Au service

« J’ai mis très longtemps à pouvoir mettre des mots sur cette expérience, très très longtemps, il m’a fallu dix ans pour pouvoir dire quelque chose qui n’était pas anecdotique, qui n’était pas misérabiliste. 1» Leslie Kaplan

Leslie Kaplan a écrit L’excès-l’usine d’après son expérience ouvrière. Nightcleaners Part 1, du Berwick Street Film Collective, retrace la mobilisation des femmes de ménage de Londres entre 1970 et 1973. Pour certaines originaires des Caraïbes, elles appartiennent à la classe la plus exploitée du prolétariat. May Hobbs, une ancienne nightcleaner, sollicite une quinzaine de féministes du Women’s Liberation group (WLG) pour tracter auprès des bâtiments de la City. Elles s’organisent pour aller à la rencontre des employées à leur arrivée au travail, à 22 heures, puis lors de leur pause à 1 heure du matin. Anonymes dans le film, Roberta Hunter Henderson, Sally Alexander, Sheila Rowbotham, Liz Waugh sont quelques-unes des personnes qui ont pris en charge la campagne, et permis à Marc Karlin, réalisateur du Berwick Street Film Collective, d’y prendre part, avec Humphrey Trevelyan et James Scott. Mary Kelly, du WLG, intègre leur équipe majoritairement masculine 2.

La narration commence avant la grève, en 1970. De 22 heures à 7 heures, chaque nuit, 1200 employées de la cinquième entreprise de nettoyage de Londres époussettent les papiers, sans les déranger ; brossent les toilettes ; n’ont pas le temps de passer la serpillière par manque de personnel. Elles sont payées douze livres par semaine, enfermées dans des doubles journées à travailler de nuit pour s’occuper des enfants le jour. Lorsqu’on dort entre une heure trente et quatre heures, le corps et la tête n’ont plus aucun recul. Face à la tension et à la charge d’un travail abrutissant, le corps se défend dans une forme d’insensibilité à l’épuisement. Le film laisse de côté tout ce qui n’est pas essentiel, désynchronise son et image. De l’écran noir surgissent par flashs les seuls gestes, énergiques, précis, répétés, qui font avancer le nettoyage d’une pièce. De la scène silencieuse où une mère cherche à faire plaisir à ses enfants au supermarché, on n’entend que le prix des courses. Gagner de l’argent. Acheter. Un montage méticuleux traduit l’impact de l’exploitation sur les corps.

Dépourvues de la force nécessaire à l’affronter, les nightcleaners semblent au départ acquiescer lorsque leur patron justifie leurs bas salaires par la compétition économique. Les revendications adressées aux cinéastes n’ont sûrement jamais atteint le directeur de l’entreprise. L’une d’elle peut enfin lui répondre grâce au montage. Lui, voix off d’une interview, critique la paresse des employées, se pose en exemple : pour gagner sa vie, il suffit de… « Il ment. » Face caméra, les mots surgissent, clairs, coupants et surtout répétés. Doigt levé, la femme de ménage assène : « Il y a un problème. […] Ces femmes ne l’ont jamais vu. Certaines travaillent ici depuis vingt ans, ou presque vingt ans, et elles ne l’ont jamais vu. Jamais vu. »

L’enjeu de la syndicalisation amorce une transformation. Dès 1970, May Hobbs, ancienne nightcleaner, a pris la parole lors d’une grande manifestation féministe à Trafalgar Square pour exprimer combien les ouvrières devaient s’affirmer à l’égal des femmes intellectuelles ou bourgeoises. Mais la méfiance des nightcleaners est immense face aux tracts qu’elle leur distribue, avec le renfort des féministes, pour créer une mobilisation. Le film souligne la distance de classe, le gouffre dans le rapport au temps disponible et à la parole. Le discours féministe sur la sexualité et le capitalisme s’égraine en off, alors que les nightcleaners s’affairent. Le son d’un coup de chiffon vient interrompre l’analyse. Plus tard, on entendra cet aveu exprimé aux cinéastes : « On ne se sent pas normales, on est toujours fatiguées. Elles [les nightcleaners] ne veulent pas avoir affaire à leurs maris. […] Je ne voulais même plus parler à mes voisins. Je n’avais plus la force. » Cette variation étrange des pronoms rappelle ce qu’en dit Leslie Kaplan dans son dialogue avec Duras : « Dans l’usine, il y a ce on et il y a l’impossibilité d’un je qui soit un je, ça j’en suis sûre. »

En prenant comme point de départ les paroles douloureuses des nightcleaners, des séquences expérimentales retravaillent en gros plan et au ralenti les visages des personnes interrogées. Le regard d’une femme condamnée à court terme par l’épuisement est ainsi sublimé dans un halo aux contrastes marqués. De ses paroles, les cinéastes font un symbole et de son visage marqué, une icône. Ce langage élaboré au montage traduit l’émotion ressentie par le collectif à l’écoute de son récit. De son côté, la nightcleaner plaisante : « S’il faut mourir, autant mourir heureux, n’est-ce pas ? »

Un an et demi après le début de la mobilisation, les visages des nightcleaners, filmés durant les réunions au café, sont tout aussi marqués par le travail, mais ils sont cette fois capturés souriants, dans l’échange ou l’écoute. Après avoir subi le mépris et l’inaction du syndicat Transport and General Workers’ Union, dont les délégués ne souhaitaient pas se déplacer la nuit, May Hobbs crée un syndicat indépendant et les féministes se cotisent pour financer son travail de porte-parole. Le mouvement attire l’attention des médias et May Hobbs fait le tour du pays. Enfin aidées par le syndicat Civil Service Union, les nightcleaners se mettent en grève. Le film ne le précise pas, mais, outre l’assurance que les syndiquées ne seraient plus licenciées, une augmentation est obtenue. Le rapprochement des nightcleaners et des féministes se traduit par quelques gros plans sur les visages des féministes, jusque-là laissées au second plan. Les cadrages se resserrent et témoignent d’un espace enfin partagé. Le film relate la suite, décourageante, car ces améliorations sont perdues aussitôt que les entreprises changent de prestataire. En 1973, la grève prend fin, Nightcleaners Part 1 également.

Le Berwick Film Collective marque symboliquement la fin du film par une invitation aux nightcleaners à passer derrière la caméra. Un hiatus contrarie ce désir sincère d’un processus participatif. L’article écrit par Sheila Rowbotham sur la campagne de syndicalisation et le tournage rend compte de la déception de May Hobbs. Elle attendait un manifeste. Il aura fallu plusieurs années au processus de la lutte pour se mettre en place, et seul ce temps aura permis aux féministes de percevoir la situation des nightcleaners. Quant aux cinéastes, qui usent dans leur film d’un langage expérimental élaboré, sans avoir partagé avec les nightcleaners cet espace esthétique, ils prennent le risque de creuser à nouveau la distance.

Il existe une autobiographie de May Hobbs, Born to struggle, Quartet books : Londres, 1973.


  1. Leslie Kaplan, L’excès-l’usine, P.O.L éditeur, 2020, dialogue entre Marguerite Duras et Leslie Kaplan, p. 111.
  2. Cet article s’appuie sur le récit de Sheila Rowbotham, « Jolting Memory : Nightcleaners Recalled », in Maria Ruido (éd.), Plan rosebud : on images, sites and politics of memory, CGAC, 2008, Santiago de Compostela.

