Au bonheur des dames

Lorsqu’il ne suscite pas le désintérêt, le « feuilleton documentaire » agace à bien des égards, jusque dans sa terminologie, hybride de deux genres jusqu’alors clairement dissociés. Car dans quelle mesure le mode documentaire, qui découvre son récit au fil de sa conception, pourrait-il se concevoir sur les bases d’un scénario dont les accents dramatiques dictent l’évolution ?

Si l’on veut bien pourtant lui accorder un instant la faveur d’un regard – il est effectivement difficile de faire abstraction des intentions de diffusion télévisuelle auxquelles il semble voué – le « feuilleton documentaire » peut être aussi perçu comme un objet filmique au sein duquel l’expérimentation est encore de mise et, dans certains cas fructueuse.

Parmi d’autres réalisateurs(trices), Julie Bertucelli s’est livrée à l’exercice avec Bienvenue au grand magasin.

Dès son générique, la réalisatrice dévoile ses intentions : sur la scène du grand théâtre des Galeries Lafayette, nous pourrions assister, depuis la corbeille, à une pièce légère sur les thèmes du luxe, de l’apparat et de l’argent si chers aux grands magasins parisiens. Dans cette unité de lieu, dans ce décor aux allures de début de siècle quelque peu relooké, propice à la fiction la plus aboutie, évolue une multitude de personnages potentiels, clients et surtout employés. C’est pourtant une réalité dissimulée qu’annonce visuellement le passage de l’image positive à l’image négative pour clore ce générique : La réalité d’une entreprise au travail, implacablement hiérarchisée et soumise aux lois sans appel de la rentabilité.

Jouant le jeu de l’apparat, la séquence initiale du premier épisode rehausse le ton du générique. Elle revendique totalement le simulacre d’une tragédie par l’annonce d’un décès. Celui de Georges Meyer, illustre dirigeant de la firme, souverain adulé du royaume des Galeries Lafayette.

Cependant le temps du deuil s’efface vite, malgré les efforts de la direction du magasin. Car un autre mensonge, imperturbable, impose son rythme : la vente (« la vente, c’est différent » précise la chef du rayon jouet à un vendeur). Le petit personnel reste finalement plus intrigué que touché par la disparition de cette figure emblématique, citée, vantée mais vraisemblablement jamais approchée. Bertucelli tisse dans son film, parfois sous couvert d’un ton humoristique bien plus caustique que léger (les titre des épisodes, les outrances de la fête d’Halloween) un fil rouge sous-jacent, démontrant méthodiquement le décalage entre la circulation à sens unique de l’information et l’absence de relations humaines concrètes (inexistantes ou gommées par la mise en représentation) au sein de l’entreprise. Si les avis de procédure de licenciement descendent au pied de la pyramide, les revendications sur les trente-cinq heures et la précarité des salaires ne détiennent pas les moyens de remonter.

Assumant pourtant le cahier des charges du feuilleton documentaire (focalisation sur un nombre réduit de personnages et rythme au service des ressorts dramatiques) la réalisatrice et son scénariste, Bernard Renucci, se servent aussi des codes du « genre ». En choisissant de filmer une certaine « culture d’entreprise » représentée par le directeur général ou la chef du rayon jouet dont le devenir professionnel est connu à l’avance ; ou en s’intéressant au statut précaire de trois vendeuses, embauchées à l’essai : dans les deux cas, le point de vue politique est implicite mais réel.

Filmées dans une relation de proximité, ces vendeuses sont observées par la réalisatrice et le scénariste à travers leur « récit capricieux ». C’est à dire que le scénario est dicté par leur propre évolution au sein de l’entreprise, ce qui fait dérailler une scénarisation préétablie. En témoigne la scène ou ces personnages, durant leur « repérage des lieux » dans le magasin, aperçoivent le rayon jouet alors que la porte de l’ascenseur se referme devant elles. Acceptation du réel dans ce qu’il a d’indétrônable, honnêteté d’une documentariste.

Manuel Briot

Extra et ordinaire

« Notre nature est dans le mouvement ; le repos entier est dans la mort »

