« Le sens commun est une forme de terreur » (1)

Film de résistance que celui de Marcel Ophuls sur le journalisme en temps de guerre. On ne revient pas indemne de ce voyage qui tente de discerner la manipulation par l’information-spectacle, du réel désir de témoigner. Cette opération de déconstruction met à jour un gigantesque rhizome au sein duquel la grande Histoire et la «petite», celle des peuples et des destinées individuelles, croisent les différentes propagandes – dont le JT de 20 heures n’est que le dernier avatar. Depuis Sarajevo assiégée, Ophuls se penche sur une profession (reporter, cameraman, photographe, preneur de son) en proie au doute. Des hommes et des femmes partagés entre la simple, mais dangereuse, récolte de l’information et des motivations personnelles qui souvent la dépassent. C’est l’une des forces du film de dévoiler cette étrange, folle et parfois macabre oscillation qui, par rebond, évoque l’engagement des «Brigades Internationales» aux côtés de l’Espagne républicaine. De John Burns, le correspondant du New York Times à Martine Laroche-Joubert, journaliste de France 2, autant de figures emblématiques dont le courage et l’intégrité laissent pantois. L’autre idée force du film est de convoquer en contrepoint de l’Histoire des hommes, celle du cinéma -en particulier celui de son père, Max, auquel il emprunte certains plans de De Mayerling à Sarajevo. Dans un capharnaüm jouissif et impertinent de citations s’instaure alors un dialogue interne à l’œuvre, dans la respiration chaotique d’un montage tantôt férocement comique (les Mars Brothers se payant la tête des militaires), tantôt grinçant et provocateur lorsque Ophuls, dans un insert particulièrement intense, met en parallèle les propos du directeur du théâtre de la Jeunesse de Sarajevo, le comédien bosniaque Nermin Tulic, amputé des deux jambes, et James Cagney, célèbre acteur hollywoodien, dans une démonstration de claquettes. Il fallait oser. Mais comme le note Ophuls, « pour quelqu’un qui n’aime pas le cinéma hollywoodien, la ficelle doit paraître trop grosse. Kitch. Alors que pour moi c’est tout autre chose. Un hommage au vrai spectacle, à la différence des reality shows » (2).

Pareil à un écho entêtant, Veillées d’Armes réveille la mémoire du spectateur et pointe sans ambiguïté les responsabilités des uns dans l’embrasement du conflit (le fascisme serbe), la lâcheté des autres face à une situation qui, depuis, n’a cessé de se dégrader dans l’élaboration de résolutions onusiennes jamais appliquées (la position «munichoise» des gouvernements européens). «Veillées d’Armes» est un véritable appel à l’intelligence du spectateur, qui interroge sa responsabilité, dans une gravité n’excluant pourtant pas des bouffées d’humour. Ce qui, dans le brouhaha commémoratif des cent ans du cinéma, n’est pas la moindre des performances.

Éric Vidal

  1. Edward Bond, Commentaires aux Pièces de Guerre.
  2. Libération, 23 novembre 1994.