Imprimer tient à de petites choses

Entretien avec Isabelle Sauvage, éditrice et imprimeuse

Éditrice au sud de Morlaix, en Bretagne, Isabelle Sauvage imprime également des livres d’artistes sur une ancienne presse typographique. Sa maison d’édition a publié plusieurs livres de Christiane Veschambre : Versailles Chantiers ; Basse langue ; Écrire. Un caractère et dit la femme dit l’enfant (2014, 2016, 2018 et 2020).

Dans Nulle part avant (2019), Emmanuel Falguières filme les mots de Christiane Veschambre. L’une et l’autre dialogueront au cours du séminaire « Écrire ». Dans Nulle part avant, Emmanuel Falguières filme sa mère. Enfant, elle a longtemps résisté à apprendre à lire. Ce monde « de petites lettres noires sur du papier blanc » la chassait, dit-elle devant la caméra, « du paradis perdu de ses sensations enfantines ». La formule est « apprendre à lire », mais elle résistait à apprendre à écrire, à tracer des lettres pour savoir les reconnaître. Elle se refusait à ce que quelque chose doive s’inscrire.

Inscrire
Enregistrer, garder trace de quelque chose. Au fig. [En parlant d’une réalité abstraite] Laisser une empreinte indélébile (dans l’esprit, la mémoire). Synonyme imprimer.


Habituellement, le métier d’éditrice est séparé de celui d’imprimeuse. Vous exercez ces deux métiers. Pour vous, qu’est-ce qui se joue dans le fait d’« inscrire » les mots dans la matière ?

Nous sommes trois collaborateurs (avec Alain Rebours et Sarah Clément) pour les « éditions courantes » qui concernent les ouvrages à plus grand tirage, comme ceux de Christiane Veschambre, imprimés en offset ou en numérique à l’imprimerie de Bretagne à Morlaix. Je suis seule à m’occuper des livres d’artistes, imprimés sur presse typographique dans mon atelier avec des caractères en plomb. Mais les ouvrages imprimés à l’extérieur portent la trace de ce travail propre à l’atelier typographique sur leur couverture, marquée d’une « macule » (taches d’encre ou essais d’impression typographique). Alain Rebours a un CAP typographie. De mon côté, je me suis formée sur le tas dans des ateliers d’imprimeurs-typographes. L’attention propre au métier de maquettage et d’impression des livres tient à de petites choses qui forment la régularité et l’équilibre de la page : veiller à ce que les lignes ne soient pas trop longues, sinon l’œil ne parvient plus à lire, à ce qu’elles ne « tirent » pas… Il n’existe pas trente-six mille recettes.

Vous imprimez des livres d’artistes où les images et le texte ont une égale importance. Dans Sommes, par exemple, vous avez choisi d’imprimer les images sur votre presse, grâce à des clichés zinc. Ceux-ci sont montés, comme les caractères en plomb, sur des semelles typographiques. Que vous permet cette technique?

La première motivation est d’imprimer moi-même les images. J’ai une presse pour le texte, alors j’essaye de l’utiliser pour l’image. Lorsque je fais imprimer des images en offset, ou par n’importe quel autre procédé, elles semblent rapportées, puisque je dois les insérer d’une manière ou d’une autre dans le livre, avec ou, dans le meilleur des cas, sur les feuilles en imprimant le texte « autour » de l’image reproduite. Mais surtout j’aime cette méthode, car en général une reproduction donne un résultat un peu froid – même s’il est magnifique. Avec la presse typographique, les choses dansent un peu, les images deviennent des tirages uniques, puisque aucune ne sera exactement comme celle d’avant ou d’après.

Dans Sommes 1, la définition des photos, la trame du cliché étaient très fines, et pour avoir le détail, je devais nettoyer très souvent. Il fallait ensuite le temps que ça sèche… J’essayais d’aller vite et ce qui m’arrangeait du point de vue du temps m’arrangeait aussi du point de vue du résultat : les photos charbonnaient par endroits, donnaient un aspect gravure. En imprimant les textes au plomb, il se joue la même chose. Comme les caractères sont petits, ils se bouchent et peuvent devenir illisibles.

En imprimerie, la composition d’une page dans un livre a-t-elle à voir avec la composition d’une image d’une photographie, d’un cadre ? Par exemple, sur chaque page du livre de Christiane Veschambre, Écrire. Un caractère, la dernière ligne laisse un espace blanc subsister avant le folio. Au fil des pages, ce blanc installe un rythme, imprègne la lecture.

Le regard, l’approche visuelle compte pour que la page « tienne ». Il y a de la mise en scène dans la mise en page, de la création d’espace, une occupation du blanc. Le choix de laisser une marge importante dans Écrire. Un caractère (et dans l’ensemble de nos livres) vient d’Alain Rebours. Certains nous reprochent d’accrocher le texte aussi haut. Au-delà de l’aspect visuel, c’est une question de confort : la marge permet de placer le pouce et d’être bien installé en lisant. Dans les livres d’artistes, je travaille de cette manière sur le pliage. À propos de Simon Hantaï, Didi-Huberman2 dit qu’il y a un anachronisme dans le pliage. En soulevant, en dépliant, en repliant, les temporalités coexistent. Les gestes de la lecture modèlent notre souffle, permettent de respirer, comme lorsqu’on coupait les cahiers d’un livre. Ça ne se fait plus, mais c’était une manière d’entrer dans la lecture. Ce genre de détails importe.

Écrire. Un caractère a un format à la française – sa hauteur dépasse sa largeur – mais en miniature. Comment la réception d’un texte est-elle modifiée par le format d’un ouvrage ?

Christiane écrit de la poésie en prose.

Or, la poésie fait peur. Les gens se sont arrêtés sur une forme, celle qui est enseignée à l’école peut-être… Un petit format rassure. Écrire. Un caractère correspond au principe du livre de poche : il a la taille de la main, on peut l’emporter avec soi. On veut publier des ouvrages avec lesquels on vit, qui nous accompagnent. Au début, on a un peu forcé les textes à entrer dans ce format ; depuis, on travaille une deuxième taille, plus grande, qui permet aux textes qui le nécessitent de se déployer.

Le format d’un livre doit cadrer, circonscrire une voix à un moment particulier, pour former une unité. Chaque texte a sa propre respiration, est un bloc en soi ; j’aime le découvrir pour lui-même. Les grosses sommes, les anthologies de cinq cents pages peuvent rebuter. Rassembler plusieurs textes dans un ouvrage ne rend pas toujours service à la voix qui s’entend derrière chacun d’entre eux. En tout cas, former un tel recueil est difficile.

Lorsqu’on est en présence d’un manuscrit qui se tient, qui existe, il s’impose, par sa justesse, sa singularité. Quelqu’un nous emmène dans un endroit précis qui n’appartient qu’à lui ou à elle, sans être parasité par de multiples voix. Christiane Veschambre reprend toujours le même terreau, elle travaille sur quelque chose qui est en elle, elle creuse tout le temps, toujours plus ; et depuis qu’on la connaît, c’est important pour nous de l’accompagner.

Propos recueillis par Gaëlle Rilliard le vendredi 13 août 2021.

  1. Éditions isabelle sauvage, collection « singuliers pluriel », 2018.
  2. Georges Didi-Huberman, L’Étoilement. Conversation avec Hantaï, Les Éditions de Minuit, 1998.