Pascal, Pensées

Attention, âmes sensibles s’abstenir. La première scène qui ouvre Highway démarre fort. Elle s’avérera certainement douloureuse pour tous ceux qui souffrent des dents, du dos ou de la colonne vertébrale, voire des trois réunis. Qu’y voit-on ? Un jeune homme au corps musculeux tenant dans sa bouche une énorme boule en métal sur laquelle un homme d’âge mur, aux airs débraillés, s’ingénie à taper avec un marteau de toutes ses forces ! Le jeune athlète en question plie, mais ne rompt pas. Ouf ! On a eu peur. On se dit alors que l’on va assister à une escalade inéluctable d’exploits plus éprouvants encore et que toute cette histoire risque de fort mal se terminer. On craint l’éviscération en direct ou, pire, l’énucléation. Bref, frémissant d’avance, on s’attend à quelque chose de forcément insoutenable sauf que… pas du tout. Car cette scène spectaculaire – elle ne se répétera qu’une seule fois dans le film – est le prémisse à un voyage peu ordinaire qui ne verse pourtant jamais dans l’extraordinaire. Le réalisateur Sergeï Dvortsevoy nous invite en effet à suivre le périple de la famille Tadjibajef, troupe de cirque ambulant, sur des routes cabossées situées aux confins de l’Asie Centrale et de la Russie. Des routes interminables de terre battue, sans âme, empruntées pour la plupart par des routiers roulant à tombeau ouvert. À l’écart du trafic, ceux-ci deviennent les spectateurs privilégiés des représentations de la famille dont ils assurent la subsistance minimale, ce que sont bien souvent en peine de faire les maigres populations déshéritées qui hantent ces lieux inhospitaliers. Cependant, les images filmées par Dvortsevoy ne basculent jamais dans l’affliction ou l’apitoiement. Malgré les difficultés de tout ordre que l’on imagine, malgré les cris, les heurts, la dureté du travail, les conditions de vie sanitaires rudimentaires, la promiscuité liée à l’espace confiné du camion qui transporte la famille, les personnages conservent une dignité à toute épreuve. Bien sûr, les adultes comme les enfants travaillent sans relâche. De toute manière quelle autorité, au vu de l’état de délabrement économique et démocratique dans lequel s’enfonce la Russie contemporaine, irait contrôler le travail de ces enfants saltimbanques ? Pas de misérabilisme donc dans Highway. Pas de héros ou de demi dieu sur le mode hollywoodien de type Cécil B. DeMille, ni de monstres de foire à la manière du Freaks de Tod Browning ou des reportages photographiques de Diane Arbus. Au contraire, de vrais instants d’une grâce fragile et retenue (comme la scène du repas partagé entre le père et ses deux plus jeunes enfants), entrecoupés de moments de franche rigolade ou de pur bonheur, lorsque ces pieds-nikelés du fond des steppes s’ingénient à se chamailler ou s’avisent de capturer un aiglon tombé du ciel. Cette « alchimie » fragile repose entièrement sur la place de la caméra. La mise à distance du sujet est alors fonction des espaces dans lesquels se meuvent les personnages et des gestes qu’ils y accomplissent. À rebours d’une analyse sociologique ou géopolitique des lieux et de ses populations, c’est l’idée même de mouvement, inscrit dans ses formes nomades, qui fonde le film. Si, dans le camion, nous sommes en effet dans une proximité corporelle inévitable avec les acteurs de l’histoire, bringuebalés avec eux, le nez collé contre leurs beaux visages, les scènes extérieures sont, a contrario, éloignées de notre regard. Les événements qui traversent la vie de la famille semblent alors moins perçus qu’entr’aperçus. Ainsi certaines scènes où la troupe est en représentation sont enregistrées d’un point de vue qui correspond à celui du maigre public situé hors champ. Pour les filmer, Dvortsevoy utilise un lent panoramique qui commence sur une parcelle de terre brûlée pour achever lentement sa course sur les enfants en train de jouer, englobant au passage les spectateurs. Cette aération du cadre, qui intègre les hommes dans leur environnement naturel, traduit un sentiment diffus de désolation, produisant une sensation étrange et décalée. Un décalage qui, au cœur de cette zone intermédiaire, résonne parfaitement avec le paysage pelé dans lequel se débat la survie du minuscule huis clos des saltimbanques. Plongé dans des espaces semi-désertiques, le spectateur a alors le curieux sentiment de naviguer au milieu d’un road-movie atone, pas bavard pour deux sous, mais plein d’une poésie rude et austère où l’inertie est une menace pour l’homme.

