Passages

Cela aurait pu être une simple et jolie figure sur la recherche des origines, l’identité, mâtinée d’un léger plaidoyer pour la Nouvelle-Calédonie, avec son lot d’imageries locales. Bien différente, la trajectoire circulaire du film dessine des traces plus prégnantes qu’à l’habitude. L’objet du film semble un instant incertain. Le récit introductif de Mathilde Mignon, la réalisatrice, sur le suicide de son grand-père ancien médecin chef de l’hôpital psychiatrique, ne suffit pas, heureusement, à le définir.

Elle va s’égarer en chemin, nous perdre avec elle, pour mieux nous accompagner vers cet objet en creux au centre du cercle : la perte. Mais la perte n’est pas disparition. Particulièrement ici à Nouville, terre calédonienne : « Pour nous il est toujours là », sur cette plage où son grand-père s’est donné la mort.

Semblable à un fantôme, à ces fantômes qui parcourent le film. Personnages qui surgissent, dont l’identité ne se dévoile que peu à peu pour disparaître (quitter le champ) ensuite. Un dernier instant une photo les immortalise, pour fixer leur passage – pour y croire ?, pour se souvenir ? Quelque chose nous échappe…

À l’image aussi de ce lieu qui s’ouvre – la nouvelle architecture de l’hôpital a fait disparaître les murs de l’enfermement – le film va vite brouiller les pistes avec le récit d’un premier témoin. La tragédie qu’il nous conte le rend familier du médecin, et l’étrangeté qu’il manifeste interroge son « statut ». Qui est fou qui ne l’est pas ? Qui souffre et qui s’en rend compte, qui en tient compte ? Le suicide du médecin rappelle que rien n’est figé, que la fragilité est en chacun, et inverse d’entrée des rôles qui pourraient sembler préétablis.

Chaque rencontre, dans un imperceptible mouvement, nous rapproche et nous éloigne de l’épicentre. On tourne autour du territoire du grand-père, de la figure et de l’esprit des ancêtres.

Cette errance à laquelle se laisse aller la réalisatrice marque sa disponibilité et son attention. Se laisser mener par la rencontre et retrouver, reconstruire des bribes d’histoire en oubliant celle-ci. Et cet homme, premier témoin, de lui répondre au sujet de son grand père, qu’il ne l’a pas soigné : « il m’a simplement parlé ». Et elle, à son tour, d’écouter, de l’écouter. Cette implication de la réalisatrice la conduit naturellement à se montrer. Son corps est très souvent présent : ses cheveux, une épaule, de profil, de dos. Dans la cérémonie d’accueil, la « coutume », elle apparaît vraiment. Cette présence ne nous quittera plus. Car Mathilde Mignon ne filme pas la rencontre, mais sa rencontre. Celle, de nuit, avec un homme qui a levé la main sur son propre grand-père, et en porte aujourd’hui la culpabilité, la folie. Il lui raconte sa maladie, une malédiction qui le condamne à un exil intérieur. Une coexistence avec cet « autre lui », un autre qui portera la faute. Il partage cette ambivalence intérieure dans la souffrance, comme Nouville, constellation de territoires occupés et de familles déplacées. Et celles-ci vont guider Mathilde Mignon de terre en terre vers « le passage de (son) grand-père », d’un monde à l’autre. Les croyances kanakes nous entraînent dans une dernière coutume, échange de paroles et de présents. Ce « geste », comme ils le nomment, dévoilera l’esprit des lieux, de cette terre perdue, de cette île parcourue de fantômes.

Christophe Postic