Lunch Break

Cut-up feat. Leslie Kaplan, L’excès-L’usine, 1982

12h00

Sharon Lockhart filme la galerie souterraine d’un chantier naval, pendant la pause déjeuner des ouvrier·ères, la Lunch Break. A-t-elle jamais été aussi longue ? Quelle est sa durée habituelle ? Finira-t-elle ?

« Ni début, ni fin. »
« À l’intérieur de l’usine, on fait sans arrêt.»
« On est dedans, dans la grande usine univers, celle qui respire pour vous. »

12h27

Les ouvrier·ères sont assis. Certain·es mangent, d’autres lisent, se reposent. Parfois la lenteur les fond au décor, parfois elle les détache. On a le temps de les voir. Iels sont nommé·es dans le cast : Maurice, Todd, Doug, Chris, Andrew, Ed, Merle, Nathan. Et une Kasha. Est-ce elle que l’on a vu au début ?

« C’est une femme un peu lourde, elle a un chignon gris. On passe, on la regarde.
On voit ses formes. »

13h12

Sharon Lockhart ne laisse pas d’échappatoire, pas d’écart possible. On a tout le temps de s’installer dans le plan, d’en sentir l’oppression. Pas d’appel d’air.

« Quand on arrive devant une usine qu’on ne connaît pas, on a toujours très peur. »
« On a mis la blouse. Dans la poche, il y a des pièces pour la machine à café. Parfois on met la main dans la poche, pour sentir. »

35h57

Une heure vingt pour aller d’un bout à l’autre du couloir. Ce lent travelling requiert notre attention. On pense à ce qu’on sait de l’usine, du travail à la chaîne, on tente de déchiffrer un sticker sur un casier, un titre de journal. Alors qu’on traverse un espace collectif, le film nous laisse seul·es. Si on peut s’égarer dans nos pensées, la physicalité étouffante du trajet nous oblige toujours à être là.

« Le temps est ailleurs : seuls existent l’espace, dans la tête, infini, et toute vie maintenant, ramassée et pleine, comme un caillou mort. »

47h25

On entre dans une matière photographique en 35 mm. On pourrait croire à un décor de fiction. Les lumières semblent travaillées, la scénographie ciselée et rigoureuse.

« On passe dans la carcasse légère, mince et suspendue, de l’usine.
On est dans la matière qui se développe, la grosse matière, plastique et raide. »

73:45:57

Machines, moteurs, voix à vitesse réelle : la bande son aux allures bruitistes a été composée par Becky Allen et James Benning. Elle est un refuge pour notre attention, on tente d’en extraire des bribes de conversations. À la fois un repère et un nouvel espace de perdition, un fond bourdonnant qui nous épuise.

« L’espace est silencieux. Trous de bruits, trous de bruits partout. »

Petite émission de magnétique frangine

Hayat appelle Leila et Leila appelle Hayat, leurs voix se brouillent. L’amour entre les deux sœurs comprime les espaces. On entend des histoires sur leur mère, le sexisme, le racisme, la naissance d’Inaya. Le récit qui suit est une transcription imparfaite des voix enfouies sous les grésillements.

Quand le bip se perd
À ciel ouvert
La seule étoile
Rose et floue
Augure un cap
Mer arctique
Murs de France

(pas de signal)

De ta mère reste
La malédiction
Si l’iceberg
Te cogne le flanc
La petite arrive
Vire à l’arrière

(mère-miroir)

Mokhenache, get us back
Tu attends, tu attends, tu attends
Elle a les yeux grands ouverts
Elle est vive
Reviens vite

(brouilla*e,
*a m* rend*e ma**de)

Briser le cycle
Avec le roulement
D’un tire-corde
En haut de la
Mission claire
Le souffle est court
L’éclat de rire

(sextan)

L’horizon sépare
La mémoire des odeurs
Et des condensations
Baisé le pied
Fini le sein

(zone blanche)

Que de jouer la dure, nanana
Qu’une femme d’un mètre soixante
Peut-être capitaine
Que tu es belle, tu es du Sud
Que si tu parles, c’est toi la folle
Que l’autre du syndicat
Te laisse seule

()

C’est imprimé dans mon sang
Comme un oiseau trouvé
Loin de son buisson
Soigné, nourri, aimé
Pour finir dans une boîte
(paperwork)

Siggi
Non à la bague
Pour une tente
Pour une cale
Pour un call

(Inaya)

Calme ce bruyant délire

Le film s’ouvre avec le récit d’un drame qui est survenu dans ta vie, pendant tes études de cinéma – une relation basée sur de nombreux mensonges, et la mort de ton ex-copain. Ces événements récents t’amènent à replonger dans ton passé à travers des images de ton enfance. Comment as-tu tracé le chemin entre ces différents récits ?

J’avais déjà commencé quelques années plus tôt à m’intéresser à mon histoire familiale, marquée par plusieurs traumatismes. C’est à cette période que ma mère m’a montré ces images d’archives. Les discussions sur mon enfance existaient déjà entre nous avant les événements avec mon ex-copain. Au moment de sa mort, j’ai eu besoin de comprendre pourquoi j’avais été aussi aveugle : comment j’ai pu être capable de rester presque dix ans avec cet homme, qui était en fait un étranger ? Y a-t-il quelque chose en moi, qui date de plus longtemps, et qui a rendu cette situation possible ? On n’est pas coupable de subir des traumatismes, mais on porte une certaine responsabilité : ma constitution fait que j’ai d’autres limites, je me mets plus facilement en danger que d’autres, qui percevraient tout de suite un danger. D’une certaine manière, ce qui m’est arrivé avec mon ex-copain est lié à l’histoire qui se cache dans ces images de mon enfance. C’est cette quête qui m’a poussée à interroger ma mère, à analyser les images d’archives. Dans cet événement récent, ce sont mes sœurs qui se sont sacrifiées pour me protéger. Ce sont des mécanismes que nous avions déjà appris dans l’enfance, et qui se sont réactivés.

Il s’agit de ton film de fin d’études. On comprend qu’il devait exister, à l’origine, un film de fiction. Quel lien y a-t-il entre ce premier film jamais réalisé, et Soraya Luna, principalement constitué d’images d’archives ? Pourquoi avoir choisi de faire exister cet autre film dans ton prologue malgré tout ?

Quand j’ai commencé ce master de réalisation, je voulais faire un film de science-fiction, une fable inspirée de mon histoire familiale, avec la petite fille dont je parle au début du film. Le cœur de l’histoire était finalement le même, décliné dans un autre univers.

J’étais en train d’écrire cette fiction au moment où l’histoire avec mon ex est arrivée. Le sujet et les questions que j’avais envie de poser existaient déjà, mais cet événement m’a fait comprendre qu’il fallait s’écarter de la fiction parce que la vie réelle est déjà complexe, romanesque, absurde. La décision de faire un film documentaire s’est alors imposée, même si ça nous mettait, ma famille et moi, en péril. J’ai compris qu’il fallait que j’utilise les éléments les plus forts, ces images familiales, pour raconter l’histoire de façon personnelle.