Éric Vidal

Le Roi Lion

Il était une fois… un jeune malien venu à Châteauroux achever ses études universitaires au tout début des années soixante-dix. Retournant au chevet de son père en 1976, cet homme, Doulaye Dianoko, laisse derrière lui une empreinte si indélébile dans la mémoire d’un enfant que, vingt ans plus tard, ce dernier, devenu réalisateur, part à sa recherche. Sur cette trame extrêmement simple, Henri-François Imbert embarque le spectateur dans une aventure singulière qui, excédant le cadre ordinaire du documentaire, se situe aux lisières de l’enquête policière, du conte africain, des arts plastiques et du cinéma expérimental. Parallèlement à l’avancée des recher­ches – où se trouve Doulaye ? vit-il encore ? que fait-il ? – le film dévoile en filigrane la situation d’un pays tiraillé, notamment, entre culture ancestrale (avec tout ce que cela implique en terme de structure clanique) et défi démocratique en cours (le film se déroule pendant une période électorale et nous apprendrons que Doulaye fut un opposant à la dictature militaire). Mais au lieu d’asséner faits bruts et exercices comptables, Henri-François Imbert brouille les pistes à loisir, injectant dans son récit une poésie pour le moins inhabituelle aux yeux d’un spectateur occidental gavé d’images de famines, de guerres, d’exodes ou encore d’épidémies en provenance du continent africain. Le périple cinématographique en forme de jeux de pistes qui nous mène vers Doulaye Dianoko s’agence en effet dans des entrelacs de palabres traversées de rires francs et massifs, de réflexions sociologiques ou politiques sur la polygamie 1 ou l’immigration, de mythes et de légendes ; et ce tissu « d’histoires », traversé par des images d’une beauté plastique à couper le souffle, est absolument jubilatoire. Arrivé au Mali pendant la saison des pluies, la traque pacifique du réalisateur va s’imprégner de cette période si particulière où la vie des hommes semble comme suspendue aux caprices de la météo. Filmer l’attente – conséquence immuable de la chute des eaux – deviendra alors un rituel enregistré sans ostentation, dans toute la plénitude de temps faibles : ceux consacrés à la prière, à la préparation du thé, à l’écoute de la radio ou encore à ces moments passés à ne rien faire de spécial si ce n’est attendre en observant le ciel, justement. Cet étirement de la durée où vient s’imbriquer la multiplicité des récits, à l’œuvre notamment dans les plans fixes, charge les moindres gestes du quotidien d’une densité sensible inédite. Ici, pas de clichés chocs ou spectaculaires qui sidèrent le spectateur. Plutôt une nonchalance sereine, attentive à la dignité des êtres fixés sur la pellicule. À l’image des perturbations climatiques où se succèdent orages et accalmies, ce « temps retenu » qui irradie l’ensemble du film est régulièrement troué par de brusques variations de rythmes, sans que le sens de la recherche – retrouver Doulaye – s’en trouve affecté. Ces ruptures de tons relèvent autant d’une composition « picturale » que « musicale » dans l’organisation de l’ensemble des plans. Elles sont le fruit d’un subtil et minutieux travail de montage non seulement des images mais aussi du son (pour ne prendre qu’un exemple significatif, nous ne verrons pas les retrouvailles avec Doulaye, nous les entendrons seulement), conjugué à une hybridation des supports Super 8 et 35 mm. Ainsi avec leurs bleus gris-acier, leurs rouges sanguins et leurs ocres charbonneux, les images granuleuses tournées en Super 8, semblables à des tirages Fresson, 2 créent des effets plastiques d’une telle profondeur que le temps, qui est aussi celui de la projection, semble se resserrer sur ses vibrations lumineuses. En brassant images accélérées ou ralenties gorgées de couleurs saturées, plans fixes, travellings chaotiques – les scènes de rues filmées depuis la voiture ou les vues d’avion lors de l’atterrissage à Bamako – et panoramiques plombés sur des pistes rougeâtres ou des ciels orageux, le film trace les contours d’un monde flottant et ondulatoire, où la quête d’un homme prend peu à peu une tournure existentielle. Dans le film de Claude Bossion 3 sur lequel Henri-François Imbert intervenait en tant qu’assistant et producteur délégué, Jonas Mekas expliquait que le cinéma « était comme un arbre à plusieurs branches », soulignant à quel point il était important de les préserver toutes. Cette réflexion élémentaire, de la part d’un grand explorateur de formes cinématographiques, entre parfaitement en résonance avec le « manifeste » 4 de Eric Münch et François Kotlarski (tourné au Fespaco de Ouagadougou en 1999) qui précède la projection de Doulaye. Basé sur une série d’entretiens montés les uns à la suite des autres, ce film (6 minutes) exprime sans animosité mais sans concessions à la langue de bois, les difficultés colossales que rencontrent les réalisateurs africains pour continuer à tourner. Pour sa part, le film de Henri-François Imbert contribue à greffer modestement quelques boutures supplémentaires sur l’arbre en question.

Éric Vidal

  1. « Marier une femme c’est abandonner sa culture pour en prendre une autre » dira l’un des protagonistes.
  2. Procédé photographique dans lequel les couches pigmentaires sont traitées séparément, donnant l’impression que les images sont « encrées ».
  3. New-York Memories, 1999.
  4. Le Cinéma africain ?, 1999.

Reflets dans un œil d’or

Une femme vêtue d’un vêtement blanc traverse lentement l’écran, éclairée par la lumière d’une bougie. Autour d’elle, la pénombre est totale. Une scène introductive qui pourrait être un tableau de La Tour. Cavalier annonce d’entrée la couleur : son univers sera étroitement lié à celui du peintre.