Langues errantes

Entretien avec Elitza Gueorguieva

L’eau et les rêves

Camarade d’université de la réalisatrice Élitza Gueorguieva, Aliona écrit un roman sur
son père disparu quand elle était enfant. Il avait fui la Biélorussie dès que cela avait été possible pour aller construire un bateau en Turquie. Naufragé, son corps n’a pas été retrouvé. Aliona se met en quête d’images. La mémoire est aussi mouvante et insaisissable que la mer. « Mes souvenirs changent à chaque fois que je pense à lui », dit-elle. Aliona ouvre les yeux sous l’eau, scrute ce qui remonte des abysses, cherche à y voir celui qu’elle aime encore vivant. Dans cet espace, Notre endroit silencieux donne corps aux fantasmes ou aux apparitions. Le petit voilier s’avance vers la plage. C’est peut-être celui de son père, le fantôme du Hollandais volant ou un morceau de rêve oublié.

Charlotte Ferchaud


Comment s’est faite ta rencontre avec le personnage de ton film?

Aliona et moi nous sommes rencontrées au cours de nos études en Master de création littéraire. J’avais d’abord fait des études de cinéma. À vrai dire, je ne voulais pas faire du cinéma. Je voulais écrire, mais on m’avait dit que c’était impossible sans maîtriser parfaitement le français. Je me suis mise à faire des films en me disant que je n’aurais pas besoin de parler. Ce qui s’est révélé complètement faux, car il faut beaucoup écrire les films !

Nous étions les deux étrangères du groupe, ce qui a créé tout de suite une sorte de connivence entre nous. On plaisantait du fait qu’on nous confondait tout le temps, on mélangeait nos prénoms, et en plus on écrivait toutes les deux des

romans sur nos enfances respectives. On s’étonnait de la proximité de nos expériences, même si nos écritures étaient très différentes. Le tournage a duré de 2014 à 2019. La camaraderie s’est donc construite sur cette durée.

Le film dialogue avec le texte d’Aliona sans en être une adaptation au sens strict. Comment vos histoires ont-elles résonné l’une avec l’autre?

J’ai connu ce texte quand il était à l’état de brouillon. La langue d’Aliona me parlait beaucoup. J’ai tout de suite eu envie de l’accompagner et de faire de l’image avec son texte. Je n’ai jamais vraiment pensé à l’adapter, j’étais plus intéressée par l’expérience qu’on vivait, c’est-à-dire une première expérience d’écriture dans une autre langue.

Le texte d’Aliona activait chez moi une certaine nostalgie par rapport à ce décor qui est aussi celui de mon enfance, même si ça se jouait dans un autre pays. Mais une fois sur place, j’étais très déstabilisée : je retrouvais beaucoup d’éléments de ces pays communistes qui se ressemblaient fortement, mais en Bulgarie, c’est du passé. Il n’y a plus de statues de Lénine en dehors des musées, les rues ont été renommées, et on ne célèbre plus la Révolution d’Octobre. Or, le hasard a fait que je suis arrivée à Minsk le jour de sa commémoration. Partout,

il y avait ces grands panneaux rouges très communistes, qui ont provoqué chez moi une tendresse pour le passé doublée d’une certaine claustrophobie. À Minsk, c’est le présent. J’ai alors pris la mesure des décalages entre nous, et expérimenté une forme d’inquiétante étrangeté. Celle-ci s’est aussi manifestée dans les premières images que j’ai tournées seule avec une caméra 5D prêtée, avec laquelle je peinais à faire le point. C’est la seule partie strictement documentaire du film, où on a cette émotion de la découverte, des débuts ; Aliona me guidait dans les lieux de son enfance et je regardais cette ville qu’elle-même regardait à travers son écriture.

Le film suit un itinéraire à la recherche d’une mémoire à réinventer. Comment ont surgi les éléments fantomatiques qui peuplent le film?

Le film passe par les endroits qui sont importants pour Aliona. En Turquie, où son père a disparu ; en Espagne où vit sa sœur ; chez sa mère, qui travaille à Vilnius et en Russie. C’est une famille très éclatée. Cela dit quelque chose de notre condition d’Européen·nes de l’Est, de pays en crise : on se construit toujours en s’imaginant vivre ailleurs. Nous sommes habitué·es à être perdu·es dans un espace sonore où se mêlent les langues maternelles et les langues d’adoption, mais aussi d’autres langues comme pour Aliona l’espagnol ou même le turc et pour moi le russe. Je ne crois pas au monolinguisme. Ce film est très errant, aussi bien dans sa recherche formelle que dans ses lieux de tournage et ses langues. Dans Notre endroit silencieux, le silence est une image qui touche à l’identité et à l’endroit où l’on se trouve dans toute cette errance, linguistique ou géographique. Il s’agit de se créer un espace, par l’écriture, où se réinventer et se poser en quelque sorte.

Quant aux fantômes, c’est le travail

sur la mémoire qui nous y confronte. Le tournage nous a offert beaucoup de résonances avec le réel, nous avons accueilli des petits miracles. Par exemple, nous croisions sur la route ces hommes qui évoquaient les gestes du père.

Le film parle de la question de la déterritorialisation et du fait de vivre dans une langue majeure, mais d’en avoir une pratique minoritaire. Cette position à la marge est-elle

un effet recherché, un lieu que vous entretenez ?

Écrire dans une autre langue, c’est choisir des contraintes volontaires. Nous recherchons toutes deux l’étrangeté dans l’expression. Notre littérature est une recherche linguistique. Dans nos textes, on a beaucoup préservé les formulations, les expressions, les manières de dire qui viennent de nos langues et c’est quelque chose que j’expérimente dans les deux sens. Je suis en Bulgarie depuis trois semaines et mes ami·es me disent : « Ce que tu dis, on ne le dirait pas comme ça en bulgare, mais je comprends ce que tu veux dire. » Cette condition d’être entre plusieurs langues nous accompagne tout le temps. Nos langues sont impures. Mon bulgare n’est plus celui de ma langue maternelle. La syntaxe russe d’Aliona est étrange, car elle parle la plupart du temps en français. Nos accents en français font qu’on ne peut jamais être assimilées, on reste étrangères. Cette étrangeté et ce flottement sont nos endroits silencieux.

Comment se sont agencés les différents niveaux de textes, entre ta voix hors champ, ta parole écrite sur l’image, la voix off faite d’extraits du roman d’Aliona?

Il ne m’a pas semblé nécessaire d’apparaître à l’image. Un dialogue se crée à travers la caméra et l’espace filmique, entre une artiste qui en regarde une autre. Je voulais le prolonger sans occuper la voix off. Parfois, j’ai traduit par le texte inscrit à l’image des conversations qu’on a pu avoir pendant le tournage. Pour la voix off, on a travaillé la lecture pendant des années pour trouver la justesse de la voix. Je donnais une intention, beaucoup d’indications, des conseils de lecture.

Le film donne l’impression d’un dialogue intime, l’équipe technique est discrète, au point qu’on a la sensation que vous n’êtes que toutes les deux. Comment as-tu été accompagnée dans la production du film?

Ce film a pu se faire dans de bonnes conditions. J’ai été accompagnée de technicien·nes, mais je leur ai parfois demandé de nous laisser seules. Notamment lors de la semaine de tournage final dans l’appartement, qui apparaît tout au long du film, et qui peut sembler être la plus « cinéma direct ». Aliona n’est pas du tout comédienne, elle peut être timide, renfermée. J’avais envie de capter cette fragilité, de retrouver le moment intime de nos premiers échanges et une certaine vérité dans ce processus de création littéraire. Il a fallu s’asseoir par terre, oublier la caméra, tourner à toute heure du jour et de la nuit, et reconstruire cette réflexion pour le film.

Propos recueillis par Ewen Lebel-Canto, Clem Hue et Alejandra Soto Chacón le 20 août 2021.

