On n’a pas le temps de pleurer

Face à l’accumulation insensée de la douleur, il faut faire un choix : la révolte ou la résignation. À partir d’un doute politique, existentiel, Catalina Vilar construit une fable sur le devenir de la Colombie. Elle établit la possibilité d’un dialogue entre des forces opposées comme dans une tragédie classique, en séparant les forces du bien et du mal. Elle commence sa fable, à la première personne, en imaginant un passé bucolique au bidonville qu’elle filme.

Ce bidonville est l’espace du documentaire. Le temps pourrait être celui d’une année scolaire. Les protagonistes sont les élèves d’un lycée de Santo Domingo, en train de s’éveiller. Le rêve de la jeunesse contre une réalité de cauchemar. Un professeur pose les règles du combat : la connaissance lucide du passé pour agir sur le présent. Les élèves doivent fouiller le passé de leurs familles pour élaborer la chronique de leurs histoires. Ainsi, seront mises en lumière les blessures de la Colombie. Le professeur, alter ego de la réalisatrice, veut démontrer que le temps joue avec des miroirs : passé, présent et futur peuvent être la même chose s’il n’existe pas d’éveil de la conscience. Comme les reflets de ce jeu, les journaux des élèves vont tracer le voyage vers nulle part, la mort étant souvent la destination de leurs familles. Tous les maux qui freinent la vitalité du pays se dessinent à partir de ce moment-là : le narcotrafic, l’alcoolisme, la milice, la fuite du monde rural, la violence subie par les pauvres, la maltraitance des femmes, la lutte pour un morceau de terre… Et Dieu par-dessus de tout. Le catholicisme, formateur des esprits, les nourrit tout en les assujettissant. Il est la consolation pour ceux qui ne sont maîtres de rien, pas même de leur propre vie.

La fable de Catalina Vilar construit des symboles. Elle choisit les narrateurs du film parmi les élèves du lycée : une jeune fille et un jeune homme qui lisent leur propre journal. Leur parcours est le fil conducteur du film. Les problèmes familiaux de ces élèves agissent comme reflets des conflits du pays. La jeune mère qui, au début du film, va au cimetière pour interpeller son compagnon mort, y retournera à la fin pour témoigner de l’impossibilité d’accepter plus de violence. Le jeune homme, lui, incarne la fuite vers le monde intérieur. Il se réfugie dans la musique des mots parce que le requiem interminable de la Colombie l’empêche d’apprécier la parole des siens. Son réveil consistera à retrouver le chemin perdu : « J’ai peur de ma propre réalité, j’en préfère d’autres… J’embrasse Dieu parce qu’il n’existe d’autre théâtre que celui de ma propre famille. Mon Dieu ! Je suis poète ! ».

On dirait que Vilar veut accompagner ces élèves à travers leur évolution, jusqu’à ce qu’ils soient maîtres de leur avenir. Mais comment se confronter à cet avenir quand, plus qu’une promesse, il semble une menace. Le film projette des espoirs, mais révèle aussi des échecs. Ainsi lorsque le professeur essaie de démontrer qu’âme et corps sont indivisibles, alors que la réalité répond qu’esprit combatif et tragédie quotidienne sont difficiles à assembler.

La passion démesurée pour la vie de la jeunesse colombienne se porte comme un stigmate. Seul Dieu, le néant, peut consoler du vide. Entonner une chanson peut sauver alors du silence de la mort. « Tu souffriras, tu pleureras, le temps de t’habituer à perdre, ensuite tu te résigneras… ».

Teresa Piera