entrée spectaculaire dans la ville de San Cristobal De La Casa au Chiapas (Mexique), marquant le début d’un vaste mouvement insurrectionnel. Composé aujourd’hui de dix mille hommes et femmes enfermés dans la forêt Lacandone, noyau géographique et spirituel du peuple indien chiapatèque, ils attendent depuis plus d’un an, des perspectives nouvelles à leur mouvement qui, le temps aidant, risque de se transformer soit en parc zoologique, soit en forteresse verte. Le référendum international, lancé par l’armée Zapatiste (voir Charlie Hebdo du 10 août dernier), révèle derrière cette « démocratie idéale » et cette vision universaliste des choses, une impasse certaine. L’autogestion, nerf de cette révolte, interroge et désoriente les grandes nations dirigeantes, le «gibier» ne réagissant pas comme à l’accoutumé. Qui sont ces hommes et ces femmes, propriétaires de leur fusils, que l’on consulte sur toutes les décisions politiques et militaires ? Derrière eux, ni nations, ni narco-trafiquants, ni organisations pseudo-religieuses. Encore moins de chef charismatique comme cherchent à nous en persuader les médias. La Forteresse blanche est si puissante qu’elle a su utiliser ses propres failles contre l’ennemi. Ce qui au départ le désorientait c’est à dire l’autonomie parfaite du mouvement, devient alors une arme redoutable qui se retourne contre lui. Le manque de soutiens techniques extérieurs engendre Une mort programmée. Il suffit alors d’isoler la cellule pour assister à son agonie dans une grande satisfaction. La stratégie du siège est redevenue aujourd’hui une arme bien plus efficace que la force de frappe nucléaire. Dans une configuration mondiale devenue monolithique depuis novembre 1989, la question se pose aujourd’hui de savoir s’il est encore possible de faire une révolution?

Arnaud Soulier

  1. Ça suffit!

« Le sens commun est une forme de terreur » (1)

Film de résistance que celui de Marcel Ophuls sur le journalisme en temps de guerre. On ne revient pas indemne de ce voyage qui tente de discerner la manipulation par l’information-spectacle, du réel désir de témoigner. Cette opération de déconstruction met à jour un gigantesque rhizome au sein duquel la grande Histoire et la «petite», celle des peuples et des destinées individuelles, croisent les différentes propagandes – dont le JT de 20 heures n’est que le dernier avatar. Depuis Sarajevo assiégée, Ophuls se penche sur une profession (reporter, cameraman, photographe, preneur de son) en proie au doute. Des hommes et des femmes partagés entre la simple, mais dangereuse, récolte de l’information et des motivations personnelles qui souvent la dépassent. C’est l’une des forces du film de dévoiler cette étrange, folle et parfois macabre oscillation qui, par rebond, évoque l’engagement des «Brigades Internationales» aux côtés de l’Espagne républicaine. De John Burns, le correspondant du New York Times à Martine Laroche-Joubert, journaliste de France 2, autant de figures emblématiques dont le courage et l’intégrité laissent pantois. L’autre idée force du film est de convoquer en contrepoint de l’Histoire des hommes, celle du cinéma -en particulier celui de son père, Max, auquel il emprunte certains plans de De Mayerling à Sarajevo. Dans un capharnaüm jouissif et impertinent de citations s’instaure alors un dialogue interne à l’œuvre, dans la respiration chaotique d’un montage tantôt férocement comique (les Mars Brothers se payant la tête des militaires), tantôt grinçant et provocateur lorsque Ophuls, dans un insert particulièrement intense, met en parallèle les propos du directeur du théâtre de la Jeunesse de Sarajevo, le comédien bosniaque Nermin Tulic, amputé des deux jambes, et James Cagney, célèbre acteur hollywoodien, dans une démonstration de claquettes. Il fallait oser. Mais comme le note Ophuls, « pour quelqu’un qui n’aime pas le cinéma hollywoodien, la ficelle doit paraître trop grosse. Kitch. Alors que pour moi c’est tout autre chose. Un hommage au vrai spectacle, à la différence des reality shows » (2).

Pareil à un écho entêtant, Veillées d’Armes réveille la mémoire du spectateur et pointe sans ambiguïté les responsabilités des uns dans l’embrasement du conflit (le fascisme serbe), la lâcheté des autres face à une situation qui, depuis, n’a cessé de se dégrader dans l’élaboration de résolutions onusiennes jamais appliquées (la position «munichoise» des gouvernements européens). «Veillées d’Armes» est un véritable appel à l’intelligence du spectateur, qui interroge sa responsabilité, dans une gravité n’excluant pourtant pas des bouffées d’humour. Ce qui, dans le brouhaha commémoratif des cent ans du cinéma, n’est pas la moindre des performances.

Éric Vidal

  1. Edward Bond, Commentaires aux Pièces de Guerre.
  2. Libération, 23 novembre 1994.

Le parti et le moi

Que faire ou les élections législatives 1993 au sein d’une cellule communiste de Bagnolet, pose d’emblée le rapport affectif, identitaire, qui relie l’individu dans son adhésion au Parti : « Mon père déjà… les Brigades Internationales, les réunions chez ma mère, le drame de Charonne, sauvé d’une rafle pendant la guerre je dois ma vie au parti ».

Puis face à la première question, « Qui veut participer à la campagne ? », surgit immédiatement la dissociation individu/groupe. Si je souscris à la campagne nationale je refuse de m’investir dans la locale. Montrer l’autre du doigt pour parler de soi. Dans ce refus, cette opposition relative au Parti, c’est le désir d’être entendu comme individu qui se manifeste.

Cette problématique se déroule tout au long du « Fil rouge » qui interroge la place et la résonance accordées à la parole des militants de base. La grande majorité d’entre eux revendique une liberté -qualifiée cyniquement par la petite hiérarchie de « concept mou » – et un espace pour que des idées différentes trouvent à s’exprimer au sein du Parti. Pourtant, paradoxalement, ce sont souvent les mêmes qui refusent d’intégrer l’émergence des courants réformateurs. Les reconnaître reste dangereux, voire castrateur, en ce qu’ils occultent toujours l’expression individuelle. C’est l’impossibilité de se représenter soi-même comme une «tendance», alors même que l’on décide, caché derrière elle, de ne plus soutenir le candidat officiel. Mais aussi, impossibilité d’exister par soi-même au sein d’une structure terriblement verticale qui, finalement, écrase ses adhérents en refusant de leur donner  les possibilités de faire prospérer des idées, mêmes minoritaires. Comme le souligne un militant, « la démocratie ne se fait pas dans l’explication de texte, encore faut-il avoir les moyens de l’exercer ».

Donnant, donnant, sous l’emprise de l’organisation qui véhicule une part de mon identité, je préfère, dans le mal être, accepter de taire mon opinion contraire à la ligne officielle. Mon camarade enfonce le clou : « mieux vaut être bien dans sa peau hors du Parti » que mal dedans, à l’exclusion semble-t-il définitive, de pouvoir y être bien en y restant. Et  d’envisager ainsi que le courant réformateur pourrait être, justement, ce lieu où s’épanouit mon libre-arbitre.

Christophe Postic et Éric Vidal