Ahora el fuego, después la vida

Ceci n’est pas un rêve, ni même un cauchemar. Ça saisit à la gorge. Ça marque dans la chair.

Par pitié, Qu’ils ne volent pas mes rêves, car ils ont déjà tout volé. Un territoire tout entier vendu aux Occidentaux, l’eau, le cuivre, les ressources naturelles, les terres du Wallmapu, au profit de quelques familles qui se partagent le pays et les médias.

Chili, octobre 2019. La hausse du tarif étudiant dans le métro de Santiago met le feu aux poudres. La foule se presse sur la place de la Dignité, rebaptisée comme pour évoquer un rêve à la fois infime et démesuré. Ce ne sont pas trente pesos mais trente ans. Trente ans depuis le départ de Pinochet, trente ans d’un système néolibéral indéboulonnable, de meurtrissures à l’encontre du peuple chilien, des femmes, des minorités de genre et des dissidences sexuelles, des Mapuche, de celles et ceux qui n’ont accès ni à une éducation ni à des soins de qualité. Qui n’ont pas de souveraineté sur leur propre corps, sur leurs propres terres, sur leur avenir.

Les rues de Valparaíso. La caméra se resserre sur une jeune femme parmi d’autres, baignée de lumière. Elle cherche du regard. Un jeune homme, puis un autre, eux aussi à l’affût. Des liens s’esquissent.

Elle prend des photos. L’un colle des affiches sérigraphiées du chien Matapacos, l’autre photographie lui aussi la manifestation. Il faut documenter, sans relâche, à bout de souffle. La réalisatrice belge Zoé Brichau observe en silence pour mieux accueillir leur parole. Ces faiseur·euses d’images mènent le film et exposent leurs vécus, la réalité de corps indissociables de la lutte.

Il y a ce tiraillement. Les liens du sang. Le stress qui descend vers l’utérus. Crampes. Chaque jour, Clau s’inquiète. Généalogie d’un amour impossible, flics de père en fils, et la fille manifeste. Rire ensemble, moment suspendu. Une famille toujours divisée autour de la table du dîner.

Clau : Ça te plaît, la vie que tu as ? D’être criblé de dettes ? D’être malade ? De t’endetter pour mes études ? Cette situation te plaît ? Moi, j’arrive pas à l’accepter. Personne n’aime ça, personne ne veut mourir.

Le père se tait. Ce silence, comme pour reconnaître qu’elle a raison, marque un tournant révolutionnaire : tout le monde est affecté et il faut que ça change. Malgré la peur, continuer avec une rage inextinguible. Détruire ensemble les vestiges d’une dictature encore inscrite dans la constitution, pour tout reconstruire.

Il y a la tendresse d’une famille choisie. Le silence de l’amoureux, de l’ami. Saisir la valeur de l’écoute, d’une simple présence, d’une action attentive. Qu’ils respirent à l’unisson, à défaut de vivre la même chose. La liberté à disposer de son propre corps, territoire occupé par l’État et les hommes, ne peut plus être considérée comme un hors sujet, ni dans ce film, ni dans la rue. La révolution sera féministe ou ne sera pas.

Ce qu’elle va vivre, son amie l’a aussi vécu, adolescente, et elle porte encore le souvenir de cette douleur qui lui a ravagé les entrailles. Les échos des anonymes qui n’y ont pas survécu. Qui n’ont pu trouver l’argent pour aller en Argentine. Pour qui les cachets achetés la main tremblante dans les couloirs du métro Tobalaba n’ont pas eu l’effet escompté. Et la rage contre ces millionnaires bon·nes chrétien·nes qui votent contre l’IVG et font avorter leurs filles en secret dans leurs cliniques privées.

Alors, accroupie dans la douche, elle nous contraint à regarder cette mare de sang et de caillots. Dents serrées. Botar. Rejeter, expulser. Elle crie. Une douleur sans antalgiques, comme pour punir. Rivières sombres qui marbrent les cuisses. Elle revêt des gants de latex bleu. S’épargner les traces de sang sous les ongles, sur les doigts. Déposer peu à peu ce mélange fœtal sur une assiette de porcelaine fleurie.

Le rituel, le performatif sont ici essentiels à la lutte. Et puis, se faire tatouer. Douleur choisie, endorphines pour oublier, se remémorer, à chaque passage de l’aiguille. Sourire.

Rêver, encore.

Ewen Lebel-Canto

La Montagne altérée

Arthur et Corinne Cantrill rapportent leur second voyage à Uluru, un monolithe rouge-brun emblématique du centre désertique de l’Australie, terre mystique et sacrée des aborigènes. Cette « montagne-île » escarpée s’érige au milieu d’une plaine, relief incongru cerné d’une immensité horizontale. Le film s’ouvre sur des images de leur première visite prises quelques années plus tôt à Uluru. Resté·es à distance du massif lors du premier film, les Cantrill approfondissent leur exploration pour dépasser la représentation d’un paysage de carte postale et pénétrer dans un espace multidimensionnel. Ielles n’ont guère le choix : un incendie a ravagé la flore autrefois luxuriante et le tourisme menace l’équilibre des lieux. Il s’agit de prendre la mesure de ce qui peut être détruit et de s’interroger : « Est-ce qu’Uluru peut survivre à une telle exploitation ? »

Pendant les deux semaines de leur tournage, les documentaristes étudient avec persistance et rigueur leur terrain. Les séquences en time-lapse illustrent leur patience. Le film rapporte et construit leur travail comme une pratique quotidienne, méthodique. Les images des différents jours de prises de vue sont classées et regroupées pour leur donner la structure d’une journée-type, du petit matin à la nuit tombée. Les Cantrill sont des artisan·es, des céramistes qui produisent des variations à force de répétition.

La terre de grès composée de quartz et de feldspath est leur matière, les surfaces chamottées, squameuses, modèlent la pellicule. Les reflets orange et rouge de la roche et les ombres servent d’engobe et impriment sur le film motifs, nuances, traits et contrastes.

Avec la minutie d’une étude botanique (discipline de formation de Corinne Cantrill), les cinéastes travaillent à l’expansion de notre conscience. La visite des lieux est chargée d’effets de loupe et d’éloignement. Les mammifères et reptiles furtifs, les grains de sable scintillants, la végétation parfois calcinée, parfois fleurissante, tout est sensible. The Second Journey (To Uluru) est un film surréaliste, dans le sens où il fait accéder à une perception plus réelle de l’espace et du temps. Les couleurs sont d’un vif extraordinaire. Les crevasses d’une grotte prennent un aspect anthropomorphique. Le brouhaha du vent et des insectes atteint des niveaux hallucinatoires : se transforme-t-il en voix humaine ?

Ces variations de la perception sont caractéristiques d’un trip chimique. De fait, la couleur rouille de la terre provient de la dégradation des minéraux de fer par oxydation. L’exposition de la roche aux conditions météorologiques en altère la couleur. La lumière qui accède à la caméra expose et altère la pellicule. La fragilité apparaît, au détour de la

répétition. Une bande de film est victime d’un accident de développement et trouble l’image. Les rares commentaires en voix off sont inquiets. La perte d’un équilibre émerge malgré le gigantisme de l’échelle de l’Histoire tectonique. On touche une cosmogonie géologique, car ce paysage est le fruit d’une destruction créatrice. La différence de dureté des matériaux a permis leur érosion partout autour d’Uluru, qui seule résiste, à la fois saillante et enfoncée sous la plaine jusqu’à une profondeur inconnue.

