Le film d’Ugo Simon s’engage à écouter les récits de Mahamadou Camaré, Diané Bah et Farid El Yamni. Chacun de ces trois hommes a perdu un frère, tous sont morts tués par des policiers parce qu’ils étaient noirs ou arabes. Leurs récits se succèdent méthodiquement, sobrement séparés par des cartons noirs mais réunis par leur sinistre parenté : un système brutal et paradoxal auquel les trois hommes doivent se mesurer. Les frères des victimes affrontent une société où ceux qui sont censés protéger tuent et où ceux qui doivent déterminer la vérité mentent. Ugo Simon les filme en plans rapprochés, dans des intérieurs neutres et clos. Il crée un espace d’écoute, afin de rendre audibles leurs témoignages. Loin des auditions de justice, la durée des plans permet de donner pleinement un temps de parole à ceux qu’il est impératif d’entendre, et de ne pas le laisser, de ne surtout pas le donner de nouveau à ceux qui ont tué.
S’il n’y a pas d’images, il y aura la parole – celle qui fait rarement preuve et se fait écraser sous les différences de considération, celle qu’on hiérarchise comme on hiérarchise les vies. Parole contre parole, image contre image. À l’heure de la loi Sécurité globale (le film a été réalisé alors que la loi était discutée à l’assemblée), les images sont du côté des forces de l’ordre : interdiction de diffuser des images dites malveillantes de la police ou d’identifier les policiers quand ils travaillent. Se nichent alors au creux des récits de nouveaux paradoxes.
Images pour images – alors qu’on produit massivement des images, on en étouffe certaines. Systématiquement, des caméras de surveillance étaient présentes sur les lieux où sont morts les frères. Ces images publiques, qui devraient compter, sont pourtant soustraites au bien commun et absentes des enquêtes, refusées aux familles et à leurs avocats ; refusées même lorsque la famille de Gaye demande une nouvelle enquête, tant celle qui est présentée au procès est pleine d’erreurs et de non-sens. Le film examine les rouages d’une justice qui écarte les preuves et occulte la vérité. Une justice qui se passe des images exploitables alors que la police tue.
Pour accéder aux événements hors d’atteinte, le cinéaste glane et structure des images amateurs. Là où les « experts » sont des « escrocs » et refusent les preuves, le cinéaste se fie aux images clandestines. La mort de George Floyd, le 25 mai 2020 à Minneapolis, a été en premier lieu filmée par des jeunes afro-américain·es qui ont assisté à la scène. Contre les images d’État, les principales communautés victimes de violences policières ont développé le réflexe de dégainer leurs smartphones pour enregistrer. Les cadres d’Ugo Simon en rendent compte, sans cesse occupés par des écrans de téléphones, de caméras et par des mains qui cherchent à enregistrer ce qui a lieu. Conscients d’être des indésirables, les trois hommes se mettent au travers d’un destin tout plié et tentent de faire fléchir le système. Dans les images comme dans le combat des familles face aux grands professionnels de la justice, c’est l’amateurisme qui s’acharne et s’ajuste pour faire justice.
De la fragilité de ces vidéos naissent les images d’Ugo Simon. Il revient sur les lieux des drames par des travellings embarqués. Il ne s’agit plus de faire preuve mais de faire image et de contrer celles, fonctionnelles, des caméras de surveillance – faire image de cinéma. Dans l’héritage direct de Masao Adachi et sa théorie du paysage, le cinéaste traverse les lieux vides mais chargés par les récits empêchés, les images rendues invisibles. Ces traversées font ressurgir les morts en silence. Les rues d’Épinay-sur-Seine deviennent aussi macabres que les couloirs de l’hôpital, dont Farid n’a plus d’images en tête, mais d’où lui reviennent des odeurs inaltérables. Ce qui se soustrait à notre regard peut profondément nous heurter. Et quand Diané raconte avoir cessé d’être bègue en prenant la parole face à la foule pour dénoncer la mort de son frère Ibrahima, la force de ses mots fait surgir des images, des scènes qui se dessinent dans l’invisible.
C’est en suivant leurs regards, de biais devant la caméra, indirects dans les rétroviseurs ou fiers face à la foule, que le film trouve son chemin dans un lacis de visions. Qui a accès aux images ? Qui est représenté ? Comment et par qui chacun est-il regardé ? Regard sur parole – Ugo Simon filme les trois hommes en train de parler et la tenue de ses plans exprime la douleur de la perte. En préservant l’affection qui se loge dans leurs voix tremblantes, le cinéaste répond à l’inadmissible par un puissant film d’amour fraternel. Habités par leurs deuils impossibles, les trois hommes ne vivent plus pour eux, le système a fait exploser leurs individualités. Ils sont à la fois élevés et réduits à n’être plus que des frères : existent et avancent pour les autres, pour leurs frères. Car leurs histoires sœurs en racontent une autre bien plus large, qui appartient aussi à d’autres. Ce système brutalise certaines communautés et les histoires se répètent. Vivants pour les morts et pour la justice. Le film se conclut crescendo par un discours enragé de Farid. Le cinéaste refuse le chemin de l’apaisement. Les vies absorbées racontent ici, viscéralement, jusqu’au regard exténué de Farid après son discours : pas de justice, pas de paix.