Creuser, pas à pas, telle sera la méthode du film d’Alain Kassanda. D’une vieille photo de famille floue et abîmée – telle la racine – au portrait tranquille de son grand-père dans le cœur de Paris – telle la trouvaille. La porte d’entrée par l’histoire familiale ouvre à celle, politique et complexe, du Congo. Réduite et trouée, comme souvent, de silences et d’oublis volontaires.
Économe dans sa composition, Colette et Justin avance avec pour outils principaux les classiques du genre : la voix émouvante et frontale du cinéaste en off, des archives filmées de la colonisation du Congo par la Belgique et le traditionnel plan des grands-parents dans leur fauteuil, habillé·es avec élégance pour la caméra. Les archives coloniales qu’analyse Kassanda traduisent le regard froid des colonisateurs qui ont opéré le processus de déshumanisation des Congolais·es par l’humiliation et la confiscation de leur image. Témoins d’une prétendue « œuvre civilisatrice », ces images ne révèlent que la violence, physique et politique : des exactions commises sous l’autorité du roi Léopold II jusqu’à ces deux petites filles blanches qui jouent avec un enfant noir enfermé dans une cage. De sa voix suave, le cinéaste cherche à briser les commentaires abjects qui dominent les plans. Il muselle le discours des images capturées par les colonisateurs en révélant l’obscénité de leur fabrication. Tombe la sentence : les images racontent toujours bien plus ceux qui les ont faites que ceux qui y sont représentés.
L’histoire se poursuit et l’indépendance est en passe de devenir le symbole suprême de la liberté et de l’union d’un peuple face à l’oppresseur. Mais creuser c’est aussi se cogner à l’histoire, et à des récits moins glorieux. , le Congo obtient son indépendance. Loin de la liesse unificatrice, cette période se révèle au cinéaste sous un jour trouble. Les archives des colons aident alors à penser : comment peut émerger une démocratie suite à une telle violence ? Comment fonder un état juste quand la notion de justice a été bafouée pendant des décennies ? Comment ne pas céder à la division quand les seuls schémas disponibles sont l’humiliation, la violence et la ségrégation ? Comment intégrer les femmes au processus démocratique alors qu’elles ont été méthodiquement exclues par les Blancs et leur patriarcat acharné ? Les femmes, Colette les raconte.
Elles n’ont pas eu le droit de vote à l’indépendance du pays. Noires, colonisées et femmes : somme qui entraîne une mise au ban absolue.
Le mouvement du film repose sur une conscientisation : les histoires qui mènent à la liberté sont sinueuses et ne sont jamais faites que de grandeur historique. Sous le mythe de l’indépendance, se découvre un conflit interethnique armé, hérité de la colonisation, entre les Balubas et les Luluas. Ce conflit mène à une sécession et à la tentative, menée par Albert Kalonji et ses alliés, de créer l’État indépendant du Sud-Kasaï pour les Balubas. Justin, le grand-père d’Alain Kassanda était une figure de ce groupe d’indépendantistes opposé à Patrice Lumumba, leader historique de l’indépendance congolaise et figure tutélaire admirée par le cinéaste. Sans chercher à justifier les choix qui ont guidé son exercice politique à ce moment-là, Justin raconte son engagement dans l’indépendance auprès d’Albert Kalonji, jusqu’à ce que l’existence du Sud-Kasaï s’effondre sous la folie autoritaire de ce dernier. Kassanda clarifie point par point ces événements, entaille et nuance ses propres souvenirs. Il démystifie la figure de Lumumba, lui-même impliqué dans le conflit contre les Balubas, tout comme le rôle de son grand-père, pris dans l’histoire tourmentée du combat pour l’indépendance.
Retrouver et transmettre en même temps. Kassanda, par son film dense, trouve une puissance dans un calme étrange. Le cinéaste accède à son héritage historique en passant par l’humilité d’un portrait. En écoutant Colette et en écoutant Justin, devant le rideau rouge de leur petit salon. C’est aussi un film juste pour ça, pour raconter la relation de deux personnes avec leur pays, devenu lointain au prix de l’exil, et qui le restera. Étrangers partout, « absents partout », comme le dit et le ressent lui-même le cinéaste. De cette absence qui pousse à remuer le silence, et à creuser pour remplir un vide, jaillit une force de propagation. Transmettre cette petite histoire immense avec laquelle il faut à présent se débrouiller.
Par la justesse du film historique et celle du film de famille, qui s’avèrent plus efficaces que jamais, le cinéaste déracine les histoires trop enfouies comme d’autres arrachent les statues coloniales des villes coupables pour repenser, et raconter autrement, les récits racines.