Les cinéastes, témoins des processus humains et historiques, partagent leur impuissance face aux destructions coloniales, capitalistes et écologiques. Les aborigènes sont absent·es, effacé·es par la progression de la colonisation et du tourisme : « Là où nous nous immisçons, ielles se retirent ; là où nous sommes, ielles n’y sont pas ». La pratique du cinéma des Cantrill est action politique généreuse et modeste de sensibilisation, c’est-à-dire revêtir un support d’une couche photosensible mais aussi toucher par les sens. Pas de programme ni de consignes mais une invitation à s’asseoir et à se trouver un petit endroit dans l’immensité qui nous entoure, tel·le Arthur ou Corinne Cantrill filmé·e prenant le son, et à écouter.

Clem Hue

Entretien avec Vincent Pouplard

Peux-tu nous expliquer dans quel cadre ton film, Les Veilleurs, a été produit ?

Le film s’est fait dans le cadre d’un atelier de réalisation qui fait partie d’un programme pédagogique, « Que faire ? », mis en place par le BAL et son pôle d’éducation à l’image. L’artiste invité soumet un constat à un groupe de jeunes, pour l’interroger collectivement : « Que faire à partir de ce constat ? »

L’ambition est de travailler à l’échelle nationale avec différents types de structures. Sans donner un regard exhaustif sur ce qu’a à dire la jeunesse, quelque chose se dégage tout de même.

J’ai pu choisir l’endroit où je voulais travailler. Vivant à Nantes, je ne connais pas très bien les villes de taille moyenne et leur sociographie m’intéressait.

Château-Thierry est une sous-préfecture de dix mille habitants, avec ses frontières sociales et ses particularités. On a travaillé avec un centre social de la partie haute de la ville, qui rassemble des quartiers plutôt populaires. Une France qui a peu voix au chapitre, finalement.

Quelles ont été les étapes du projet ?

Ma proposition partait du livre de Jonathan Crary, 24/7. Le capitalisme à l’assaut du sommeil. Fabien Oliva et Clément Simon, qui suivent le programme, jouent un peu le rôle de producteurs. Il existe un vrai positionnement dans ce programme : l’atelier s’écrit et se réfléchit comme un film, avec une note d’intention. Le groupe est préparé en amont : il rencontre une conférencière sur l’image ; Fabien et Simon leur expliquent comment va se dérouler le tournage ; puis je commence l’atelier par deux jours de repérages et d’écriture. Ensuite, il y a une semaine de tournage, pendant laquelle je suis assisté au son par Gil Savoy. Le budget, assez confortable, permet d’avoir une semaine de montage et de terminer la postproduction.

Comment les jeunes se sont-ils approprié le livre de Jonathan Crary ?

Le groupe est très hétérogène, avec une grande disparité d’âge (entre 12 et 19 ans). Je leur fais part de quelques constats du livre : le rétrécissement de la moyenne du temps de sommeil, le fait que le sommeil perturbe la marche du monde néolibéral, le récit du bruant à gorge blanche, cet oiseau qui peut voler plusieurs jours sans dormir, l’amélioration des performances, le mode veille, etc. Ces éléments nous permettent de réfléchir ensemble au scénario. Au bout d’un moment, j’essaie de les faire discuter dans le noir, en commençant à les enregistrer. Je les plonge dans une expérience inhabituelle pour que le cadre ne soit pas trop scolaire non plus.

Les plus âgés sont plutôt à l’aise avec la problématique développée dans le livre, sur la manière dont ils occupent leur temps de sommeil. Deux d’entre eux ont été veilleurs de nuit, donc ils ont cette conscience que la terre ne s’arrête jamais de produire ni de consommer et que le sommeil est un territoire intime fragilisé. Cette idée parle moins aux plus jeunes, qui par contre racontent très facilement leurs rêves, ce qu’ils font de leurs nuits et comment ils adorent essayer de dormir le plus tard possible, parce que c’est ce qu’on fait quand on est enfant.

Le lendemain, on fait des entretiens sonores. On passe une demi-heure en tête à tête. En plus de récolter leurs paroles, cela me permet de les rencontrer. Grâce à ce temps-là, je partage quelque
chose avec chaque personne. Je ne divulgue jamais ce qui s’est dit en entretien. Cette sorte de secret entre nous tisse une confiance. J’ai besoin de cette complicité pour avancer dans le groupe. À la fin des deux jours, le seul élément du scénario était d’avoir pour guide un personnage insomniaque, qui marche la nuit, et qui aura plusieurs visages, parce qu’ils ont tous envie de jouer.

De quoi sont chargés les jeunes au tournage ? Filment-ils en plus de jouer ?

Il n’est pas simple d’occuper tout un groupe de dix-sept. Le premier jour, je leur propose de tourner des portraits individuels, silencieux, que l’on voit à la fin du film. Je leur demande de se mettre en silence devant les autres. J’ajoute la seule consigne de ne pas cligner des yeux, ce qui fait venir des larmes chez certains au bout d’un moment. Ce ne sont pas des techniques de training cinématographique, mais de petits moments à eux, de concentration. Le groupe est vraiment né à ce moment-là.

Pour les plans filmés sur pied, on définit le cadre ensemble, puis ils actionnent et font le point. Au son, ils sont deux à la perche et à l’enregistreur. En même temps, les autres enregistrent la voix off, font des repérages, préparent les lieux. On collecte les images extraites d’Internet et on réalise les captures de jeux vidéo. On décide d’une voix off qui mélangera entretiens sonores et citations du livre. Cette semaine est faite de constants allers-retours entre le tournage et l’écriture du scénario et d’un séquencier. Pour le montage, on a juste le temps de dérusher. Je ne voulais pas partir sans connaître les rushes qu’ils aimaient. J’ai monté le film seul avec David Zard, mais une grande partie des décisions se sont faites avec le groupe parce qu’elles respectent le séquencier et le scénario. La plus grande liberté qu’on a prise a été d’utiliser la séquence de relaxation en ASMR comme voix off principale.

C’est un film d’atelier, écrit et réalisé collectivement, mais présenté comme un film de Vincent Pouplard. Comment penses-tu ta place de réalisateur dans un cadre comme celui-là ?

Je ne suis pas le seul auteur de ce film et c’est important de le dire. Évidemment, c’est toujours un peu délicat. Le cadre préexistant laisse peu d’espace pour affirmer cette démarche collective. J’ai, bien sûr, pensé le film plus que les jeunes qui l’ont réalisé. J’occupe la place de celui qui suit cette création du début à la fin. D’où le fait que j’aime bien me déplacer avec les films et expliquer le processus de fabrication, dire : « On va essayer de travailler nos envies communes, mais j’en serai le grand architecte, si ça vous va. » Il arrive que le résultat soit mitigé, que je sente qu’il ne s’est rien passé.

Ces films-là, j’essaie de ne pas les diffuser. Ce n’est pas intéressant si les gens ne sont pas contents.
Le cinéma appartient au collectif, se fabrique toujours à plusieurs mains. J’ai débuté en tant qu’assistant sur des plateaux. J’ai vite compris que sans travail d’équipe, un très beau plan n’existerait pas. En documentaire, les personnes filmées ont une certaine maîtrise, sont un moteur. Sinon, elles sont de simples objets d’une forme pré-éditorialisée. Pour moi, ce n’est pas ça, l’écriture documentaire. Pour que cela fonctionne, il faut un désir commun pour trouver la bonne manière de raconter quelqu’un.

