« J’ai mis très longtemps à pouvoir mettre des mots sur cette expérience, très très longtemps, il m’a fallu dix ans pour pouvoir dire quelque chose qui n’était pas anecdotique, qui n’était pas misérabiliste. 1» Leslie Kaplan
Leslie Kaplan a écrit L’excès-l’usine d’après son expérience ouvrière. Nightcleaners Part 1, du Berwick Street Film Collective, retrace la mobilisation des femmes de ménage de Londres entre 1970 et 1973. Pour certaines originaires des Caraïbes, elles appartiennent à la classe la plus exploitée du prolétariat. May Hobbs, une ancienne nightcleaner, sollicite une quinzaine de féministes du Women’s Liberation group (WLG) pour tracter auprès des bâtiments de la City. Elles s’organisent pour aller à la rencontre des employées à leur arrivée au travail, à 22 heures, puis lors de leur pause à 1 heure du matin. Anonymes dans le film, Roberta Hunter Henderson, Sally Alexander, Sheila Rowbotham, Liz Waugh sont quelques-unes des personnes qui ont pris en charge la campagne, et permis à Marc Karlin, réalisateur du Berwick Street Film Collective, d’y prendre part, avec Humphrey Trevelyan et James Scott. Mary Kelly, du WLG, intègre leur équipe majoritairement masculine 2.
La narration commence avant la grève, en 1970. De 22 heures à 7 heures, chaque nuit, 1200 employées de la cinquième entreprise de nettoyage de Londres époussettent les papiers, sans les déranger ; brossent les toilettes ; n’ont pas le temps de passer la serpillière par manque de personnel. Elles sont payées douze livres par semaine, enfermées dans des doubles journées à travailler de nuit pour s’occuper des enfants le jour. Lorsqu’on dort entre une heure trente et quatre heures, le corps et la tête n’ont plus aucun recul. Face à la tension et à la charge d’un travail abrutissant, le corps se défend dans une forme d’insensibilité à l’épuisement. Le film laisse de côté tout ce qui n’est pas essentiel, désynchronise son et image. De l’écran noir surgissent par flashs les seuls gestes, énergiques, précis, répétés, qui font avancer le nettoyage d’une pièce. De la scène silencieuse où une mère cherche à faire plaisir à ses enfants au supermarché, on n’entend que le prix des courses. Gagner de l’argent. Acheter. Un montage méticuleux traduit l’impact de l’exploitation sur les corps.
Dépourvues de la force nécessaire à l’affronter, les nightcleaners semblent au départ acquiescer lorsque leur patron justifie leurs bas salaires par la compétition économique. Les revendications adressées aux cinéastes n’ont sûrement jamais atteint le directeur de l’entreprise. L’une d’elle peut enfin lui répondre grâce au montage. Lui, voix off d’une interview, critique la paresse des employées, se pose en exemple : pour gagner sa vie, il suffit de… « Il ment. » Face caméra, les mots surgissent, clairs, coupants et surtout répétés. Doigt levé, la femme de ménage assène : « Il y a un problème. […] Ces femmes ne l’ont jamais vu. Certaines travaillent ici depuis vingt ans, ou presque vingt ans, et elles ne l’ont jamais vu. Jamais vu. »
L’enjeu de la syndicalisation amorce une transformation. Dès 1970, May Hobbs, ancienne nightcleaner, a pris la parole lors d’une grande manifestation féministe à Trafalgar Square pour exprimer combien les ouvrières devaient s’affirmer à l’égal des femmes intellectuelles ou bourgeoises. Mais la méfiance des nightcleaners est immense face aux tracts qu’elle leur distribue, avec le renfort des féministes, pour créer une mobilisation. Le film souligne la distance de classe, le gouffre dans le rapport au temps disponible et à la parole. Le discours féministe sur la sexualité et le capitalisme s’égraine en off, alors que les nightcleaners s’affairent. Le son d’un coup de chiffon vient interrompre l’analyse. Plus tard, on entendra cet aveu exprimé aux cinéastes : « On ne se sent pas normales, on est toujours fatiguées. Elles [les nightcleaners] ne veulent pas avoir affaire à leurs maris. […] Je ne voulais même plus parler à mes voisins. Je n’avais plus la force. » Cette variation étrange des pronoms rappelle ce qu’en dit Leslie Kaplan dans son dialogue avec Duras : « Dans l’usine, il y a ce on et il y a l’impossibilité d’un je qui soit un je, ça j’en suis sûre. »
En prenant comme point de départ les paroles douloureuses des nightcleaners, des séquences expérimentales retravaillent en gros plan et au ralenti les visages des personnes interrogées. Le regard d’une femme condamnée à court terme par l’épuisement est ainsi sublimé dans un halo aux contrastes marqués. De ses paroles, les cinéastes font un symbole et de son visage marqué, une icône. Ce langage élaboré au montage traduit l’émotion ressentie par le collectif à l’écoute de son récit. De son côté, la nightcleaner plaisante : « S’il faut mourir, autant mourir heureux, n’est-ce pas ? »
Un an et demi après le début de la mobilisation, les visages des nightcleaners, filmés durant les réunions au café, sont tout aussi marqués par le travail, mais ils sont cette fois capturés souriants, dans l’échange ou l’écoute. Après avoir subi le mépris et l’inaction du syndicat Transport and General Workers’ Union, dont les délégués ne souhaitaient pas se déplacer la nuit, May Hobbs crée un syndicat indépendant et les féministes se cotisent pour financer son travail de porte-parole. Le mouvement attire l’attention des médias et May Hobbs fait le tour du pays. Enfin aidées par le syndicat Civil Service Union, les nightcleaners se mettent en grève. Le film ne le précise pas, mais, outre l’assurance que les syndiquées ne seraient plus licenciées, une augmentation est obtenue. Le rapprochement des nightcleaners et des féministes se traduit par quelques gros plans sur les visages des féministes, jusque-là laissées au second plan. Les cadrages se resserrent et témoignent d’un espace enfin partagé. Le film relate la suite, décourageante, car ces améliorations sont perdues aussitôt que les entreprises changent de prestataire. En 1973, la grève prend fin, Nightcleaners Part 1 également.
Le Berwick Film Collective marque symboliquement la fin du film par une invitation aux nightcleaners à passer derrière la caméra. Un hiatus contrarie ce désir sincère d’un processus participatif. L’article écrit par Sheila Rowbotham sur la campagne de syndicalisation et le tournage rend compte de la déception de May Hobbs. Elle attendait un manifeste. Il aura fallu plusieurs années au processus de la lutte pour se mettre en place, et seul ce temps aura permis aux féministes de percevoir la situation des nightcleaners. Quant aux cinéastes, qui usent dans leur film d’un langage expérimental élaboré, sans avoir partagé avec les nightcleaners cet espace esthétique, ils prennent le risque de creuser à nouveau la distance.
Il existe une autobiographie de May Hobbs, Born to struggle, Quartet books : Londres, 1973.
- Leslie Kaplan, L’excès-l’usine, P.O.L éditeur, 2020, dialogue entre Marguerite Duras et Leslie Kaplan, p. 111.
- Cet article s’appuie sur le récit de Sheila Rowbotham, « Jolting Memory : Nightcleaners Recalled », in Maria Ruido (éd.), Plan rosebud : on images, sites and politics of memory, CGAC, 2008, Santiago de Compostela.