Tu as pourtant intégré à la narration des scènes de fiction, qui offrent une lecture dédoublée, étrange, des images d’archives. Comment as-tu pensé l’écriture de ces scènes ?

J’étais frappée que personne ne perçoive la violence de ces archives quand j’ai commencé à les montrer autour de moi. Elles portaient pour moi une ambiguïté, cette sensation bizarre d’intimité et de danger. C’est très subtil, tellement spécifique à ma famille que ça ne se voit pas. Cela pose aussi une question de cinéma, celle du regard présent derrière la caméra. Pour révéler ce que les archives portent en elles, j’ai voulu produire un autre type d’images qui devait contrebalancer ce regard du filmeur. En tant que réalisatrice, ces scènes que je mets en place sont aussi une réponse, celle de mon regard sur ces enfants, ou celle d’une caméra bienveillante et inoffensive.

Tourner des scènes de fiction répondait aussi à l’envie de reconstituer le décor de mon enfance, pour plonger dans le passé. Les trois actrices sont une sorte d’incarnation des sœurs qu’on voit dans les archives. Au tournage, j’ai voulu leur donner une existence dans le présent pour créer un trouble dans le temps. Comme dans un scénario, je leur ai donné un rôle : je leur ai demandé d’imaginer qu’elles étaient en colocation, sans parents, comme trois amies. Elles apparaissent protégées, isolées, comme dans une tour.

C’est par le biais d’une de ces scènes que tu fais exister la parole de ta mère. Elle surgit de manière inattendue dans la fiction lors d’une conversation téléphonique étrange avec les trois actrices. Est-ce un moyen détourné de l’interroger ? De la confronter ?

J’ai organisé cette rencontre, un peu bizarre, entre les trois actrices et ma mère, parce que j’avais besoin de révéler son existence en tant que figure parentale. Dans mon imaginaire, un peu fantastique, le père est un fantôme, invisible et tout puissant, qui peut accéder à toutes les chambres. Dans le passé, la mère a quelque chose de charnel, mais dans cette scène, elle aussi devient un spectre, présente uniquement par sa voix, qui arrive, comme ça, de nulle part. Elle est un personnage intrigant, mais presque trop ambigu pour que je lui donne la parole sur l’expérience des enfants.
J’ai hésité à lui donner plus de place, parce qu’elle est la seule adulte qui se souvient. Mais ses souvenirs, comme les miens, sont tordus et très marqués. Ma mère porte aussi une responsabilité parentale. Dans les images, elle forme un binôme étrange avec cette personne derrière la caméra. C’est une adulte qui ne dit rien, qui ne fait rien. On sent une sorte de complicité, mais aussi de mépris envers la caméra. Dans ce contexte de violence domestique, ce personnage de mère est en même temps une victime. Je voulais qu’elle existe dans le film pour qu’elle puisse le dire elle-même. Je ne voulais pas qu’elle en dise plus, parce que tout ce qu’elle aurait pu raconter risquait de nous détourner du point de vue des enfants. Mais il fallait quand même qu’elle puisse parler, en étant elle-même, sans jouer, de façon directe et sincère, pour ne transmettre que le nécessaire.
Cette séquence entre ma mère et les trois filles n’a pas été écrite, c’est plutôt une rencontre que j’ai provoquée. Il y a aussi eu un travail de préparation psychologique et émotionnelle, avec ma mère surtout, parce qu’elle est très sensible. J’avais besoin de savoir à quel niveau elle avait envie de participer au film et de partager ces images d’archives qui sont aussi les siennes. Avec les trois filles, on a passé beaucoup de temps à parler de la complicité entre enfants, du foyer. Ensuite je leur ai montré les archives. Je voulais comprendre ce que des enfants, disons « normaux », pensent de ces images. Et quand Libe demande : « Pourquoi on ne voit jamais le père ? » c’est sa question à elle.

Il y a une simultanéité et une grande proximité entre les événements de ta vie et la réalisation du film. On imagine que cela a forcément eu des effets et un impact autour de toi. Comment as-tu appréhendé cela ? Est-ce que cette dimension a eu une influence sur le film pendant sa réalisation ?

Le film m’a donné beaucoup d’énergie. J’étais en même temps dans un processus de création et de survie. Suite à ces événements, j’ai traversé un état assez radical qui m’a permis de prendre des décisions très sincères. J’avais conscience du risque. Je savais que ça allait bousculer des choses dans ma famille, surtout avec ma mère. Mais je pense que le chaos et la destruction peuvent aussi renouveler les relations.
Je voulais que le film laisse exister ces sensations brumeuses liées au traumatisme – de colère et de tristesse, de déconnexion avec la réalité – qu’on ne sait pas nommer. Il fallait que je m’empare de mes émotions, très fortes, très pures, tout en essayant de m’en éloigner pour les maîtriser. J’ai écrit ce récit pour raconter quelque chose qui va au-delà d’une expérience personnelle, dans laquelle les spectateurs et spectatrices peuvent se retrouver. Je me suis dit à ce moment-là que c’était plus important que ma relation avec ma mère.

La voix off, ta voix, se place à l’endroit du sensible, du ressenti plus que de l’explicite.

Ce n’est pas une écriture logique, qui explique clairement la situation. Elle est plus proche du regard d’un enfant qui ne comprend pas ce qu’il se passe, mais sent que quelque chose est étrange. Ce trouble constitue le cœur du film. Quand je travaille, je dessine sur un papier des courbes émotionnelles. Je savais déjà quelles sortes de courbes de tension je voulais faire traverser. Au montage, on a cherché ce qui faisait le rythme du film, en réduisant et en simplifiant pour ne garder qu’une voix off très sobre avec le minimum de mots et d’information. Comme des panneaux qui indiquent la direction à suivre et guident par touches.
Pour écrire cette voix off, il a fallu comprendre et accepter qu’elle devenait celle de la protagoniste principale du film et n’était plus la mienne. J’ai écrit un arc pour elle. C’est à ce moment-là que j’ai compris qu’il fallait qu’elle chante à la fin du film. On l’entend déjà chanter dans les archives, un peu timide. C’était le développement logique du personnage vers la liberté : la petite fille est devenue adulte et chante cette chanson d’amour, qui me touchait par sa simplicité et sa fragilité. Pendant le montage, il y a un moment où le film commence à te regarder. Ce n’est plus toi qui décides, c’est la forme du film qui s’impose. Tu deviens acteur pour servir le film.

Tu dirais que le film t’échappe par endroits ?

Oui, bien sûr. Par exemple, je ne m’attendais pas à ce qu’il soit si silencieux et si sérieux. C’est étrange, j’ai porté ce récit qui, à un moment donné, a commencé à prendre son autonomie. C’est comme un Frankenstein. Il a pris des parties de moi, de ma vie, pour se renforcer et continuer à exister tout seul. C’est fort comme façon de travailler, j’ai trouvé ça beau. Donner un peu plus de place au film, lâcher prise peut enrichir aussi la manière de faire du cinéma.


Propos recueillis par Alix Tulipe, le 19 août 2022.