Le film s’inscrit dans la pratique d’un cinéma qui sert à autre chose qu’à lui-même, valorise l’expérience de fabrication en soi. Comment envisages-tu cette dimension ?

Faire un film est une façon de proposer au groupe l’expérience la plus juste possible, qui leur fasse du bien. Une richesse déborde forcément du film. Par exemple, quand j’ai voulu qu’il y ait des lieux extérieurs dans le film, j’imaginais des espaces d’émancipation. Un des jeunes nous a parlé d’une sablière : un endroit merveilleux que personne ne connaît, juste à côté de leur quartier, avec une petite forêt autour. On a improvisé un tournage là-bas. Ce n’est peut-être pas la séquence la plus réussie, mais ça a été un bon moment pour eux, et certains y sont retournés plus tard. Il fallait garder cette séquence. Je ne fais pas ce film-là uniquement pour mon plaisir ou celui des spectateurs. S’il est réussi, tant mieux, mais ce qui se passe pendant l’atelier est très important : on refait le monde, on discute. Comme avec l’éducation populaire, on s’enrichit mutuellement. Dans l’atelier, je me positionne en cinéaste mais aussi en pédagogue. J’essaie de leur transmettre mon plaisir à faire des films et l’idée qu’ils sont capables d’en faire eux-mêmes.

Propos recueillis par Alix Tulipe, le 12 août 2021.

Sans sommeil

24/7. Le capitalisme à l’assaut du sommeil est le titre d’un essai que prend comme point de départ le film de Vincent Pouplard. Dans ce livre, Jonathan Crary avance l’idée que le sommeil, trêve improductive, est un affront au fantasme néolibéral d’une temporalité « 24/7 » : un temps de disponibilité continu à la consommation, à la connexion, à la circulation ; où la nuit est une interruption inutile. Tout doit pouvoir fonctionner comme en plein jour.

« Il existe une expression apparemment anodine, mais très répandue pour désigner l’état d’une machine : le “mode veille”. Cette idée d’un appareil placé dans un état de disponibilité à basse intensité tend aussi à redéfinir le sens du sommeil comme un simple état d’opérationnalité et d’accessibilité différées ou réduites. La logique on/off est dépassée : rien n’est désormais fondamentalement off – il n’y a plus d’état de repos effectif.

Dans ce contexte, le sommeil équivaut à une affirmation aussi irrationnelle qu’intolérable, à savoir qu’il peut y avoir des limites à la compatibilité entre les êtres vivants et les forces réputées irrésistibles de la modernisation. » 1

Le film est une nuit inventée. On la traverse comme un temps sans relief, guidés par des corps insomniaques suspendus dans un état de veille, comme entre l’enfance et l’âge adulte. Ils s’endorment les bras croisés sur une table, se retournent dans un lit, s’allongent, mais gardent des yeux grands ouverts. Leur sommeil incertain semble être agité par des visions qui surgissent brutalement et disparaissent aussitôt. Mode d’apparition épileptique qui suggère moins le fonctionnement des rêves que le flux aléatoire d’un algorithme. Cet état d’un sommeil troublé – insomnie chronique, réveils fréquents, difficulté à l’endormissement, fatigue, nuit agitée – pourrait être le mal de notre temps.

« Le régime 24/7 sape toujours davantage les distinctions entre le jour et la nuit, entre la lumière et l’obscurité, de même qu’entre l’action et le repos. Il définit une zone d’insensibilité, d’amnésie, qui défait la possibilité même de l’expérience. » 2

Exilés d’un sommeil paisible et insouciant, les corps sont pris dans un crépuscule figé dont on ne sait plus s’il est un espace mental ou virtuel. La caméra glisse entre des silhouettes isolées, adossées contre les murs d’un lieu abandonné. Dans l’ombre, les visages baissés sont éclairés par un halo reconnaissable. La lumière bleue des écrans prive la mélatonine de l’obscurité dont elle a besoin pour nous plonger dans le sommeil. Leurs doigts pianotent sur l’écran tactile du téléphone. Une lueur soudain vivante illumine pourtant quelques visages regroupés : beau contrepoint suspendu entre deux écrans bleus, la flamme d’une bougie tenue entre deux doigts passe dans le cadre.

« Car ce qui se joue dans ce processus est tout autant la mise au rebut du jour que l’extinction des ténèbres et de l’obscurité. Puisqu’il ne saurait y avoir de lumière que fonctionnelle, toute autre forme de luminosité est dévastée : le fonctionnement 24/7 participe en cela d’un vaste processus d’incapacitation de l’expérience visuelle. » 3

Dans un espace blanc et vide, ces mêmes visages fatigués nous fixent. La précision de la lumière expose brutalement au regard le moindre détail des traits, chaque grain de la peau. Aucune ombre, tout est scruté. Les yeux irrités s’efforcent de rester ouverts. Sont-ils incapables de dormir, éblouis par une nuit désormais blanche ? Peut-être aussi que ces corps veilleurs sont comme les gardiens d’un territoire à protéger, tenus éveillés par une forme de vigixlance. L’hyperréalisme de ces visages, qui nous fixent et versent quelques larmes silencieuses, finit par leur donner un éclat inhabituel. De l’étrangeté naît une grâce inattendue.

Alix Tulipex

  1. Jonathan Crary, 24/7. Le capitalisme à l’assaut du sommeil, La Découverte, 2016, p. 23
  2. op.cit. p. 27
  3. op.cit. p.45

Dire simplement ce qui s’y passe

Entretien avec Annik Leroy

Chacun de vos films – Berlin, Vers la mer, Tremor – est l’occasion d’un voyage. Quel est votre point de départ ?

Je n’ai jamais la sensation de voyager – même si c’est faux puisque je me déplace en Europe. Ces déplacements sont liés à des moments où je suis interpellée, de façon tout à fait émotionnelle, par un lieu, une architecture, des gens. Par exemple, j’ai découvert Berlin en accompagnant un groupe de performeurs belges. J’ai été sous le choc en voyant cette ville, le mur, toutes les traces de la guerre. Je voulais comprendre cette histoire qui nous entourait avec le mur. Pour Vers la mer, c’est différent. Après la chute du mur, j’ai saisi cette possibilité de tout à coup passer les frontières. Un des choix importants du film est justement de ne pas marquer ces frontières pour que l’on passe d’un pays à l’autre de manière floue, à travers le changement des langues.

Vos trois films sont habités par une même histoire, celle de l’Europe du vingtième siècle. Comment envisagez-vous cette écriture de l’histoire?

L’Europe est marquée par les traces des guerres qui nous ont précédées. Dans Tremor, il y a les Flaktürme, ces tours antiaériennes en béton construites par les nazis. Plusieurs sont encore debout à Vienne. Elles sont là, au bout de la rue, indestructibles. Ce sont des traces extrêmement fortes d’un passé qu’on se doit d’interroger, je pense, car il nous constitue.

En même temps, les films construisent toujours des décalages. Avec Julie Morel – la monteuse qui a travaillé avec moi pour Tremor, et m’a accompagnée dans les tournages –, on s’est attachées à trois rêves lus par Ingeborg Bachmann, dans un enregistrement de son roman Malina (1971). Ils évoquent le rapport extrêmement dur qu’elle a eu avec son père et le fait qu’il s’était enrôlé dans l’armée nazie. On a monté cet enregistrement avec les paysages filmés en Islande. Il n’y pas de rapport direct entre les deux, c’est une proposition pour faire entendre ces textes, les faire résonner. Je cherche par là à amener une vision plutôt que de passer par la notion d’information.