Cette femme est une invitation, elle nous emmène dans un monde d’ombre et de lumière pour une visite qui ne sera pas celle d’un musée traditionnel. Les mots de Cavalier ne sont pas ceux d’un spécialiste, mais plutôt ceux d’un passeur qui va nous accompagner au cœur d’une œuvre, d’une manière toute personnelle. Aucun académisme derrière un regard où l’érudition se cache sous une grande humilité. Humilité qui lui fait faire appel à un « professionnel » pour nous faire comprendre comment le peintre a pu résoudre un des problèmes picturaux auquel il s’est trouvé confronté : l’émergence de la lumière.

Comme La Tour, Cavalier va à l’essentiel. La vie du peintre est ainsi évacuée en moins de temps qu’il n’en faut pour couper une miche de pain. Et le peu que l’on sait sur le bonhomme n’incitant pas vraiment à la sympathie, mieux vaut s’intéresser à son testament artistique.

Les toiles de La Tour, disposées dans l’atelier de Cavalier, posent d’emblée le problème de leur représentation au cinéma. Les dimensions du cadre cinématographique sont trop éloignées de celles du tableau pour permettre une approche globale de celui-ci. Alors Cavalier va promener sa caméra, exploration intérieure du tableau semblable à un pèlerinage intime. « Madeleines picturales », les sujets peints réveillent des souvenirs qui racontent autant l’œuvre que celui qui la regarde. Leur approche ouvre les champs d’un domaine privé dans une lecture qui s’échappe des chemins conventionnels. Et cette manière toute personnelle d’aborder l’œuvre a pour heureuse conséquence de nous la rendre plus proche, et surtout encore plus touchante.

La voix de Cavalier, au débit haché, comme hésitante, a le ton juste pour dire les liens d’intimité qui l’unissent à La Tour. Aucune affirmation dans les propos, mais une réserve pleine de modestie. « C’est paraît-il… ». Et dans cette parole entrecoupée, La Tour, ce peintre du silence, trouve tout naturellement sa place.

Mais Cavalier ne se limite au seul registre personnel. Il filme des toiles dénudées de leur cadre et les libère ainsi de leur carcan séculier. En convoquant Rembrandt, Veermer ou Picasso, La Tour n’est plus seulement un peintre du xviie, mais un artiste qui s’inscrit dans une histoire plus universelle. Et le choix de prendre le thème du « regard » dans la peinture, pour illustrer des résonances qui se répondent à travers les siècles, a évidemment valeur de symbole. Regard du peintre, regard du spectateur et regard du cinéaste. Et Cavalier de trouver des correspondances avec d’autres arts – les photos de Sanders, par exemple – avant de rapprocher les recherches de La Tour de son propre travail. L’influence du peintre sur le réalisateur, dont les thèmes semblent se nourrir des mêmes obsessions, est particulièrement saisissante dans la scène de Thérèse que nous montre le cinéaste.

Les mains de Cavalier, en guidant notre regard tout au long du film, sont comme un rappel de cette proximité d’univers. Souvent proches des sources de lumière dans les œuvres de La Tour, les mains éclairent ici des propos dont le but est avant tout de nous faire partager une passion.

Francis Laborie

Non identifié

Flash-back. Un objet filmique non identifié a éclairé lundi soir la nuit lussassienne. Stupéfaction. Des rires ont fusé, des ricanements, la salle s’est peu à peu vidée, et le mot fin s’est inscrit devant une poignée de spectateurs éberlués. Le fautif : un film de 1971, La Fin des Pyrénées, de Jean-Pierre Lajournade. En cette fin des États généraux, s’il reste quelques films dont on gardera le souvenir, celui-là, quoiqu’on en dise en fera certainement partie. Et il n’est pas trop tard pour se demander à quoi ressemblait cet étrange objet, amalgame de Selznick et de Mocky, fureur hollywoodienne et blague anarchiste conjuguées plus souvent pour le pire que pour le meilleur. Jean-Pierre Lajournade, dont c’est le dernier film, transgresse allégrement tous les interdits du bon goût, du cinéma conformiste et confortable, en un mot du cinéma bourgeois (c’est à prendre au premier degré). L’utilisation romantique de l’écran large et des grands espaces est constamment désamorcée par une féroce potacherie soixante-huitarde : les personnages s’adressent à la caméra pour hurler des slogans manichéens démodés, et leur révolte prend les allures d’un abracadabrant programme de clichés (famille, police, travail, syndicats, société, tous pourris !). Les fondements même de la fiction occidentale – entendez là dégénérée – sont malmenés. Le père de Thomas se suicide, Thomas est accusé, et vlan ! bonjour Œdipe, d’autant que la langoureuse maman en pince sérieusement pour son fiston. Mais Œdipe c’est trop peu : le calvaire de Thomas est aussi christique ! (la grotte dans laquelle il se réfugie avec sa belle rappelle fortement celle de la nativité). C’est assurément n’importe quoi, et pourtant…