Chorale du désastre

Quand j’entre dans La ville en deux strates, j’ai des questions en tête et une colère au ventre. En France, l’été porte l’odeur inhabituelle d’un fumet de carbonisation générale. « Katastrophè », renversement : le sol s’échappe vers le ciel, en fumée. Je marche sur la terre noire, opaque, muette de la vallée où j’ai grandi. Des images me viennent. Je vois des incendies, des inondations, des tempêtes, des tremblements de terre que je n’ai pas vécus. Des récits médiatiques se mélangent aux histoires familiales. Sous moi, je sens la présence d’une forêt fantôme, muette et insaisissable.

Comment chaque génération s’approprie-t-elle une catastrophe ? Quel espace le désastre laisse-t-il derrière lui ? Haruka Komori et Natsumi Seo s’engagent dans cette recherche, poussées par l’onde de choc du séisme et du tsunami de 2011. À cette époque, elles finissent leurs études d’art à Tokyo et se portent volontaires pour aider les survivant·es de Rikuzentakata. Elles travaillent ensemble sur un premier film, composé de témoignages des victimes (Under the Wave, on the Ground, 2014), et créent une association qui ouvre un espace de dialogue mémoriel. La ville en deux strates prend la forme d’un anti-film-catastrophe, issu d’un atelier qu’elles organisent en 2018 : il se déploie autour du tsunami, plusieurs années après l’événement. Les images de la vague, des morts, de la destruction sont absentes, parce que déjà trop données en spectacle. On rencontre Koda, Yonekawa, Sakai et Miura qui déambulent timidement dans la ville en pleine reconstruction. Iels collectent les récits des rescapé·es et les retransmettent de mémoire, face caméra, avec inexactitude. Ces témoignages sont rendus vivants par leurs hésitations et leurs gestes maladroits. On partage leur culpabilité, leur compassion. Parfois, l’histoire des autres se connecte à la leur, des souvenirs refont surface.

Trois lycéennes boivent un milk-tea paisiblement attablées. Elles sortent tout droit d’un quotidien ancré dans le temps continu d’un pays surdéveloppé. Seulement, un trou béant fend le décor : les adolescentes se souviennent de leurs ami·es disparu·es.

« Nous étions une soixantaine avant le désastre. Seuls quarante d’entre nous sont revenu·es quand l’école a réouvert. »

La faille continue de s’ouvrir. Les histoires collectées dessinent la ville invisible, enterrée, qui se trouve là, à quarante pieds sous les nouvelles routes, les nouveaux centres commerciaux, les nouvelles écoles qui peuplent la baie. Les récits ne constituent pas seulement une ville à « deux strates ». Celle-ci est formée par une infinité de couches qui se font écho. Iels imaginent l’avenir de cette cité construite sur l’ancienne. Nous traversons un portail : 2031. Devenus parents, les quatre personnages font découvrir la ville-du-dessous à leurs enfants :

On a descendu les escaliers ensemble.
Le bruit de nos pas résonnait. […]
Une lumière nous éblouissait. […]
En bas il y avait des fleurs partout.
Des fleurs de printemps, d’été, d’hiver, d’automne, toutes en même temps.

Mon père s’arrêta soudain et dit :
« C’est notre maison, là où j’ai grandi.

Nous avons cette ville à remercier pour celle qui est là-haut. »
En disant ça, il a ramené ses mains jointes sur sa poitrine
Je ressentais la même chose
Alors en murmurant « merci », j’ai joint mes mains aussi.

Les réalisatrices écrivent entre les lignes une « chanson pour nous remettre en place », un récit choral qui cherche sa fonction réparatrice. Le dispositif documentaire se conclut en dévoilant son architecture : nous assistons depuis le début à une cérémonie d’hommage aux victimes du tsunami. Le film se place au centre d’un processus de deuil. Le tsunami y est intégré dans une continuité millénaire, qui lui donne un sens, une cohérence cosmique. Mais dans le silence qui incombe à la guérison, le film reste muet sur la multiplication des désastres environnementaux et sur l’accident nucléaire de Fukushima, survenu au même moment. La mise en scène ne permet pas de saisir l’urgence des questions qu’elle pose sur notre rapport actuel aux catastrophes. Celles-ci ne sont plus intégrées dans un cycle ancestral, elles sont prises dans une série de destructions climatiques. Les autoroutes, centres commerciaux, usines qui sont reconstruites à Rikuzentakata préfigurent de nouveaux désastres.

Devant ces images, la forêt souterraine prend forme. Les choses qui n’existent plus et les choses qui naissent se mélangent. Je me projette en 2031, dans un avenir qui accepte paisiblement l’idée de la catastrophe, mais ça ne passe pas. Je ressens toujours la même colère face à la brutalité de la disparition. Comment ne pas être révolté·e par l’arbitraire de ce drame ? Dans le fossé qui me sépare du Japon, je me demande si je peux accepter un film qui parle de désastre et cherche l’apaisement. Devant la destruction programmée du vivant, comment peut-on être en paix ?

Sous le sol carbonisé, je marche au milieu de la végétation fantôme. J’entends l’écho des voix des quatre adolescents. La proximité que j’ai ressentie avec la vulnérabilité de leurs témoignages me fait espérer une solidarité générationnelle face au désastre, une internationale de l’imaginaire catastrophique. En revenant de La ville en deux strates, je pense avoir trouvé ma « chanson pour nous remettre en place » :

Ce qui s’appelle
Si nous quittons la Terre comme un terrain de jeu, déserte Si nous pouvons assister à la chute des oiseaux sans en perdre la tête
Si nous reprenons le seau et la pelle pour fouiller dans le puits
Si nous nous contentons des os sans la chair, de la gangue sans

la graine La vie

Sans prendre les singes pour maîtres à penser – et les fous
Sans plonger dans les plantes, les mains jointes et devant
Sans inventer les chevaux et les chiens

Sans laisser au plus lent des plantigrades
le soin de tenir le monde
Sans s’abîmer dans l’océan pour peut-être en renaître
Il n’y en aura pas
Pour nous

Si ! 1

  1. Ce texte se trouve à la fin du roman Plasmas (2021) où Céline Minard imagine les dernières paroles d’un alter ego de Greta Thunberg – elle mène une insurrection inter-espèces et planétaire contre le capitalisme des adultes.

Regard sur parole

Le film d’Ugo Simon s’engage à écouter les récits de Mahamadou Camaré, Diané Bah et Farid El Yamni. Chacun de ces trois hommes a perdu un frère, tous sont morts tués par des policiers parce qu’ils étaient noirs ou arabes. Leurs récits se succèdent méthodiquement, sobrement séparés par des cartons noirs mais réunis par leur sinistre parenté : un système brutal et paradoxal auquel les trois hommes doivent se mesurer. Les frères des victimes affrontent une société où ceux qui sont censés protéger tuent et où ceux qui doivent déterminer la vérité mentent. Ugo Simon les filme en plans rapprochés, dans des intérieurs neutres et clos. Il crée un espace d’écoute, afin de rendre audibles leurs témoignages. Loin des auditions de justice, la durée des plans permet de donner pleinement un temps de parole à ceux qu’il est impératif d’entendre, et de ne pas le laisser, de ne surtout pas le donner de nouveau à ceux qui ont tué.