Le choix du noir et blanc a aussi à voir avec ça. La couleur me semble souvent banale, elle renvoie à quelque chose de donné. Les films dans lesquels la couleur prend une signification particulière sont rares. Ce goût du noir et blanc vient certainement de ma pratique de la photographie. Je le vois comme une façon d’amener une vision plus spécifique, qui échappe à un certain réalisme. Mes préférences vont du côté d’un réalisateur comme Béla Tarr, chez qui le noir et blanc est quelque chose de magique et exprime un univers intérieur propre à son cinéma.

Vos films sont élaborés à partir de matériaux très hétérogènes. Comment s’élabore l’écriture de vos films ?

Pour moi, l’écriture d’un film est une recherche, une aventure, rien ne doit être figé. Accumuler des documents (musiques, livres, sons) donne des pistes de tournage. Après un premier tournage, on regarde la matière, puis on se questionne, on se demande si on a vraiment tout ce qu’il faut. Pour Tremor, j’ai pu faire plusieurs allers-retours. Ne pas être obligée de tout tourner d’un coup sur une durée déterminée me permet de garder une disponibilité à laquelle je tiens. Pour le montage, c’est pareil, on fait des interruptions. Cette alternance entre les tournages et les moments de montage me permet d’avoir un espace de réflexion, me donne une grande latitude. J’ai besoin de questionner sans cesse ce que je fais, pour être toujours en route.

On sent une forme de patience dans la manière dont se fabriquent vos films. Cette façon de travailler a-t-elle un lien avec le fait de tourner en pellicule ?

Avec la pellicule, on travaille différemment qu’en vidéo. La bobine fait trente mètres, c’est-à-dire maximum trois minutes. On est dans un autre rapport au temps, on réfléchit autrement avant de faire un plan. Il faut savoir où se placer, quand lancer la caméra pour ne pas rater trop de bobines – aussi pour des raisons

économiques. C’est intéressant de se dire qu’au moment où l’on va tourner, c’est ce plan-là qu’il faut faire et pas un autre. Évidemment, il faut certaines conditions, une latitude du côté de la production. On s’installe, on réfléchit et on prend son temps. Si les nuages ne sont pas comme il faut, le soleil trop par là, on revient le lendemain.

Je n’avais que cinq heures de rushes pour Tremor, ce qui est très peu par rapport à des films en numérique. Je trouve ça bien, ça permet de se concentrer beaucoup plus. Par exemple, dans Vers la mer, les moments de conversation n’ont jamais été extrêmement longs, probablement parce qu’on les avait bien préparés. Les premiers entretiens sont souvent très expansifs, donc il faut suffisamment discuter au préalable, pour trouver le détail, la question qu’on veut extraire. La personne qu’on veut amener devant la caméra doit être en confiance pour arriver, au tournage, à quelque chose de condensé, à ne parler que de ce détail et pas plus. Je suis très attentive à cela.

Quand j’ai commencé à faire du cinéma, tout le monde travaillait en pellicule. Le 16mm est par excellence le format des gens qui font du cinéma documentaire expérimental, parce que c’est un format moins contraignant que le 35 mm. On est confronté aujourd’hui à l’impossibilité de terminer un film en pellicule et de pouvoir le projeter en 16 mm, parce que les projecteurs ont disparu des salles. C’est vraiment une contrainte actuellement. Pour Tremor, on a monté à partir des rushes numérisés. La matérialité de l’image pellicule reste malgré tout sensible dans le film, ce qui m’a rassurée.

La matière sonore constitue un élément très important dans le mouvement des films, qui mélangent des voix d’origines très variées, de la musique, des ambiances… Quelle place occupe ce travail de tissage entre les différents types de son?

J’adore les sons d’ambiance, donc, à part les archives, tous les sons sont faits sur place, même s’ils ne sont pas nécessairement synchrones. L’important est de saisir la sonorité d’un lieu, d’une personne. Au montage, ce travail pour traduire, intensifier, décortiquer les atmosphères prend beaucoup de temps. J’aime appuyer ou répéter certains sons. Pour le montage de Tremor, avec Julie Morel, nous nous sommes beaucoup interrogées sur la manière d’utiliser les matériaux sonores. Il y avait énormément de voix et nous avons cherché à ce qu’il n’y ait pas de hiérarchie entre elles. La voix de Pasolini coexiste avec celle de ma mère, qui vient d’un milieu très simple, racontant ses cauchemars. Je tiens à ce mélange de gens d’origines extrêmement différentes, avec des paroles et des trajectoires qui se trouvent, dans le film, toutes aussi importantes les unes que les autres. Puis, j’ai vraiment voulu que la musique soit physiquement présente, alors j’ai proposé à un ami pianiste d’être dans le film. Il joue une des suites pour piano de Scelsi, qui fait écho à l’Italie et à Pasolini.

Avez-vous la volonté de laisser une grande place au spectateur ou à la spectatrice ?

Des associations d’idées se forment, qui sont tout à fait compréhensibles pour moi et vont peut-être paraître plus ésotériques à d’autres. Après les projections, certaines personnes piochent un élément en oubliant la moitié du film, ne pensent qu’à cette séquence-là ou à cette musique-ci et commencent à déployer quelque chose de leur propre expérience, de leur propre vécu. Des éléments conscients et inconscients se juxtaposent dans une sorte de montage personnel du film. Ça permet d’échapper au cinéma documentaire parfois un peu rigide dans sa conception, à force d’être dans l’explication et l’information. Et puis, j’aime bien perdre un peu les gens, laisser une part de mystère.

Propos recueillis par Lola-Lý Canac et Alix Tulipe le 3 août 2021.

Titre extrait de Malina, Ingeborg Bachmann, 1971

Un silence éloquent

De lui, il est dit très peu. Seulement quelques phrases adressées par la personne de l’organisation qui l’accompagne. Tous deux sont chez la thérapeute qui va le suivre dans la compréhension de son traumatisme et la construction d’une identité. Elle le regarde, lui de dos, un corps massif qui dépasse du cadre, penché sur lui-même. Dans un souffle rauque, il peine à chuchoter son prénom, Khavaj, épelé ensuite par son accompagnant.

Khavaj a fui la Tchétchénie suite aux menaces de mort de son frère qui a découvert son homosexualité 1. La thérapeute explique : un traumatisme empêche Khavaj de retrouver l’usage de sa voix. À savoir s’il veut, la question reste sans réponse, mais l’accompagnant insiste sur la nécessité pour Khavaj de parler, raconter son récit dans les démarches de demande d’asile. Changer d’identité lui permettrait d’échapper à la surveillance de la communauté tchétchène présente en Belgique.

Mais Silent Voice ne se revendique pas de ces instances qui demandent de décrire, de préciser, de savoir à tout prix. Le film ne se place pas du côté de l’institution qui a le pouvoir de donner ou de refuser le titre de séjour ; la caméra préfère observer, de manière silencieuse, ce qui se vit avant de se dire.

Nous le suivons, dans un transit permanent, dans ses trajets dans la ville, en voiture, en transport en commun ou à pied. Dans l’espace public, Khavaj disparaît sous sa capuche. Tout se passe la nuit, pourtant il ne dort pas ; d’hôtel en hôtel, il attend, aux aguets, s’allonge, mais semble ne jamais s’endormir.

Son corps s’étire, cherche à vivre dans les espaces étriqués des planques.
Son corps s’arrête, se dénude et respire.

Il se masse délicatement le torse ou la gorge. Sous les mains de la thérapeute aussi, des premiers sons ressurgissent.

