Rencontre avec les cinéastes Safia Benhaïm et Dounia Bovet-Wolteche, chargées, pour la première année, de la programmation Expériences du regard.
Comment se déroule la sélection pour expériences du regard ? En quoi diffère-t-elle des autres programmations du festival ?
SB : C’est un long processus de plusieurs mois. Tous les films reçus sont regardés et commentés par un comité de présélection. Les échanges avec ce comité sont précieux. Avec Dounia, on s’est réparties les films qui nous ont été remontés et, petit à petit, on en a accumulé un certain nombre
à s’échanger. On s’est vues régulièrement pour établir une première liste des films qu’on jugeait important de montrer. Qu’on ait été d’accord ou pas, nos discussions ont été passionnantes. C’est au moment de composer les séances que nous avons vu ce qui tenait ensemble ou non : il nous est arrivé de renoncer à des films qu’on aimait vraiment mais pour lesquels nous n’avons pas trouvé de place dans la programmation finale.
DBW : À un moment donné, les films se mettent à résonner les uns avec les autres de manière cohérente. Certains s’imposent à nous, pas seulement les coups de cœur, c’est bien plus complexe. La marge de manœuvre n’est pas aussi vaste qu’on pourrait l’imaginer, on est aussi au service de quelque chose qui se crée.
SB : Cette dernière étape m’a fait penser au processus de montage. Il y a une part de décision et une part plus intuitive, plus organique.
Est-ce-que le terme de sélectionneuse ou celui de programmatrice vous convient ?
DBW : J’ai souvent raconté notre travail qui me passionnait mais je n’ai jamais utilisé aucun de ces deux termes, il faudrait en inventer un. Sélectionneuse c’est compliqué et programmatrice c’est exagéré. Nous n’avons pas pensé la programmation à partir d’une thématique ou d’un angle précis. On a composé quelque chose en se laissant impressionner par les films reçus.
Qu’on soit cinéastes toutes les deux a beaucoup joué : on a eu tendance à se mettre à la place des réalisateur·ices et de leurs intentions, ce qui a fait naître une sensibilité pour les films plus fragiles.
SB : Je suis d’accord, aucun des termes n’est totalement approprié. En tant que cinéaste, c’est forcément perturbant de devoir choisir des films et d’en écarter d’autres. Les choix de la programmation sont liés à cette place qui est la nôtre. En visionnant un film on a conscience du long travail qu’il a nécessité. Étrangement, le processus m’a amenée à défendre des films qui ne sont pas ceux que je défends habituellement en tant que spectatrice.
Regarder autant de films alors qu’on est soi-même au travail a-t-il bousculé votre pratique de réalisatrice ?
DBW : En effet, je n’ai pas l’habitude de regarder autant de films. Voir toutes ces manières de faire et vibrer pour des films aboutis comme pour ceux qui le sont moins. Se plonger de cette façon dans la production actuelle est un privilège. Même les films qui ne m’ont pas entièrement convaincue ont élargi mon horizon. Parfois un plan te saisit et juste dans ce plan on retrouve le cinéma. Et d’un coup, on se sent inspirée personnellement par ce simple plan.
SB : De mon côté, l’expérience a déplacé mes attentes et m’a mise au travail en tant que spectatrice. J’étais en montage pendant qu’on travaillait pour la sélection. J’ai le sentiment que cela n’a pas eu d’impact direct sur mon travail mais peut-être que cela agit tout de même de manière souterraine. Il y a des processus qui nous échappent. Regarder l’ensemble des films a, en revanche, provoqué un véritable vertige, qui m’a émue et interrogée : il y en a tellement et chacun a quelque chose à raconter et sa propre nécessité. À l’inverse, voir autant de films peut aussi abîmer le désir. Je m’interroge sur celles et ceux dont c’est le métier : comment vibrer quand on est saturé·e d’images et de récits ? Comment ne pas être anesthésié·e ? J’ai besoin d’être au repos des images et des récits pour pouvoir en fabriquer.
En tant que cinéaste vous connaissez les enjeux que peuvent porter les festivals. Comment appréhendez-vous une telle mise en concurrence des films ?
SB : C’est inconfortable de passer de l’autre côté. On tenait à proposer des films peu vus. Écarter un film qu’on aime beaucoup mais qui a déjà été projeté en festival ou qui va sortir en salle est un choix plus facile. Mettre de côté un film en sachant qu’il ne sera peut-être pas montré ailleurs est parfois très douloureux. Donc nous avons aussi choisi des films qu’on imaginait difficilement montrables ailleurs, pour ne pas qu’ils tombent dans les limbes – parce qu’on connaît ça trop bien.
DBW : Après la sélection on continue d’être habitées par des films qui n’ont pas trouvé de place. On a des fantômes dans la tête maintenant. J’ai l’impression que la programmation c’est beaucoup d’énergie, de joie et de fatigue tout au long du processus et à la fin, le couperet tombe. Devoir choisir et ne plus revenir en arrière, c’est très particulier. Comme c’est notre première expérience, une incertitude s’est installée à la fin de la programmation. Je me demande si nos choix sont les bons, mais ils ont été fait en travaillant à fond. C’est un grand saut de venir les défendre.
La programmation que vous proposez cette année reflète-t-elle vos désirs de départ ? Avez-vous été surprises par ce que vous avez visionné ?
SB : J’espérais découvrir des expérimentations formelles, des dispositifs de récit, de montage. En tant que cinéaste je cherchais des nouvelles façons de raconter. J’ai été finalement déstabilisée de trouver une puissance formelle dans la simplicité, auprès de films plutôt classiques. Notre enjeu était aussi d’ordre politique : montrer des films dont le sujet est nécessaire dans le contexte qui est le nôtre. Quand tu visionnes au moment où un événement comme celui de Sainte-Soline a lieu, c’est compliqué de ne pas chercher des échos dans les films.
DBW : Les films qui abordent frontalement des évènements politiques et historiques sont souvent forts et ceux qu’on a choisis se prêtent à la discussion. Nous allons accompagner chaque film par des conversations. Montrer ces films nécessite d’en parler.
Avez-vous le sentiment de vous inscrire dans une continuité avec le travail des programmateur·ices qui vous ont précédées à expériences du regard ?
SB : Montrer des films fragiles, peu vus ailleurs, est quand même une ligne directrice qui correspond à l’image que je me faisais de cette programmation. Dans ce sens, je sens une continuité.
DBW : La continuité se joue aussi dans les échanges avec l’équipe de présélection et avec Christophe Postic et Pascale Paulat qui nous ont accompagnées de manière bienveillante, pas du tout dirigiste. Le fait de faire confiance à des personnes qui débarquent, qui font ça pour la première fois, c’était très encourageant. C’est le plaisir de ce dispositif : poursuivre le projet de Lussas en construisant de la nouveauté dans la continuité.
Propos recueillis par Clémence Arrivé.