S’il n’y a pas d’images, il y aura la parole – celle qui fait rarement preuve et se fait écraser sous les différences de considération, celle qu’on hiérarchise comme on hiérarchise les vies. Parole contre parole, image contre image. À l’heure de la loi Sécurité globale (le film a été réalisé alors que la loi était discutée à l’assemblée), les images sont du côté des forces de l’ordre : interdiction de diffuser des images dites malveillantes de la police ou d’identifier les policiers quand ils travaillent. Se nichent alors au creux des récits de nouveaux paradoxes.

Images pour images – alors qu’on produit massivement des images, on en étouffe certaines. Systématiquement, des caméras de surveillance étaient présentes sur les lieux où sont morts les frères. Ces images publiques, qui devraient compter, sont pourtant soustraites au bien commun et absentes des enquêtes, refusées aux familles et à leurs avocats ; refusées même lorsque la famille de Gaye demande une nouvelle enquête, tant celle qui est présentée au procès est pleine d’erreurs et de non-sens. Le film examine les rouages d’une justice qui écarte les preuves et occulte la vérité. Une justice qui se passe des images exploitables alors que la police tue.
Pour accéder aux événements hors d’atteinte, le cinéaste glane et structure des images amateurs. Là où les « experts » sont des « escrocs » et refusent les preuves, le cinéaste se fie aux images clandestines. La mort de George Floyd, le 25 mai 2020 à Minneapolis, a été en premier lieu filmée par des jeunes afro-américain·es qui ont assisté à la scène. Contre les images d’État, les principales communautés victimes de violences policières ont développé le réflexe de dégainer leurs smartphones pour enregistrer. Les cadres d’Ugo Simon en rendent compte, sans cesse occupés par des écrans de téléphones, de caméras et par des mains qui cherchent à enregistrer ce qui a lieu. Conscients d’être des indésirables, les trois hommes se mettent au travers d’un destin tout plié et tentent de faire fléchir le système. Dans les images comme dans le combat des familles face aux grands professionnels de la justice, c’est l’amateurisme qui s’acharne et s’ajuste pour faire justice.

De la fragilité de ces vidéos naissent les images d’Ugo Simon. Il revient sur les lieux des drames par des travellings embarqués. Il ne s’agit plus de faire preuve mais de faire image et de contrer celles, fonctionnelles, des caméras de surveillance – faire image de cinéma. Dans l’héritage direct de Masao Adachi et sa théorie du paysage, le cinéaste traverse les lieux vides mais chargés par les récits empêchés, les images rendues invisibles. Ces traversées font ressurgir les morts en silence. Les rues d’Épinay-sur-Seine deviennent aussi macabres que les couloirs de l’hôpital, dont Farid n’a plus d’images en tête, mais d’où lui reviennent des odeurs inaltérables. Ce qui se soustrait à notre regard peut profondément nous heurter. Et quand Diané raconte avoir cessé d’être bègue en prenant la parole face à la foule pour dénoncer la mort de son frère Ibrahima, la force de ses mots fait surgir des images, des scènes qui se dessinent dans l’invisible.

C’est en suivant leurs regards, de biais devant la caméra, indirects dans les rétroviseurs ou fiers face à la foule, que le film trouve son chemin dans un lacis de visions. Qui a accès aux images ? Qui est représenté ? Comment et par qui chacun est-il regardé ? Regard sur parole – Ugo Simon filme les trois hommes en train de parler et la tenue de ses plans exprime la douleur de la perte. En préservant l’affection qui se loge dans leurs voix tremblantes, le cinéaste répond à l’inadmissible par un puissant film d’amour fraternel. Habités par leurs deuils impossibles, les trois hommes ne vivent plus pour eux, le système a fait exploser leurs individualités. Ils sont à la fois élevés et réduits à n’être plus que des frères : existent et avancent pour les autres, pour leurs frères. Car leurs histoires sœurs en racontent une autre bien plus large, qui appartient aussi à d’autres. Ce système brutalise certaines communautés et les histoires se répètent. Vivants pour les morts et pour la justice. Le film se conclut crescendo par un discours enragé de Farid. Le cinéaste refuse le chemin de l’apaisement. Les vies absorbées racontent ici, viscéralement, jusqu’au regard exténué de Farid après son discours : pas de justice, pas de paix.

Les Dessous du bois

Bois de Boulogne, Paris, France, 1853. Napoléon III discipline la végétation de la forêt pour la transformer en un « paysage historique » : la Nature, domestiquée, devient simple décor de l’histoire. « Tout était de main d’homme, artificiel » explique la narratrice du film de Lola Peuch. L’Homme a voulu faire de ce bois son lieu de villégiature privilégié.

Le film pourrait se contenter de convoquer la notion de paysage en peinture, ou celle des jardins à la française, mais ce théâtre de verdure abrite maintenant d’autres récits. Trois femmes partagent leurs histoires : le quotidien dans le Bois, leur arrivée en France et la clandestinité, leurs transitions, les intimidations de la police. Voix apprêtées, presque empruntées. Elles se mettent en scène dans leur propre vie et se font actrices, dans ce décor faussement naturel. Elles décrivent une réalité sans fard, et offrent un démenti à l’histoire impériale du parc.

L’artifice des constructions du Bois est constamment détourné par Heden, Claudia et Samantha. Elles tapinent aux alentours des anciens clubs mondains réaménagés. Les buvettes Napoléon III leur vendent des préservatifs. Elles retrouvent leurs clients le long des promenades redessinées. Par leurs corps, également, elles s’approprient un art d’un autre genre. Perruques aux cheveux longs, gorges lisses, seins opérés ou nez modifiés inventent leur féminité. Le film fabrique les tableaux de leur empuissancement1.

Elles font le Bois, le Bois les a faites. Sans l’aide de cette forêt, il n’y aurait pas de récits possibles. Elles sont filmées au centre de l’image, entourées par ce cadre végétal, figure protectrice revendiquée de leur intimité. C’est grâce à sa pénombre qu’elles peuvent exercer. La lumière apaisante qui perce à travers les arbres leur donne

assez de confort pour vivre en confiance. « Matter, mutter, mother, mère. 2 » Difficile de ne pas voir cette matière-matrice qu’est le Bois comme une figure maternelle pour ces travailleuses.
Malgré cela, le film préfère une éthique du care à une essentialisation de la femme : nulle nécessité de ce rôle de la Femme-Nature, nul établissement d’une identité fixe et biologique de ce corps végétal, pas plus que de leurs propres corps. Pas d’identification du rôle de la mère à celui de la femme. Cette progéniture prend aussi soin de celle qui l’entoure avec bienveillance : longuement, l’une d’elles ramasse les déchets sur le sol, au milieu de la verdure. Se forment alors des liens de parenté réciproques. « Maman de terrain » et « maman du milieu » les unes pour les autres, putes et natures, filles irrévérencieuses contre le Père.

