Un berger à Babylone

Comment présenter un lieu qui a été si souvent filmé que ses habitants ont déjà tous été interwievés, à un moment ou à un autre ? Dans ces contrées de rivières que sont les vallées d’Aspe et d’Ossau, la solution coulait évidemment de source, il suffisait juste d’y penser : demander leur avis à ses habitants.

Le résultat est aussi surprenant que revigorant. Loin d’une visite de sites géographiques passionnante comme la lecture d’un dépliant touristique, c’est au cœur même de l’âme ancestrale de ce pays que nous sommes entraînés avec l’histoire d’une de ses figures typiques : le berger. Option judicieuse car dans une région où les habitants ne se reconnaissent plus dans une image si médiatisée, le berger apparaît comme la seule figure dont se dégage un reste d’authenticité.

Histoire peu ordinaire que celle de Pierre, dont il serait plus juste de dire « les » histoires tant son parcours se révèle difficile à reconstituer. Pourquoi a-t-il quitté son village ? Dans quelles conditions s’est-il séparé de son troupeau ? Et cette Marie qui en « pince » tellement pour lui qu’elle en est partie à sa recherche ? Que sont-ils devenus ? Autant de questions ouvertes à toutes les interprétations.

Le bougre d’homme est du genre fuyant et son itinéraire ne se laisse pas appréhender facilement. Ce qui nous vaut un film échappant à toute narration classique. Si symphonie pastorale il y a, elle est plutôt éclatée, lorgnant plus du côté de l’univers insolite de Richard Brautigan (le tragique en moins), que de celui plus traditionnel de Giono. Dans un des bouquins de l’auteur américain, Retombée de sombrero, un écrivain jette à la poubelle une histoire qu’il venait tout juste de commencer. Banal. Sauf que cette histoire va se mettre à vivre de façon autonome, se déroulant parallèlement à celle de son créateur, pour finalement la rejoindre. Une fiction dans la fiction, en somme. C’est un peu ce qui se passe dans Adiu monde, où plusieurs scénarios cohabitent pour s’imbriquer dans une cacophonie assez jubilatoire. Le scénario à l’origine du film, celui mis en place par les habitants (l’histoire de Pierre et Marie), et enfin la tentative par la réalisatrice de mettre en image cette histoire. Tentative aussi ardue que la montée du col d’Aspin un jour de plein été, à pied et sans béret, car dans ce pays de légendes, « même si tout est vrai, il y a diverses vérités ». Et l’histoire de Pierre et Marie de se dessiner par à-coups, au gré d’un montage reliant les fragments d’un puzzle impossible dont il est difficile de cerner la part de vérité de celle du conte.

Le récit tire son énergie de cette liberté et s’il est un brin débridé, quelques intertitres d’une limpide simplicité sont là pour essayer de le recadrer. Cette liberté de ton dégage des bouffées de poésie aussi vivifiantes que l’air pur des Pyrénées.

Mais Adiu monde, en se nourrissant du temps présent, n’est pas uniquement tourné vers le passé. Volontiers espiègle, c’est un film à l’humeur vagabonde qui pourrait bien, en nous parlant d’hier et d’aujourd’hui, plonger aux racines d’une certaine identité régionale. Un paysan du coin ne dit pas autre chose, dans une de ces réflexions dont la profondeur laisse pantois : « c’est une fiction, mais cette fiction c’est la réalité ».

Imprégné de la malice qui déborde du regard des personnages principaux, Adiu monde tutoie également le burlesque. Il faut voir le charcutier expliquer, sans que l’on sache trop si c’est du lard ou du cochon, que l’amour c’est comme le saucisson pour comprendre que Les Fragments d’un discours amoureux de Roland Barthes auraient tout aussi bien pu s’intituler Morceaux d’une tranche de charcuterie. Que dire aussi de ce fermier qui balaie son étable en dansant avec son râteau, dans une scène d’une sensualité à toute épreuve ? Hilarant et frais comme un cabécou de brebis.

Francis Laborie