Au bonheur des dames

Lorsqu’il ne suscite pas le désintérêt, le « feuilleton documentaire » agace à bien des égards, jusque dans sa terminologie, hybride de deux genres jusqu’alors clairement dissociés. Car dans quelle mesure le mode documentaire, qui découvre son récit au fil de sa conception, pourrait-il se concevoir sur les bases d’un scénario dont les accents dramatiques dictent l’évolution ?

Si l’on veut bien pourtant lui accorder un instant la faveur d’un regard – il est effectivement difficile de faire abstraction des intentions de diffusion télévisuelle auxquelles il semble voué – le « feuilleton documentaire » peut être aussi perçu comme un objet filmique au sein duquel l’expérimentation est encore de mise et, dans certains cas fructueuse.

Parmi d’autres réalisateurs(trices), Julie Bertucelli s’est livrée à l’exercice avec Bienvenue au grand magasin.

Dès son générique, la réalisatrice dévoile ses intentions : sur la scène du grand théâtre des Galeries Lafayette, nous pourrions assister, depuis la corbeille, à une pièce légère sur les thèmes du luxe, de l’apparat et de l’argent si chers aux grands magasins parisiens. Dans cette unité de lieu, dans ce décor aux allures de début de siècle quelque peu relooké, propice à la fiction la plus aboutie, évolue une multitude de personnages potentiels, clients et surtout employés. C’est pourtant une réalité dissimulée qu’annonce visuellement le passage de l’image positive à l’image négative pour clore ce générique : La réalité d’une entreprise au travail, implacablement hiérarchisée et soumise aux lois sans appel de la rentabilité.

Jouant le jeu de l’apparat, la séquence initiale du premier épisode rehausse le ton du générique. Elle revendique totalement le simulacre d’une tragédie par l’annonce d’un décès. Celui de Georges Meyer, illustre dirigeant de la firme, souverain adulé du royaume des Galeries Lafayette.

Cependant le temps du deuil s’efface vite, malgré les efforts de la direction du magasin. Car un autre mensonge, imperturbable, impose son rythme : la vente (« la vente, c’est différent » précise la chef du rayon jouet à un vendeur). Le petit personnel reste finalement plus intrigué que touché par la disparition de cette figure emblématique, citée, vantée mais vraisemblablement jamais approchée. Bertucelli tisse dans son film, parfois sous couvert d’un ton humoristique bien plus caustique que léger (les titre des épisodes, les outrances de la fête d’Halloween) un fil rouge sous-jacent, démontrant méthodiquement le décalage entre la circulation à sens unique de l’information et l’absence de relations humaines concrètes (inexistantes ou gommées par la mise en représentation) au sein de l’entreprise. Si les avis de procédure de licenciement descendent au pied de la pyramide, les revendications sur les trente-cinq heures et la précarité des salaires ne détiennent pas les moyens de remonter.

Assumant pourtant le cahier des charges du feuilleton documentaire (focalisation sur un nombre réduit de personnages et rythme au service des ressorts dramatiques) la réalisatrice et son scénariste, Bernard Renucci, se servent aussi des codes du « genre ». En choisissant de filmer une certaine « culture d’entreprise » représentée par le directeur général ou la chef du rayon jouet dont le devenir professionnel est connu à l’avance ; ou en s’intéressant au statut précaire de trois vendeuses, embauchées à l’essai : dans les deux cas, le point de vue politique est implicite mais réel.

Filmées dans une relation de proximité, ces vendeuses sont observées par la réalisatrice et le scénariste à travers leur « récit capricieux ». C’est à dire que le scénario est dicté par leur propre évolution au sein de l’entreprise, ce qui fait dérailler une scénarisation préétablie. En témoigne la scène ou ces personnages, durant leur « repérage des lieux » dans le magasin, aperçoivent le rayon jouet alors que la porte de l’ascenseur se referme devant elles. Acceptation du réel dans ce qu’il a d’indétrônable, honnêteté d’une documentariste.

Manuel Briot