  1. Traduction française du terme empowerment en anglais.
  2. Donna Haraway, Vivre avec le trouble, trad. Vivien García, Les Éditions des Mondes à faire, Vaulx-en-Velin, 2020, p. 263.

La Révolution reste à faire

En 1967, Sara Gómez a 25 ans. Marguerite Duras, de passage à Cuba, s’entretient avec la jeune cinéaste. Lors d’une question sur la place des femmes dans la société cubaine d’après la révolution, Gómez lui répond : « Nous sommes désormais de moins en moins un objet esthétique, statique, sexuel, passif, amical. La révolution nous a tous mis devant la responsabilité de notre intelligence, de notre engagement d’êtres pensants ». Cette devise, inhérente à ses films, suffit à définir les contours de son cinéma, révolté et indocile.

La cinéaste fait ses armes à l’ICAIC, l’Institut cubain des arts et de l’industrie cinématographique, qu’elle rejoint en 1961. Cet institut, né de la révolution, rassemble de très jeunes cinéastes et intellectuel·les. Il centralise la production, la diffusion des films et contrôle l’image du pays. Gómez y réalise et coréalise de nombreux films et assiste cinéastes cubains et cinéastes de passage tels qu’Agnès Varda, Chris Marker ou Joris Ivens. La fin des années 1960 offre un contexte d’expérimentations visuelles et politiques dans le cinéma du monde entier. Sara Gómez se dirige vers le cinéma direct, celui de la rencontre et de la parole. Certains de ses films évoquent aussi le cinéma d’intervention sociale lorsqu’elle implique les personnes filmées dans la réflexion sur l’action politique et sur la manière de faire image.

Attentive à ce Cuba qui change, ses films portent en eux les paradoxes de son époque : malgré l’affirmation de l’abolition des discriminations après la révolution, de grandes inégalités persistent dans le pays. Gómez est souvent présentée comme la première cinéaste noire et la première cinéaste féministe cubaine. Son regard, façonné par un discours décolonial, la pousse à se préoccuper du sort de la communauté afro-cubaine et des plus marginalisé·es. En cette période, le gouvernement révolutionnaire revendique une profonde rupture avec l’ancienne société traditionnelle et prône l’apparition de « la société nouvelle ». Sara Gómez n’a de cesse d’affirmer ses positions prorévolutionnaires, mais reste vigilante et persiste : l’intelligence révolutionnaire peut encore beaucoup. Si l’ICAIC propage une certaine idée de la vie après la révolution, les films de Sara Gómez apportent un récit nuancé à la réussite proclamée. Cette intégrité lui coûtera la censure malgré son engagement pour les idées de la révolution.

À la fin des années 1960, elle se rend sur l’île des Pins, devenue la gigantesque école révolutionnaire rêvée par Che Guevara et Fidel Castro. Elle y réalise la trilogie Isla de la Juventud1, nouveau nom donné à l’île des Pins. Les jeunes, appartenant majoritairement aux communautés les plus marginalisées, y sont éduqué·es à devenir « les femmes nouvelles » et « les hommes nouveaux ». Ces « pionniers du futur » s’y instruisent et se dévouent au travail pour la collectivité. Sara Gómez adopte une approche sociologique : en s’attachant aux individualités et à l’importance des trajectoires personnelles, ses films semblent alerter sur l’uniformisation qu’engendre cette rééducation contrôlée par le gouvernement révolutionnaire. Dans En la otra isla, elle rencontre un jeune auteur envoyé sur l’île pour être réorienté vers un travail de la terre, ses écrits ne correspondant pas aux attentes de la révolution. Il regrette que la culture ne soit pas plus centrale dans le projet révolutionnaire, mais s’enthousiasme malgré tout de son expérience sur l’île. Elle s’entretient également avec un jeune homme noir dont la carrière de chanteur a été brisée du fait d’un racisme persistant. Sara Gómez est dans le champ, l’entretien se déroule

dans un plan extrêmement composé. Ce cadre rappelle les photos de familles qui s’immiscent souvent dans les films de la cinéaste. Elle témoigne ainsi d’une proximité familière avec le jeune homme : iels partagent une même désillusion face aux discriminations qui subsistent. Les films de la trilogie laissent malgré tout transparaître une sincère admiration pour la vie collective et les aspirations politiques du pays.
Le dernier volet, Isla del Tesoro, pourrait être une métaphore de la révolution : court pamphlet où les barreaux de la grande prison de la dictature bâtie sur l’île tombent, libérant les révolutionnaires. Elle filme alors la vie collective dans une certaine allégresse. La cinéaste collecte des points de vue critiques sur cette aventure. Un décalage existe entre l’idéal et la réalité de l’expérience. Les barreaux sont au sol, mais il est difficile de ne pas se demander si une autre construction disciplinaire n’est pas à l’œuvre. De film en film, l’île se dessine comme un lieu intemporel, où se jouent à la fois les incohérences et la rigidité de la révolution autant que ses grandes réussites et ses joies.

Alors qu’elle signe des films euphorisants sur la transition du pays, elle fait aussi le choix de documenter et d’archiver les traditions vouées à disparaître. Elle raconte l’histoire de sa communauté dans Guanabacoa : crónica de mi familia (1966), réalisé dans son quartier, qui réunit la classe moyenne afro-cubaine et des familles bien plus précaires. Le film est structuré par une série de photos de famille de la cinéaste. La famille s’élargit et la caméra se faufile dans la vie du quartier. La marraine de Sara, très âgée, raconte les anciennes mœurs des gens de Guanabacoa. De là, Sara Gómez interroge leur place dans cette « société nouvelle » qui s’annonce. À l’image de sa cousine Berta, les femmes dans son cinéma sont toujours montrées libres, au franc-parler « sans complexe ».

Elle déploie ainsi un cinéma indéniablement, et peut-être avant tout, féministe. Dans Mi aporte (1969), la cinéaste organise la projection d’un reportage qu’elle a réalisé sur le travail des femmes dans une industrie sucrière. Elle montre le film à un groupe d’ouvrières de l’usine. Heurtées par les propos de leurs camarades à l’écran, elles amorcent alors une conversation sur le travail et sur la place des femmes dix ans après la chute de la dictature. Conscientes qu’elles sont susceptibles de participer à la perpétuation des schémas patriarcaux dominants, elles se questionnent : « créons-nous les conditions de la femme nouvelle ? ». Les femmes des films de Sara Gómez n’ont de cesse de rappeler le chemin que les hommes ont encore à parcourir. Dans Mi aporte, toujours, une femme d’une classe plus aisée refuse que sa mère se charge de ses enfants et du ménage sinon « elle ne profitera pas des bienfaits de la révolution ». La structure traditionnelle est abolie, mais le machisme persiste. Sara Gómez donne aux femmes une présence permanente. Elle use de ruptures formelles pour défendre leur place à toutes et privilégier leur visibilité : il arrive que la cinéaste coupe une séquence pour insérer une conversation avec une femme. Elle entre parfois dans le
champ pour converser et réfléchir avec elles. Elle les expose, les écoute, va les chercher dans leurs foyers.

