Paradoxe de la carte

Au printemps 1936, pour répondre aux critiques de son éditeur sur la lisibilité de son roman Absalon, Absalon !, Faulkner livre – avec une chronologie des événements et une généalogie des personnages – la carte d’un comté imaginaire du Mississippi dans lequel se déroule l’intrigue. Si son histoire et sa géographie s’inspirent du comté de Lafayette, où a grandi l’écrivain, le Yoknapatawpha est bien un territoire fictif. Cette carte ne se contente pas de dessiner une géographie physique, qui serait donnée comme simple décor à la narration. Elle y intègre personnages et événements : « Magasin Varner où Flem Snopes fit ses débuts », « Où il vint boire et se souvenir et boire encore tandis qu’un certain Flem Snopes rachetait la banque de son père », etc.

Avec Un comté apocryphe, son troisième long-métrage, Geoffrey Lachassagne se risque aux confins du Yoknapatawpha dont il rapporte un essai de géographie subjective. Il poursuit ainsi une démarche entamée en 2014 sur le territoire corrézien (La Capture), et poursuivie en Nouvelle-Calédonie où il remontait aux sources de la fabrique du récit colonial (Caledonia, 2021). « J’ai lu Lumière d’août en Corrèze, là où j’ai grandi, et immédiatement, j’ai vu les histoires de Faulkner. Son génie est d’avoir créé un microcosme qui recèle tellement de porosités avec d’autres » confie le réalisateur.

Avec pour ambition de révéler la façon dont le Yoknapatawpha résonne ici et maintenant, Geoffrey Lachassagne s’est aventuré sur les terres du cinéma expérimental. Prenant le contrepied du topos qui fait de celui-ci un cinéma non narratif, il applique précisément la dimension expérimentale à la narration : « Pour délimiter le territoire de la musique expérimentale, Michael Nyman propose la frontière suivante : s’agit-il de créer un contenu ou un contenant ? Pour moi, le cinéma expérimental situe le travail du côté du contenant : définir des règles du jeu qui vont générer un résultat que je devrai accepter. »

Ainsi, il a superposé la carte du Yoknapatawpha – avec ses rivières, ses collines de pins, ses anciennes plantations de coton, sa prison – à un territoire réel et est allé explorer chaque point de correspondance. Cette règle du jeu a permis de générer des lieux de tournage précis, où aller filmer celles et ceux qui habitent à l’endroit des maisons des Sartoris, des Compson ou des Snopes. « L’essence du film est simple : il s’agissait d’un jeu, prétexte à la rencontre, qui m’a envoyé toquer à des portes, chez des vieilles dames à qui j’expliquais : La banque, c’est ici, dans votre cuisine. J’ai eu la chance que les gens trouvent ça drôle et aient envie de jouer avec moi » raconte le cinéaste.

Pour décrire les œuvres de ces écrivains qui, depuis Dada, investissent le monde de l’art, le poète américain Kenneth Goldsmith parle d’uncreative writing, l’écriture sans écriture 1. Dans cette veine, Geoffrey Lachassagne recourt à une sorte d’uncreative filming dont par ailleurs,

il décide de ne pas livrer toutes les clés : « Au montage, j’ai fait le choix d’une élucidation minimale du protocole. Cette part d’indétermination, si elle rend peut-être le film difficile d’accès, en autorise aussi des interprétations plus nombreuses et plus riches. À chaque fois qu’un spectateur accepte de rentrer dans le jeu, il en sort avec une lecture qui me surprend. »

Chez cet écrivain de l’opacité qu’est Faulkner, le recours à la carte était elle aussi une proposition trompeuse. Censée donner des points de repères, elle vient faussement clarifier un récit qui multiplie les narrateurs, les points de vue, les fragments. Mais dans ce comté apocryphe, où est-on vraiment ? De la même façon que les œuvres oulipiennes mettent à mal notre désir de maîtrise sur le sens et le texte en convoquant souvent l’imposture, le film trouble la notion de référentialité de l’image documentaire. Dans un geste assumé, voire revendiqué, par son auteur : « Je n’accorde pas plus de foi à une image documentaire qu’à une image de fiction » affirme-t-il pour couper court au débat.

Au Yoknapatawpha, Faulkner a installé sa comédie humaine avec ses caractères, ses langages et ses secrets pour mettre en scène ce qu’il considère comme les deux fautes originelles de la société sudiste – et américaine en général : la dépossession des terres des peuples autochtones et l’esclavage. Au fil de trente paysages, c’est in fine l’histoire économique du Yoknapatawpha, celle de ces pionniers enrichis grâce à la culture du coton qu’Un comté apocryphe fait surgir. Au moyen de plans fixes aux cadres soignés de maisons individuelles, d’exploitations agricoles, d’employé·es d’une scierie ou de bûcherons, Geoffrey Lachassagne projette littéralement cette histoire d’appropriation des terres et des ressources. Et depuis le Sud américain, rapatrie la violence coloniale pour venir en interroger la présence au cœur de paysages contemporains. Là où elle ne faisait que flotter, dans une ruralité en apparence paisible et inondée de soleil, encapsulée dans les mémoires individuelles.

Dans l’essai qu’Édouard Glissant a consacré à Faulkner 2, l’écrivain antillais décrit la façon dont le Yoknapatawpha est superposable à la Guadeloupe. Un comté apocryphe témoigne de cette même conviction que l’œuvre-monde de Faulkner fait sens sur tous les territoires marqués par la colonisation, et tente d’en saisir les réminiscences au présent.

  1. Kenneth Goldsmith, L’écriture sans écriture, du langage à l’âge numérique, Jean Boîte éditions, 2018
  2. Edouard Glissant, Faulkner, Mississippi, Stock, 1996