Le Roi Lion

Il était une fois… un jeune malien venu à Châteauroux achever ses études universitaires au tout début des années soixante-dix. Retournant au chevet de son père en 1976, cet homme, Doulaye Dianoko, laisse derrière lui une empreinte si indélébile dans la mémoire d’un enfant que, vingt ans plus tard, ce dernier, devenu réalisateur, part à sa recherche. Sur cette trame extrêmement simple, Henri-François Imbert embarque le spectateur dans une aventure singulière qui, excédant le cadre ordinaire du documentaire, se situe aux lisières de l’enquête policière, du conte africain, des arts plastiques et du cinéma expérimental. Parallèlement à l’avancée des recher­ches – où se trouve Doulaye ? vit-il encore ? que fait-il ? – le film dévoile en filigrane la situation d’un pays tiraillé, notamment, entre culture ancestrale (avec tout ce que cela implique en terme de structure clanique) et défi démocratique en cours (le film se déroule pendant une période électorale et nous apprendrons que Doulaye fut un opposant à la dictature militaire). Mais au lieu d’asséner faits bruts et exercices comptables, Henri-François Imbert brouille les pistes à loisir, injectant dans son récit une poésie pour le moins inhabituelle aux yeux d’un spectateur occidental gavé d’images de famines, de guerres, d’exodes ou encore d’épidémies en provenance du continent africain. Le périple cinématographique en forme de jeux de pistes qui nous mène vers Doulaye Dianoko s’agence en effet dans des entrelacs de palabres traversées de rires francs et massifs, de réflexions sociologiques ou politiques sur la polygamie 1 ou l’immigration, de mythes et de légendes ; et ce tissu « d’histoires », traversé par des images d’une beauté plastique à couper le souffle, est absolument jubilatoire. Arrivé au Mali pendant la saison des pluies, la traque pacifique du réalisateur va s’imprégner de cette période si particulière où la vie des hommes semble comme suspendue aux caprices de la météo. Filmer l’attente – conséquence immuable de la chute des eaux – deviendra alors un rituel enregistré sans ostentation, dans toute la plénitude de temps faibles : ceux consacrés à la prière, à la préparation du thé, à l’écoute de la radio ou encore à ces moments passés à ne rien faire de spécial si ce n’est attendre en observant le ciel, justement. Cet étirement de la durée où vient s’imbriquer la multiplicité des récits, à l’œuvre notamment dans les plans fixes, charge les moindres gestes du quotidien d’une densité sensible inédite. Ici, pas de clichés chocs ou spectaculaires qui sidèrent le spectateur. Plutôt une nonchalance sereine, attentive à la dignité des êtres fixés sur la pellicule. À l’image des perturbations climatiques où se succèdent orages et accalmies, ce « temps retenu » qui irradie l’ensemble du film est régulièrement troué par de brusques variations de rythmes, sans que le sens de la recherche – retrouver Doulaye – s’en trouve affecté. Ces ruptures de tons relèvent autant d’une composition « picturale » que « musicale » dans l’organisation de l’ensemble des plans. Elles sont le fruit d’un subtil et minutieux travail de montage non seulement des images mais aussi du son (pour ne prendre qu’un exemple significatif, nous ne verrons pas les retrouvailles avec Doulaye, nous les entendrons seulement), conjugué à une hybridation des supports Super 8 et 35 mm. Ainsi avec leurs bleus gris-acier, leurs rouges sanguins et leurs ocres charbonneux, les images granuleuses tournées en Super 8, semblables à des tirages Fresson, 2 créent des effets plastiques d’une telle profondeur que le temps, qui est aussi celui de la projection, semble se resserrer sur ses vibrations lumineuses. En brassant images accélérées ou ralenties gorgées de couleurs saturées, plans fixes, travellings chaotiques – les scènes de rues filmées depuis la voiture ou les vues d’avion lors de l’atterrissage à Bamako – et panoramiques plombés sur des pistes rougeâtres ou des ciels orageux, le film trace les contours d’un monde flottant et ondulatoire, où la quête d’un homme prend peu à peu une tournure existentielle. Dans le film de Claude Bossion 3 sur lequel Henri-François Imbert intervenait en tant qu’assistant et producteur délégué, Jonas Mekas expliquait que le cinéma « était comme un arbre à plusieurs branches », soulignant à quel point il était important de les préserver toutes. Cette réflexion élémentaire, de la part d’un grand explorateur de formes cinématographiques, entre parfaitement en résonance avec le « manifeste » 4 de Eric Münch et François Kotlarski (tourné au Fespaco de Ouagadougou en 1999) qui précède la projection de Doulaye. Basé sur une série d’entretiens montés les uns à la suite des autres, ce film (6 minutes) exprime sans animosité mais sans concessions à la langue de bois, les difficultés colossales que rencontrent les réalisateurs africains pour continuer à tourner. Pour sa part, le film de Henri-François Imbert contribue à greffer modestement quelques boutures supplémentaires sur l’arbre en question.

Éric Vidal

  1. « Marier une femme c’est abandonner sa culture pour en prendre une autre » dira l’un des protagonistes.
  2. Procédé photographique dans lequel les couches pigmentaires sont traitées séparément, donnant l’impression que les images sont « encrées ».
  3. New-York Memories, 1999.
  4. Le Cinéma africain ?, 1999.