Dans ses films, leur liberté semble absolue et leur intelligence collective. Elles sont là : sa vieille marraine, des adolescentes sur l’île des Pins, des ouvrières dans les usines. Les femmes noires, les femmes pauvres, les femmes intellectuelles, sur le même plan, celui de l’avant-garde féministe de l’époque, portées par l’exaltation du moment révolutionnaire.

Loin de défendre un cinéma aux structures sûres, les films de Sara Gómez, souvent tumultueux, bouillonnent d’une inventivité formelle et d’une vitalité témoignant de l’agitation générale du pays. La cinéaste s’expose, prend la parole. Sa voix off surgit pour faire entendre ses réflexions personnelles. Elle va et vient sans s’installer dans une quelconque méthode. Elle consacre sa rigueur à l’engagement politique face à un système qui peine à se tenir droit. Ses films sont entêtés, peut-être trop révolutionnaires pour les révolutionnaires. Son cinéma trouve un équilibre étrange entre la désillusion et une force morale et politique inaliénable. Femme, noire, elle filme des personnages qui lui ressemblent, dévoués et plein d’espoir face à la révolution, mais à même de révéler les paradoxes de l’époque.

Alors qu’elle finissait son premier long-métrage, De cierta manera, Sara Gómez meurt en 1974 à l’âge de 31 ans. C’est à cet âge précis que sa camarade, la critique de cinéma et militante Michèle Firk se donnait la mort après avoir participé à l’assassinat de l’ambassadeur américain du Guatemala. Sara Gómez lui dédie son film En la otra isla. Figures résonnantes, fidèles à leurs engagements. À la fin de son tout dernier film, suivant les personnages principaux, le plan balaye un vieux quartier populaire transformé en ville nouvelle. La caméra prend de la hauteur et laisse filer ses personnages entre les tours neuves. C’est peut-être dans ce dernier plan que le cinéma de Sara Gómez devait trouver son terme, dans cette transition politique, qu’elle aura accompagnée, documentée et questionnée sans compromission.

  1. Trilogie en trois volets : En la otra isla (1968), Una isla para Miguel (1969), Isla del Tesoro (1969)

Rechercher avec la caméra

Kumjana Novakova, vous êtes enseignante-chercheuse, programmatrice au Pravo Ljudski Film Festival (Sarajevo) et cinéaste. Comment accordez-vous ces différentes démarches ?

La programmation et la réalisation sont deux types de recherche en profondeur, liées à des pratiques sociales et culturelles, qui théorisent toutes deux la question du langage. Grâce à la recherche, la création apporte sa contribution au débat politique et social, là où une vision plus classique du cinéma d’auteur arriverait avec de grandes idées et les poserait sur la table. Cet espace d’échange ne peut venir que du terrain.

Avec Guillermo Carreras-Candi comme coréalisateur, vous avez passé sept ans à Srebrenica (Bosnie) pour préparer votre film, Disturbed Earth. Quel a été le point de départ de votre recherche ?

Mon premier voyage à Srebrenica date de 2013. En Yougoslavie, la culture cinématographique était très forte, et depuis les années 1950, presque chaque village avait son cinéma. Ils ont été détruits pendant la guerre, donc il y avait un grand besoin de renouer avec cette culture. Avec le Pravo Ljudski Film Festival, nous organisions des projections dans de petites villes, et l’une d’entre elles était Srebrenica. Je n’étais jamais allée là-bas et je ne connaissais de ce lieu que son sens collectif, le génocide de 1995, un symbole du pire de ce qui a été commis durant le conflit. Comment, en tant que programmatrice, entrer dans cet endroit, cette ville qui avait perdu un tiers de sa population, qui avait été complètement rasée, qui avait besoin de repartir de zéro ? Nous avons projeté une comédie de Charlie Chaplin. Le parc était plein, et la projection a été très émouvante, très forte. Guillermo et moi avons eu envie d’y retourner pour faire une recherche sur l’espace grâce à la caméra.

Le génocide de Srebrenica, en comparaison avec d’autres crimes de guerre en Bosnie-Herzégovine, a l’avantage d’avoir été jugé par des tribunaux. On sait qui a fait quoi, quand et pourquoi. Ces questions restent parfois sans réponses dans d’autres endroits où l’on ne connaît pas le nombre de tués, où les criminels restent au pouvoir. Cependant, le dilemme : « Peut-on faire de la poésie après Auschwitz ? » se pose à Srebrenica. Guillermo et moi étions prêts à abandonner le film à tout moment pour privilégier l’opportunité que nous donnait la caméra de comprendre l’espace, la nature, la vie sociale et culturelle ; pour, en quelque sorte, appartenir au lieu.

Deux de vos trois personnages, Srecko et Mirza, qui combattaient dans des armées opposées, sont représentés en voisins. Pouvez-vous expliquer ce choix ?

Dans les Balkans, il est crucial de ne pas répéter les mécanismes de division ethnique qui ont été à l’origine du conflit. Lors de la crise de la fin des années 1980, les divisions ethniques ont été imposées par le discours politique, et une part importante de la population les a intégrées. Mais la ville de Srebrenica contient aujourd’hui une telle variété de trajectoires individuelles qu’il est impossible de dire : « Il est Bosniaque et victime, il est Serbe et coupable. » En faisant le portrait de Srecko, Mirza et Mejra, nous souhaitions montrer la complexité de la vie à Srebrenica plutôt que d’identifier chacun à son groupe ethnique. En représentant quelqu’un comme membre d’un collectif avant de le considérer comme une personne, avant de prendre le temps de développer son histoire, on le fait ressembler davantage encore à « un Serbe » ou « un Bosniaque ». Il n’est pas honnête de réduire une personne à son expérience durant la guerre.

Une vidéo iconique montre Ratko Mladić, colonel serbe condamné pour crimes de guerre, parlant à des gens qui doivent être évacués dans un bus. Comment avez-vous sélectionné les archives ?

Il était indispensable de reconstituer les différents moments du génocide dans le film. La guerre de Bosnie a été entièrement filmée. Chaque armée avait son JRI et les images servaient à l’instruction militaire, à la propagande, à documenter les combats. Face à ces archives, nous nous demandions : peut-on réutiliser des images faites par un soldat, en particulier s’il appartient à une unité paramilitaire qui a persécuté des centaines et des milliers de personnes ? Il nous importait beaucoup de penser des formes qui ne seraient pas des approches coloniales de l’archive, de la représentation de la guerre et du trauma.

Nous nous sommes adressés au Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, à La Haye, qui avait constitué un énorme centre d’archives. J’ai passé sept ou huit mois à visionner ces vidéos. Nous avons décidé d’écarter les archives individuelles et de n’utiliser que ces preuves judiciaires : non parce qu’elles permettraient de « voir » ce qui s’était passé, mais parce que la solidité de ces preuves nous autorisait à nous exprimer de manière très subjective.

Ces images d’archives donnent une direction au récit. Elles montrent les premiers entraînements de soldats avant la guerre, tout près de Srebrenica. Un professionnel vient expliquer à des enfants, recrutés localement comme soldats, le maniement des armes. Puis, les années passent, 1992, 1993, 1994, 1995 et la dernière archive date du 31 décembre 1995 à Srebrenica. La guerre est finie, les accords de Dayton viennent d’être signés le 14 décembre, mais les criminels de guerre sont encore libres. Ratko Mladić est présent à la fête, il célèbre la Grande Serbie. Tous sont encore en uniforme.