La Fin des Pyrénées est un mélo enflammé qui a pris note de la fin du genre, et toutes ces provocations ne sont qu’une façon d’exhiber le faux, la monstruosité d’un genre masochiste par excellence, réactionnaire par tradition et malgré tout cher au cœur des poètes. Lajournade dénonce la théâtralité de son dispositif, mais cette grandiose rébellion est celle-là même de son héros. La beauté du film tient à cette déchirure sublime : on ne peut plus croire à la fiction (cinématographique et sociale), mais pour le dire, il faut malgré tout raconter une histoire (une fiction). On oscille sans cesse sur la frontière intenable du rituel (le dispositif indépassable de la mise en scène) et du profane (les saillies grotesques). C’est parfois ridicule et donc totalement sublime. Le film a la naïveté brusque des fous et des enfants, des rebelles insoumis aux lois de la raison. C’est un film « adolescent », au plus beau sens du terme : inégal, emporté, traversé de bouffées lyriques et stupides, mais bouleversant de bout en bout. Lundi soir, le ciel de Lussas était plein d’étoiles…

Gaël Lépingle

Un berger à Babylone

Comment présenter un lieu qui a été si souvent filmé que ses habitants ont déjà tous été interwievés, à un moment ou à un autre ? Dans ces contrées de rivières que sont les vallées d’Aspe et d’Ossau, la solution coulait évidemment de source, il suffisait juste d’y penser : demander leur avis à ses habitants.

Le résultat est aussi surprenant que revigorant. Loin d’une visite de sites géographiques passionnante comme la lecture d’un dépliant touristique, c’est au cœur même de l’âme ancestrale de ce pays que nous sommes entraînés avec l’histoire d’une de ses figures typiques : le berger. Option judicieuse car dans une région où les habitants ne se reconnaissent plus dans une image si médiatisée, le berger apparaît comme la seule figure dont se dégage un reste d’authenticité.

Histoire peu ordinaire que celle de Pierre, dont il serait plus juste de dire « les » histoires tant son parcours se révèle difficile à reconstituer. Pourquoi a-t-il quitté son village ? Dans quelles conditions s’est-il séparé de son troupeau ? Et cette Marie qui en « pince » tellement pour lui qu’elle en est partie à sa recherche ? Que sont-ils devenus ? Autant de questions ouvertes à toutes les interprétations.

Le bougre d’homme est du genre fuyant et son itinéraire ne se laisse pas appréhender facilement. Ce qui nous vaut un film échappant à toute narration classique. Si symphonie pastorale il y a, elle est plutôt éclatée, lorgnant plus du côté de l’univers insolite de Richard Brautigan (le tragique en moins), que de celui plus traditionnel de Giono. Dans un des bouquins de l’auteur américain, Retombée de sombrero, un écrivain jette à la poubelle une histoire qu’il venait tout juste de commencer. Banal. Sauf que cette histoire va se mettre à vivre de façon autonome, se déroulant parallèlement à celle de son créateur, pour finalement la rejoindre. Une fiction dans la fiction, en somme. C’est un peu ce qui se passe dans Adiu monde, où plusieurs scénarios cohabitent pour s’imbriquer dans une cacophonie assez jubilatoire. Le scénario à l’origine du film, celui mis en place par les habitants (l’histoire de Pierre et Marie), et enfin la tentative par la réalisatrice de mettre en image cette histoire. Tentative aussi ardue que la montée du col d’Aspin un jour de plein été, à pied et sans béret, car dans ce pays de légendes, « même si tout est vrai, il y a diverses vérités ». Et l’histoire de Pierre et Marie de se dessiner par à-coups, au gré d’un montage reliant les fragments d’un puzzle impossible dont il est difficile de cerner la part de vérité de celle du conte.

Le récit tire son énergie de cette liberté et s’il est un brin débridé, quelques intertitres d’une limpide simplicité sont là pour essayer de le recadrer. Cette liberté de ton dégage des bouffées de poésie aussi vivifiantes que l’air pur des Pyrénées.

Mais Adiu monde, en se nourrissant du temps présent, n’est pas uniquement tourné vers le passé. Volontiers espiègle, c’est un film à l’humeur vagabonde qui pourrait bien, en nous parlant d’hier et d’aujourd’hui, plonger aux racines d’une certaine identité régionale. Un paysan du coin ne dit pas autre chose, dans une de ces réflexions dont la profondeur laisse pantois : « c’est une fiction, mais cette fiction c’est la réalité ».

