J’ai 25 ans et je n’ai jamais vu un mort de Ludovic Vieuille

Des images en plan fixe, en couleur qui disent la « première fois ». Et puis, de plus en plus régulières, d’autres images silencieuses, en noir et blanc, de visages qui sourient. J’ai regardé l’écran. J’ai écouté les autres parler de leur «première fois». Parler de cette réaction étrangère à nous-mêmes parce qu’inconnue, immense, sauvage aussi. Et dans la pièce déserte, je pense à « ma première fois ».

La mort. Son cadavre. La laideur du corps déformé. L’amphithéâtre. La tombe qui protège de l’oubli. Combien de mots non dits, par orgueil face à la souffrance présente ou à venir. Et pourquoi? Parce que la culpabilité entretient le mythe du regret, du «je n’ai pas su lui dire…». Parce qu’on ne nous dit rien sur la mort, personne ne veut la regarder avant le dernier moment. Ensuite, il est trop tard. Cette peur de la mort qui ne supporte pas de laisser partir. Est-ce une faiblesse née de notre culture judéo-chrétienne? Sans doute. Oui. Culpabiliser autrui parce qu’on se culpabilise. Rétrécir alors le champ de l’émotion, la transformer en quelque chose de collectif. La mort est si intime, pudique aussi. Devoir la partager parce que personne n’en parle justement. Faire son deuil. Justifier sa peine. L’exprimer par crainte que le silence apparaisse comme de l’insensibilité. Être digne. Mais c’est quoi être digne? Refuser la souffrance parce qu’elle enlaidit? Et la vie dans tout cela? La télévision nous montre mille, dix milles, cent milles cadavres par jour et dans ces images, personne ne parle de pudeur. Et lorsque les proches pleurent leurs morts, sommes-nous digne de les regarder? Non. Et la culpabilité, le refus, l’abnégation n’y changeront rien parce que la mort est une réalité d’autant plus d’actualité que la génération à laquelle j’appartiens la subit. Nous ne cessons de compter nos morts d’ici ou d’ailleurs. Et les tabous ne changent pas parce qu’on ne la dit pas, cette mort qui bouffe de l’intérieur celui qu’elle habite, qui bouffe de l’extérieur ceux qui la regardent, impuissants. Mourir à vingt ans ou à quarante. Il n’y a pas d’âge pour mourir. Mourir. Mourir avant les autres, avant d’avoir seulement accepté que ce serait avant les autres, avant que les autres ne l’acceptent non plus.

Et les sourires des images en noir et blanc s’accélèrent en même temps que nos pensées formulent des mots auxquels nous n’avions pas pensé. «Parler de la mort porte malheur». De toute façon le malheur est là. Après avoir refusé de nous élever dans la connaissance réelle du mot, on nous oblige aujourd’hui à y penser. Qui on? Ceux qui pensent qu’on restera en vie plus longtemps. Cesser de s’abstenir parce que nous n’en avons pas le temps. Le noir dans une minute, dans une heure et alors ? Le deuil qui prendra un jour, un an, un siècle. Dans le noir. Au fond d’un lit cliniquement hostile, au bout d’un couloir d’urgences ou au bout de la course du sniper. J’ai envie de vivre et le sens de mon silence, pendant cinquante-deux minutes, m’a parlé de la mort. J’ai accepté d’y penser pendant cinquante-deux minutes. J’accepte d’en parler en trois mille cinq cents signes.

Nathalie Sauvaire