Votre film présente quelques rares passages de témoignages seulement, chez Mirza et Mejra, chacun portant une signification collective plutôt qu’individuelle. Pourriez-vous expliquer comment ce choix a pu se faire ?

L’une de nos règles était de ne pas perturber l’équilibre que les habitants s’étaient construit au bout de tant d’années. Peut-être qu’ils vivent encore dans les cauchemars, mais cette lutte est la leur. Nous ne pouvons arriver dans leur vie et, simplement parce que nous souhaitons exprimer un pan de leur expérience, déstabiliser leur fonctionnement par le tournage, risquer de les heurter à chaque projection du film, encore et encore. C’est pourquoi nous nous sommes interdit de poser des questions. Nous cherchions plutôt à être à l’écoute des moments où les personnes avaient besoin de dialoguer, où ils nous sollicitaient. Je partage la même culture, la même manière de percevoir la vie qu’eux et même si c’est très difficile, je sais combien il est important d’alléger la situation, de prendre de la distance pour rester dans le présent.

Mirza, qui a perdu presque toute sa famille, parlait tout le temps de la guerre. Très peu de survivants sont revenus vivre à Srebrenica ; la plupart ont déménagé ailleurs en Bosnie. Il vit juste au-dessus du mémorial. Les visiteurs lui demandent le récit de la guerre. Mais qui s’intéresse à lui, au-delà de ce récit ?

Srecko, lui, n’a parlé qu’une seule fois. Son frère et lui ont été mobilisés dans l’armée serbe. Après quatre années de guerre, il se retrouve dans un pays qui ne ressemble en rien aux promesses que lui servait la propagande. Lorsqu’ils ont été attaqués, le père, la femme et les enfants de Srecko ont fui par la porte arrière de la maison pour aller en Serbie. Tous leurs biens ont été détruits, il ne leur reste que deux photos d’avant la guerre. La femme de Srecko a pu m’expliquer leur fuite en détail. Mais Srecko n’a dit que cela : « S’ils revenaient aujourd’hui me mobiliser, sachant ce qui allait se passer, je préférerais mourir que de les suivre. »

Nous ne pouvions nous permettre d’être hypnotisés par ces drames individuels. Le trauma collectif d’une guerre est complexe, il faut arrêter de défendre un camp plutôt qu’un autre si l’on veut créer un espace partagé, où tout le monde puisse vivre, où les spécificités de chacun soient respectées. À ces conditions, seulement, il sera possible de dialoguer. Et selon moi, la création d’un espace partagé ne peut s’opérer qu’en silence.

À côté de ces fragments de témoignages, vous exprimez vos réactions, votre point de vue.

Quand nous avons commencé le montage avec les images que nous avions tournées, le film n’apparaissait pas. Nous avons alors ajouté les archives, qui relient le destin individuel de nos personnages à l’histoire collective. Puis, nous avons ajouté ma voix sur des cartons, afin de faire entrer notre subjectivité dans le film, sans imposer de vérité générale : il n’y a rien de tel à Srebrenica.

En France, en Allemagne, partout en Europe, beaucoup de gens ont des images mentales de la guerre sans être jamais venus en Bosnie. Pour moi, Srebrenica représente un peu la même chose. C’est un lieu que j’ai connu d’abord à travers les images du génocide, et son passé est devenu le mien. Puisque nous avions pris la responsabilité de la mémoire de nos personnages – leur mémoire était devenue la nôtre –, nous devions trouver un langage qui puisse transmettre nos émotions. Nous avons voulu représenter la possibilité de se souvenir d’évènements qui ne nous sont pas arrivés.

Comment représenter un trauma collectif dans un film ? Comment mener une discussion sur des enjeux si complexes ? La forme filmique est fermée. La seule possibilité de laisser la place aux autres pour remettre en question ton point de vue vient du langage cinématographique. Ça rend très difficile la tâche d’évoquer des sujets si brûlants – si brûlants qu’ils ne seront peut-être jamais résolus. Jyoti Mistry et moi cherchons toutes deux à inventer notre propre langage, marginal, ouvert à toutes sortes de subjectivités, et féministe, en rejetant celui de la monoculture occidentale.

Propos recueillis par Gaëlle Rilliard, le 16 août 2022

Intra Terrestre

Dans la vallée d’Almería, on ne parle pas de vie. Une voix vient d’un autre monde : un humain nous raconte son chemin entre les murs de plastique. Oussama. Le vent s’échappe d’un four, il rentre dans la gorge, 50 °C. Ici, les corps sont étrangers. Il circule dans une étendue de sable sous perfusion. Une base militaire, un poste-frontière ? Au détour d’une tente, un cortège sombre s’emballe. Sa danse est déchirante et libre, criante de volonté d’envol.

Au premier abord, ton film pourrait donner l’impression d’être le portrait d’un lieu, mais le personnage d’Oussama tient une place centrale dans le récit. Comment s’est passée votre rencontre ?

Je vais à Almería pour la première fois en 2015, pour des raisons qui n’ont rien à voir avec l’écriture d’un film. J’y rencontre Oussama qui me parle de sa traversée de la Méditerranée, de son arrivée en Espagne et à Almería, de ses conditions de travail. Il me guide dans les kilomètres de serres, dans ce désert transformé artificiellement pour devenir le grenier de l’Europe. Ce lieu m’a tout de suite happé. L’année suivante, quand je retourne à Almería, Oussama n’est plus là. Comme beaucoup de travailleurs là-bas, il était de passage et est parti aussi vite que possible. Je rencontre alors d’autres personnes qui partagent avec moi leurs expériences, leurs histoires d’exil. Ils ont les mêmes salaires – 33 euros par jour, les mêmes conditions de travail que celles décrites par Oussama. Son récit devient alors collectif et anonyme. Oussama est la personne qui m’a permis d’entrer à Almería et qui reste la figure centrale du film.

Dans les paysages que tu filmes, les humains se manifestent « en creux ». Comment as-tu construit cette présence-absence ?

Cette absence renvoie d’abord à celle d’Oussama. Elle décrit aussi le manque de représentation des travailleurs d’Almería ; aujourd’hui, de nombreux reportages et films portent sur cet endroit, mais au début de mon travail ce n’était pas le cas.

La question du corps, de celui d’Oussama et des autres habitants du lieu, était pour moi centrale et très complexe. L’anonymat est au cœur de beaucoup de mécanismes quotidiens à Almería : les travailleurs sont invisibles, ils n’ont aucune existence sociale, aucune place dans la société européenne. Pour ne pas subir les représailles de leurs employeurs, ils évitent de témoigner à visage découvert. C’était le cas aussi pour Histoires de la plaine (2016), où j’interroge des paysans argentins qui subissent les effets néfastes des cultures de soja transgénique. Je cherchais un dispositif qui ne participe pas à l’invisibilisation, qui corresponde à la complexité de cette situation, tout en trouvant une incarnation.