Imprégné de la malice qui déborde du regard des personnages principaux, Adiu monde tutoie également le burlesque. Il faut voir le charcutier expliquer, sans que l’on sache trop si c’est du lard ou du cochon, que l’amour c’est comme le saucisson pour comprendre que Les Fragments d’un discours amoureux de Roland Barthes auraient tout aussi bien pu s’intituler Morceaux d’une tranche de charcuterie. Que dire aussi de ce fermier qui balaie son étable en dansant avec son râteau, dans une scène d’une sensualité à toute épreuve ? Hilarant et frais comme un cabécou de brebis.

Francis Laborie

La boîte à récits

À flanc de colline, dans un ancien quartier ouvrier de la capitale tchèque survit une bâtisse du xixe défendue par quelques mètres carrés de jardin. Trois générations d’intellectuels, dévoués corps et âme au communisme, y ont habité. Grâce à ces hommes, à leur reconnaissance nationale, la maison a survécu aux nouvelles constructions des années quatre-vingt. Mais la réalité des années quatre-vingt-dix est toute autre. La Tchécoslovaquie a oublié le communisme et ses intellectuels. À l’intérieur d’une demeure rongée par le temps et la mémoire, la vie, si modeste soit-elle, continue pour les descendants de la famille Neumann.

Une maison à Prague est une véritable boîte à récits, de ces petites histoires qui font la grande Histoire. Il est rare qu’un lieu de résidence familiale condense un siècle d’histoire nationale. C’est pourtant l’histoire d’une famille que nous raconte, avant tout, Stan Neumann.

Dès les premiers plans, le réalisateur pose son récit, son identité, face à celui de l’Histoire. La voix off qui évoque sa naissance et ses origines parentales semble d’emblée ironiser sur le passé. Les premières images que le réalisateur nous donne à voir de Prague sont celles de l’hermétisme temporel d’un ancien abri anti-atomique transformé en garde-meubles pour antiquaires. La lourde porte de l’édifice sous-terrain s’ouvre enfin, déversant sur le présent – des gamins jouant contre un grand mur tagué et à quelques mètres, les formes de la maison plongée dans la verdure – le flot d’un passé enfermé.

« La maison de famille » comme l’appellent, avec rancœur, Sarka et David lorsqu’ils rédigent leur petite annonce au début du film est à l’image de cet abri anti-atomique laissé à l’abandon. Car c’est, somme toute, le cloisonnement, l’isolement, et la frustration que ceux-ci opèrent et ont opéré sur les membres de la famille que Stan Neumann évoque tout au long de son film (condamnation des portes, « migration » des uns et des autres dans différentes parties de la maison). Chaque pièce devient un lieu de vie unique, dans une maison où les miroirs laissent souvent entrevoir les lieux, les espaces mitoyens, et où les doubles fenêtres offrent une lumière capitale.

Cloisonnement de l’habitat, cloisonnement politique. De l’arrière grand-père au père, le communisme et ses mutations habitent aussi les vies. À cet effet, Neumann emploie, avec ironie, les archives nationales. Empreintes d’un « temps officiel » où le cinéma de propagande et la télévision n’enregistrent que les mots d’ordre. Où les célébrations, quand bien même deviennent-elles posthumes, oublient, le temps d’une coupe à l’image, des noms gênants. À ces consécrations, ces « apparitions nationales » qui appartiennent à l’histoire officielle, le film répond en dessinant insensiblement une toute autre histoire. Celle d’une « cellule familiale » dans laquelle les femmes et leurs enfants semblent délaissés de génération en génération, aux dépens des ambitions et convictions politiques de leurs conjoints.

Neumann fait reposer le fil conducteur de son film sur la survie du présent (la voix off du film illustre rarement les images actuelles et laisse place aux sons ambiants) à travers les derniers habitants de la maison.

Nous découvrons alors, à travers l’image de Sarka et David, une nouveauté familiale : une cohabitation générative à laquelle s’attache Stan Neumann. Comme il le dit à la fin de son épilogue c’est « …une maison qui ne m’appartient pas mais à laquelle j’appartiens ».

Une famille, que le réalisateur a choisie, dans laquelle l’humour pince-sans-rire de Sarka et la rigueur parfois incisive de David fondent, face aux éclatements familiaux passés, une unité.

À cela, Neumann ajoute l’espoir du couple enfin réconcilié. À l’image de cette femme avec laquelle danse David à un bal de société, le réalisateur oppose brutalement les images des obsèques nationales de l’arrière grand-père, comme si, par tradition, le couple « officiel » était sans avenir. Pourtant, plus tard, dans un très beau plan, nous retrouvons le jeune couple sans apparats dansant et chantant dans l’herbe. Stan Neumann a libéré par son récit, la maison familiale de son lourd passé. Le jardin de la maison-État est à son tour libéré (« …on démolit […] notre petit rideau de fer… ») pour qu’enfin, travaux de rénovation, perspectives de vie et tranquillité voient le jour.