Vibrations rares, gutturales, douloureuses, mais quelque chose est bien là.

En Tchétchénie, Khavaj se battait dans les cages de MMA, et son corps, las, garde la musculature et l’agilité du sportif.

Pendant une escapade nocturne dans une salle de sport avec son ami belge, Luka, Khavaj lui montre, par les gestes, comment frapper dans le sac : la torsion du buste, le balancement des bras. Puis, dans l’ombre de la salle, c’est une nouvelle forme de contact qui s’installe, autre que celui calme et posé des mains de la thérapeute, différent, mais pas moins salvateur. Le contact dans le combat. La force de deux corps, qui se tiennent, se contraignent, se frappent. Ils s’accueillent, se testent. Sueurs et respirations saccadées. La caméra valse autour des deux hommes en prise, joue à attraper un bout de bras, un bout de jambe, occultant toujours le visage de Khavaj.

Les deux corps sont allongés au sol, encore essoufflés, après l’accolade finale. La gorge se déplie en essayant encore, la bouche s’ouvre et se ferme sur le silence. Pourtant, plus loin dans sa tête, un cri résonne : celui d’un enfant qui se bat avec un garçon plus grand, son frère peut-être, des gants de boxe aux poings. Les images aux couleurs contrastées sont filmées par un téléphone. Elles tranchent avec la morosité des prises réelles. De son passé, restent ces souvenirs pixelisés d’un monde où le corps s’est éprouvé et a grandi, mais où plus rien n’est possible.

Régulièrement, le corps se tait, se penche et écoute une voix tremblante et altérée par la qualité des messages vocaux : « Pourquoi tu restes silencieux ? Pourquoi tu ne réponds pas ? » Depuis là-bas, sa mère se manifeste par les appels auxquels il ne peut répondre. La tristesse puis la colère vacillent d’un camp à l’autre. D’un côté, la famille et l’amour, le regret, le « reviens », l’inquiétude. De l’autre, la morale d’un discours officiel, celle qui prétend Khavaj malade, à laver d’un mal démoniaque, celle qui s’autorise la haine et le meurtre. Khavaj est loin, mais la Tchétchénie continue à s’ancrer dans son quotidien.

Au Planétarium, où Khavaj aime se rendre, lui et Luka observent les images d’étoiles qui meurent des années durant dans le silence total, les cicatrices à la surface de la Lune, vieilles de milliards d’années. Ils observent ces formes qui les dépassent, et sur lesquelles poser des mots semblerait bien futile. Sous la nuit galactique, quelque chose se joue, qui soulage quand le bruit et la gravité s’annulent, quand les corps, les temps et les espaces restent en suspens. Le film a de ça, de cette suspension qui ne témoigne ni d’une gloire ni d’une défaite, mais d’une avancée lente, très lente, au risque d’être imperceptible. Silent Voice ne se permet pas de parler d’espoir là où tout est incertain, mais simplement, accepte ce silence, et l’accompagne.

Lola-Lý Canac


1 Le pouvoir dictatorial de la Tchétchénie, république constitutive de la fédération de Russie, poursuit depuis les années 2010 un projet de répression des personnes homosexuelles, enlevant, enfermant, torturant et assassinant, encourageant ainsi les familles au crime d’honneur.

Ici, on regarde s’envoler les avions

La compassion de Yonaguni
Le lien qui unit
Aussi longtemps que je vivrai

Je t’attendrai (…)
Le détroit de Yonaguni

Est aussi calme qu’un étang
N’aie crainte
Et traverse-le

Chanson traditionnelle de Yonaguni

Dis-moi où tu es
Je prendrai le premier vol

Pour te rejoindre
Et j’irai à Yonaguni

Bad Bunny

Vite, partir. Avoir quinze ans sur l’île de Yonaguni, rêver d’inconnu·es, de mégapoles aux rues bondées. Okinawa, à une heure et demie d’avion, est déjà à des années-lumière.

Tourner en rond dans ces 29 km2. Étouffer dans les herbes folles. Pourtant, la mer les berce depuis l’enfance et le vent enveloppe leurs songes, à toutes les saisons. Hélas, le frère aîné le dit : il faut partir pour comprendre l’importance de l’île, sa beauté, sa douceur.

« Je ferai de mon mieux », disent-iels en partant. Les ados se chambrent : « Yonaguni est faite pour toi ! » Rentrer sans être devenu·e quelqu’un·e est un aveu d’échec. L’angoisse de ne pas y arriver, dans cet ailleurs attirant et menaçant.

On trompe l’ennui comme on peut. Fureter dans la forêt. Y trouver un crâne humain. Craindre de finir comme ces vieux os, car rester ici, c’est la mort. Regarder partir les paquebots et s’envoler les avions. Les garçons pêchent. Une fille joue au tennis de table face à elle-même. Les jeux d’enfants, mille fois répétés, font encore rire une dernière fois, mais ne suffisent plus.

Se taquiner, parler premier baiser, coup de foudre.
« Tu es trop cool pour cette île. C’est du gâchis. » Imaginer de premiers amours là-bas, au lycée de Naha.

Yonaguni ou un certain éloge de la lenteur, plans-tableaux hors du temps, mouvements chorégraphiés. Tandis qu’à Tokyo, tout se démode si vite, le quotidien ici semble redondant, une vaste répétition de rituels et cérémonies d’adieu.

Dernière nage solitaire. Vivre, naître dans l’eau. On traîne encore une fois au cœur de la nuit avec les ami·es. « Demain, ne pleurez pas. En fait, si, pleurez. » Prévoir de tou·tes se retrouver dans un an. Et finalement le prendre, cet avion, regarder en arrière, chercher ses parents des yeux en se mordant la lèvre.

Une plateforme d’adieu a été aménagée en surplomb de la piste. On y salue longuement de la main les jeunes qui s’en vont. Île de poésie, de nature, de proximité, où il est possible pour un garçon de quinze ans de verser des larmes natsukashii 懐かしい – de nostalgie sans regret.

Les grands-parents content l’histoire de l’île aux petits-enfants, une histoire de frugalité, de colonisation et de bombardements aériens. Ces avions qui cueillent la jeunesse, encore et toujours. Ici, les mots d’une langue oubliée, longtemps interdite, le dunan, nomment un monde ancestral presque disparu.
Les poèmes des ancien·nes sont appris par cœur. Ils parlent tous d’exil. « On les nomme sunkani, car ils évoquent des souvenirs dont il est difficile de se défaire. Ces souvenirs nous retiennent. »
Le vide laissé par l’absence. Cell·eux qui sont parti·es hantent encore cell·eux qui sont resté·es, et qui les attendent, inlassablement. Espérer une réapparition, à tout moment. Rassurante présence spectrale, qui les accompagne pour aller de l’avant. Iels leur rendent parfois visite, marqué·es par leurs expériences dans l’au-delà, au-delà de la mer, au-delà du temps. Ici, on revient se retirer du monde, vieillir paisiblement ensemble et mourir.

Et puis il y a cet·te adolescent·e, androgyne, solitaire, qui parle peu. On devine un retour sur l’île, auprès de sa mère, le temps d’un été, peut-être plus. La ville a-t-elle été trop hostile ? Iel a peut-être choisi ici une existence, bercée par le vent, mêlant ses cheveux à la crinière d’un cheval sauvage. La patience, le silence, des gestes minutieux. Le temps que ça prend pour s’apprivoiser.

Iel n’est pas à bord lorsque l’avion repart. Et du sol, iel tourne la tête pour le voir s’envoler.

Ewen Lebel-Canto