Le film donne l’impression d’une fouille archéologique d’Almería, dans laquelle on plonge de plus en plus profondément. Comment s’est construite ton approche cinématographique dans ce lieu inhospitalier ?

Ma recherche commence parce que je sens qu’il y a un souci dans le fonctionnement de cet endroit. Je suis partie de cette intuition, pour ensuite la creuser, et enlever des couches les unes après les autres.

Oussama est l’un de mes films les plus courts, alors qu’il a été le plus long à réaliser : je suis retournée dans la vallée en 2016, 2017, 2018, et le montage s’est étalé sur plusieurs années. Le film résulte d’une réflexion à tâtons, d’un travail d’épure, pour atteindre le stade minimal où je sens que je ne peux rien enlever de plus.

La voix d’Oussama, par exemple, est construite sur de nombreuses strates. Je l’ai écrite à partir des souvenirs de mes discussions avec lui, mais aussi en m’inspirant des récits d’autres travailleurs d’Almería. Les descriptions sont simples, minimales elles aussi. Il s’agit de témoigner de leur quotidien à travers des éléments concrets : la paie, les horaires, les tâches à accomplir. Parce que chaque geste est compté, je voulais donner les chiffres, sans qu’ils saturent la parole. Ces choix sont directement issus de cette longue exploration d’Almería : en-dehors des rencontres, j’ai passé beaucoup de temps à conduire, à marcher, à chercher des points de vue, à comprendre l’organisation du paysage. Je circulais dans ce labyrinthe, cet espace qui se répète, se ressemble, rempli d’impasses. Après un certain temps, j’ai fini par ne plus m’y perdre.
Je voulais filmer une matière terrestre : les variations du béton, les rayures dans le plastique, les grillages en métal, les bassins, les touffes d’herbe. Cette échelle humaine, ancrée au sol, s’est constituée grâce à la caméra, qui détermine la distance avec ce que je filme : je travaille avec un objectif 50 mm qui correspond à peu près à l’œil humain (sauf pour le premier plan du zoom). Je cherchais un point de vue à la fois extérieur et subjectif, comme un regard qui se déplace, qui traverse le lieu.

Devant tes images, j’ai pensé à la «théorie du paysage 1» de Masao Adachi, et à la charge politique qu’il donne aux lieux. Dans ton précédent film, Histoires de la plaine, tu mets en regard l’exploitation des corps avec l’empoisonnement des terres de Colonia Hansen, en Argentine. Si les paysages sont le produit des activités humaines, ils semblent également engendrer leurs propres objets, leurs propres histoires.

Je suis sensible à l’idée que le paysage incarne les personnages qui le traversent et les oppressions qu’ils y subissent. En ce moment, je fais un travail de repérage sur l’effondrement d’une montagne dans les Alpes suisses. Pour moi, le cinéma a ce rôle-là : raconter la violence et la dureté de l’exploitation des corps et des paysages. Ce constat de dévastation des lieux habite de plus en plus ma recherche, là où mes premiers films abordent davantage la question de la mémoire collective (Chair de ta chair, 2004). Une amie m’a dit récemment que je filmais de la « science-fiction du réel » ; ce n’est pas quelque chose que je cherche, mais cette sensation vient des lieux eux-mêmes, qui traduisent toujours plusieurs époques en même temps.

Oussama m’évoque une scène de théâtre vide, dans laquelle des personnages invisibles circulent. Avant de réaliser des films, tu as travaillé en tant que metteuse en scène et dramaturge au théâtre et à l’opéra. De quelle manière cette expérience influence ton travail aujourd’hui ?

Effectivement, ma formation et ma pratique de théâtre ont beaucoup influencé celle que j’ai du cinéma. Même si ce sont deux approches diamétralement opposées : le cadre de la scène est au départ un espace vide qu’on remplit avec un décor, des acteurs, des lumières, des sons… Le cadre du cinéma documentaire contient d’emblée tout et il s’agit d’enlever, d’épurer, de guider le regard. Dans le cas d’Oussama, il ne reste qu’un paysage habité fantomatiquement par des êtres, des histoires, dont la voix narratrice est l’incarnation. Entre les murs d’Almería, le spectateur imagine des scènes qu’il a déjà vues ailleurs : des serres de tomates et de poivrons en plein désert, des travailleurs migrants à vélo croisés sur le bord des routes dans les campagnes de France et d’Italie… Entre le théâtre et le cinéma, reste finalement ce cadre, constamment débordé, qui s’élargit vers un hors champ imaginaire où d’autres vies, d’autres histoires, s’agrègent.

Propos recueillis par Baptiste Verrey, le 16 août 2022


  1. Masao Adachi, dans le scénario de A.K.A Serial Killer (1969) écrit que les paysages, quels qu’ils soient, sont des expressions du pouvoir politique dominant : « Tous les paysages que nous voyons au quotidien, et surtout les beaux paysages reproduits sur carte postale, sont fondamentalement liés à une figure du pouvoir dominant. »

Impressions parcellaires d’une nuit aux frontières de l’urbain

Le rythme est physique. Les respirations de Mauro Santini forment le tempo de Vaghe Stelle, conçu comme un album de musique en sept mouvements.

Le cinéaste traverse des lieux familiers, oubliés des dormeur·euses, des lieux inadaptés à la nuit, soudain silencieux. Il s’engage sur le périphérique d’une ville vidée de ses voitures ou sur les abords dénudés d’un chemin de fer. Des sons, imperceptibles de jour, existent enfin. L’onde puissante, réverbérée, d’un train nous emmène. Le flou, le ralenti, les surimpressions, les fondus ou les collages racontent la singularité de sa nuit blanche.

Au fil des chapitres, ces impressions nocturnes évoquent des visions diurnes de ces zones entre ville et campagne. Comment éclaire-t-on la nuit ? Les phares d’une voiture révèlent une maison sur l’écran. L’image grandit, des ombres feuillues se dessinent lentement sur le mur en béton, la voiture passe et c’est la nuit à nouveau. Le cinéaste laisse des éclairages artificiels exposer l’écran noir. Des étoiles se meuvent. Un essaim de moucherons bourdonne autour d’un halogène. Le lampadaire éclaire crûment des camions noirs alignés. Le soleil éclaire la lune, la lune éclaire la terre.
Quand Mauro Santini filme le cercle lunaire à travers une loupe, la lune peut alors être touchée puis caressée du bout des doigts. On entre dans la matière, corps humain et corps de la caméra rapprochent la lune de la terre. Des milliers de lumières brillent par les fenêtres d’un avion, et ont l’allure des étoiles qui peuplent la galaxie. Le macrocosme se retrouve dans le microcosme. In fine, le film s’offre comme une connexion sensible entre l’espace astral et terrestre. Les sept étoiles de la Grande Ourse, dont les sept mouvements du film portent les noms, séjournent maintenant sur terre. Les points cardinaux se renversent. Deux images en surimpression font alors se coucher la lune dans l’espace immense des habitations d’une ville. On avance, désorienté·es.