Manuel Briot

Passages

Cela aurait pu être une simple et jolie figure sur la recherche des origines, l’identité, mâtinée d’un léger plaidoyer pour la Nouvelle-Calédonie, avec son lot d’imageries locales. Bien différente, la trajectoire circulaire du film dessine des traces plus prégnantes qu’à l’habitude. L’objet du film semble un instant incertain. Le récit introductif de Mathilde Mignon, la réalisatrice, sur le suicide de son grand-père ancien médecin chef de l’hôpital psychiatrique, ne suffit pas, heureusement, à le définir.

Elle va s’égarer en chemin, nous perdre avec elle, pour mieux nous accompagner vers cet objet en creux au centre du cercle : la perte. Mais la perte n’est pas disparition. Particulièrement ici à Nouville, terre calédonienne : « Pour nous il est toujours là », sur cette plage où son grand-père s’est donné la mort.

Semblable à un fantôme, à ces fantômes qui parcourent le film. Personnages qui surgissent, dont l’identité ne se dévoile que peu à peu pour disparaître (quitter le champ) ensuite. Un dernier instant une photo les immortalise, pour fixer leur passage – pour y croire ?, pour se souvenir ? Quelque chose nous échappe…

À l’image aussi de ce lieu qui s’ouvre – la nouvelle architecture de l’hôpital a fait disparaître les murs de l’enfermement – le film va vite brouiller les pistes avec le récit d’un premier témoin. La tragédie qu’il nous conte le rend familier du médecin, et l’étrangeté qu’il manifeste interroge son « statut ». Qui est fou qui ne l’est pas ? Qui souffre et qui s’en rend compte, qui en tient compte ? Le suicide du médecin rappelle que rien n’est figé, que la fragilité est en chacun, et inverse d’entrée des rôles qui pourraient sembler préétablis.

Chaque rencontre, dans un imperceptible mouvement, nous rapproche et nous éloigne de l’épicentre. On tourne autour du territoire du grand-père, de la figure et de l’esprit des ancêtres.

Cette errance à laquelle se laisse aller la réalisatrice marque sa disponibilité et son attention. Se laisser mener par la rencontre et retrouver, reconstruire des bribes d’histoire en oubliant celle-ci. Et cet homme, premier témoin, de lui répondre au sujet de son grand père, qu’il ne l’a pas soigné : « il m’a simplement parlé ». Et elle, à son tour, d’écouter, de l’écouter. Cette implication de la réalisatrice la conduit naturellement à se montrer. Son corps est très souvent présent : ses cheveux, une épaule, de profil, de dos. Dans la cérémonie d’accueil, la « coutume », elle apparaît vraiment. Cette présence ne nous quittera plus. Car Mathilde Mignon ne filme pas la rencontre, mais sa rencontre. Celle, de nuit, avec un homme qui a levé la main sur son propre grand-père, et en porte aujourd’hui la culpabilité, la folie. Il lui raconte sa maladie, une malédiction qui le condamne à un exil intérieur. Une coexistence avec cet « autre lui », un autre qui portera la faute. Il partage cette ambivalence intérieure dans la souffrance, comme Nouville, constellation de territoires occupés et de familles déplacées. Et celles-ci vont guider Mathilde Mignon de terre en terre vers « le passage de (son) grand-père », d’un monde à l’autre. Les croyances kanakes nous entraînent dans une dernière coutume, échange de paroles et de présents. Ce « geste », comme ils le nomment, dévoilera l’esprit des lieux, de cette terre perdue, de cette île parcourue de fantômes.

Christophe Postic

Elle et lui

À la manière d’un journal intime, Chantal Akerman, dans son propre rôle, nous fait partager le temps d’une cohabitation inopportune.

Une cohabitation imposée par la venue d’un ami à qui elle n’ose pas dire de partir. Une cohabitation qu’elle refuse au point de restreindre elle-même son espace de vie en s’enfermant aussitôt dans sa chambre.

Le cadre, exclusivement fixe, souligne le cloisonnement des pièces et plaque le personnage joué par Akerman contre les murs et contre les portes. La réduction de l’espace devient telle que bientôt le cadre ne délimite plus seulement les pièces, mais un espace intérieur plus restreint encore. Quant à l’espace sonore, il ouvre à l’autre un espace illimité, hors champ.

