L’origine de Last Things semble prendre sa source dans une angoisse de fin du monde, celle de l’extinction imminente portée par les récits tristes, le capitalisme dévastateur et ses incendies incontrôlés qui ne dessinent plus qu’une suite étroite et condamnée. Comme si notre temps était celui des « dernières choses ». Une angoisse qui pousse parfois à faire des films pour ne pas se terrer et pour tenter de tisser les questions entre elles et de transformer les « et si » en images. S’outiller pour dézoomer méthodiquement, pour aider à changer nos représentations, nos échelles, à élargir le temps et à abandonner l’idée d’une fin.
Un film sur les pierres peut facilement devenir une nature morte. Pourtant, la composition de Deborah Stratman réussit à nous emmener loin des images pétrifiées ; elle se dépose dans notre mémoire comme un voyage rêvé. Elle est synesthésique, elle agite la matière argentique, sonore et littéraire. L’inertie des pierres renvoie à notre humanité léthargique, gelée dans un sentiment de vie éternelle grâce à l’extraction de ressources des basses couches de la terre. Une humanité devenue pierre et dont la tâche est désormais d’accepter son pullulement et sa mort prochaine. Si la dystopie est devenue la forme de représentation de notre époque catastrophique, elle adopte souvent le cynisme qu’elle prétend dénoncer.
Alors, si la fin de l’humain n’implique pas celle du monde, quelle serait la suite de l’histoire du vivant ? L’histoire cesserait-elle avec l’humanité ? Plus une question qu’une réponse, Last Things cherche son chemin dans les débris de notre époque. Le résultat est curieusement paisible, une sorte de catastrophisme lumineux. Celui-ci serait la seule échappatoire d’une humanité citadine qui, chaussures de marche aux pieds, tente de lire son avenir dans les veines de la roche. Ce constat amer est livré avec une douceur sincère – celle de la caméra 16 mm, ainsi que les voix bien terrestres de la cinéaste Valérie Massadian et de la géologue Marcia Bjørnerud. Le film trouve sa structure par ces récits qui créent différents espaces, la science-fiction de J.-H. Rosny aîné se mêlant aux panneaux touristiques de Petra, en Jordanie. Une sédimentation plastique, malléable, à notre portée.
Organique et généreuse, l’anticipation de Last Things nous transporte physiquement autre part, dans le regard minéral. À en croire les strates des roches et la lecture des plus anciennes montagnes, les pierres qui nous entourent ont connu le monde avant nous. Elles sont en mesure de nous accompagner dans l’acceptation d’un temps qui dépasse notre ère. Informé par la fiction et par la science de la croûte terrestre, le film invite à lire les roches pour élargir notre idée du vivant en intégrant les minéraux, exclus par Darwin de l’évolution. Elles racontent leurs métamorphoses à travers les âges et le rôle qu’elles jouent dans la possibilité de nos propres vies.
Accepter cette interdépendance avec les roches silencieuses et statiques, les regarder en face, en grand, dans ce montage haptique et rugueux d’images prélevées par la cinéaste dans des laboratoires de recherche, des musées ou des paysages. Une fois collectées, Stratman joue de leurs échelles et de leurs essences extraterrestres, elle zoome, dézoome, trouve des images anaglyphes et kaléidoscopiques, elle s’aide de la pellicule, organique, pour rendre les roches grouillantes. Dans un mouvement de cinéma, elle trouve un mouvement qui donne la vie.
Partant de ces intuitions sensibles, Last Things construit presque sans le vouloir une ligne de fuite politique. À la fois essai poétique et traité cosmologique, il résonne étrangement avec l’éternité par les astres, rédigé en prison par Auguste Blanqui : « Au fond, elle est mélancolique, cette éternité de l’homme par les astres […]. Toutes ces terres s’abîment, l’une après l’autre […] pour en renaître et y retomber encore, écoulement monotone d’un sablier qui se retourne et se vide éternellement lui-même. C’est du nouveau toujours vieux, et du vieux toujours nouveau 1 » .
Tout comme le monde, selon l’autrice Clarice Lispector citée en ouverture du film, Last Things commence lui aussi par un oui, non pas aux dernières choses mais aux premières histoires, aux préhistoires des préhistoires, un oui aux échelles plus vastes, pour accepter de nouveaux rapports, des signes et des récits de nouvelles altérités. Peut-être que sous les pierres tombales, les humains deviennent des pierres. Peut-être qu’elles émettent déjà de nouvelles histoires.
- Auguste Blanqui, l’éternité par les astres dans Maintenant, il faut des armes, La Fabrique (2009) p.332