La présence de l’homme conduit le personnage d’Akerman à des exagérations burlesques. Le rythme de vie imposé par « l’ennemi », (les horaires strictes, les réveils, la chambre qui fait également office de bureau, de cuisine) rend vifs et gauches les gestes et la démarche du personnage féminin.

Face à la paranoïa qui la gagne (la restriction, l’isolation ne sont le fait que de sa propre volonté), elle tente d’éviter toute rencontre avec l’intrus. La réalisatrice nous inclut volontairement dans la vision de son personnage en nous plaçant derrière elle, refusant par là même le point de vue de l’homme.

Le degré d’enfermement est fonction des préoccupations de cette femme isolée. Jamais celle-ci ne pense tant à cet homme que lorsqu’elle ne le voit ou ne l’entend pas. Alors entraînée dans un processus d’espionnage sonore, voir l’autre devient très vite indispensable.

Et lorsqu’elle ne veut plus ouvrir les portes ni regarder aux fenêtres, sa seule ouverture sur l’extérieur demeure l’image d’un téléviseur branché à une caméra vidéo placée sur le rebord de la fenêtre. La télésurveillance occupe son attente.

Ironie du sort, l’être trop attendu ne vient pas. Le silence amorce les signes d’un vide. Le couloir et les pièces désoccupées confirment une absence définitive.

Manuel Briot

On n’a pas le temps de pleurer

Face à l’accumulation insensée de la douleur, il faut faire un choix : la révolte ou la résignation. À partir d’un doute politique, existentiel, Catalina Vilar construit une fable sur le devenir de la Colombie. Elle établit la possibilité d’un dialogue entre des forces opposées comme dans une tragédie classique, en séparant les forces du bien et du mal. Elle commence sa fable, à la première personne, en imaginant un passé bucolique au bidonville qu’elle filme.

Ce bidonville est l’espace du documentaire. Le temps pourrait être celui d’une année scolaire. Les protagonistes sont les élèves d’un lycée de Santo Domingo, en train de s’éveiller. Le rêve de la jeunesse contre une réalité de cauchemar. Un professeur pose les règles du combat : la connaissance lucide du passé pour agir sur le présent. Les élèves doivent fouiller le passé de leurs familles pour élaborer la chronique de leurs histoires. Ainsi, seront mises en lumière les blessures de la Colombie. Le professeur, alter ego de la réalisatrice, veut démontrer que le temps joue avec des miroirs : passé, présent et futur peuvent être la même chose s’il n’existe pas d’éveil de la conscience. Comme les reflets de ce jeu, les journaux des élèves vont tracer le voyage vers nulle part, la mort étant souvent la destination de leurs familles. Tous les maux qui freinent la vitalité du pays se dessinent à partir de ce moment-là : le narcotrafic, l’alcoolisme, la milice, la fuite du monde rural, la violence subie par les pauvres, la maltraitance des femmes, la lutte pour un morceau de terre… Et Dieu par-dessus de tout. Le catholicisme, formateur des esprits, les nourrit tout en les assujettissant. Il est la consolation pour ceux qui ne sont maîtres de rien, pas même de leur propre vie.

La fable de Catalina Vilar construit des symboles. Elle choisit les narrateurs du film parmi les élèves du lycée : une jeune fille et un jeune homme qui lisent leur propre journal. Leur parcours est le fil conducteur du film. Les problèmes familiaux de ces élèves agissent comme reflets des conflits du pays. La jeune mère qui, au début du film, va au cimetière pour interpeller son compagnon mort, y retournera à la fin pour témoigner de l’impossibilité d’accepter plus de violence. Le jeune homme, lui, incarne la fuite vers le monde intérieur. Il se réfugie dans la musique des mots parce que le requiem interminable de la Colombie l’empêche d’apprécier la parole des siens. Son réveil consistera à retrouver le chemin perdu : « J’ai peur de ma propre réalité, j’en préfère d’autres… J’embrasse Dieu parce qu’il n’existe d’autre théâtre que celui de ma propre famille. Mon Dieu ! Je suis poète ! ».

On dirait que Vilar veut accompagner ces élèves à travers leur évolution, jusqu’à ce qu’ils soient maîtres de leur avenir. Mais comment se confronter à cet avenir quand, plus qu’une promesse, il semble une menace. Le film projette des espoirs, mais révèle aussi des échecs. Ainsi lorsque le professeur essaie de démontrer qu’âme et corps sont indivisibles, alors que la réalité répond qu’esprit combatif et tragédie quotidienne sont difficiles à assembler.

La passion démesurée pour la vie de la jeunesse colombienne se porte comme un stigmate. Seul Dieu, le néant, peut consoler du vide. Entonner une chanson peut sauver alors du silence de la mort. « Tu souffriras, tu pleureras, le temps de t’habituer à perdre, ensuite tu te résigneras… ».

Teresa Piera