Victor Kossakovsky : « Il y a un système, mais il n’est pas pour moi »

Ici et ailleurs… Pendant quatre jours, quatre cinéastes donnent leur point de vue sur les conditions de production et de diffusion du documentaire dans leur pays : la France, l’Inde, la Russie et le Sénégal. Aujourd’hui, Victor Kossakovsky, auteur-réalisateur de Belovy, Sreda 19.7.1961 et Tishe !

Que pensez-vous des conditions de production et de diffusion du documentaire en Russie aujourd’hui ?

Selon moi, les problèmes du documentaire viennent de la télévision. La Russie est malheureusement en train d’adopter le système européen de production, et je suis en total désaccord avec cela. Avec ce processus, nous sommes en train de perdre la notion d’un langage cinématographique à part entière. Le cinéma est né avec un documentaire, celui des frères Lumière. Ce n’était pas une fiction, ni un film de montage, c’était un one shot qui procurait une sensation complètement inédite.

Avant en Russie, la priorité était donnée à la forme. Aujourd’hui, si vous faites des films pour la télévision, vous adoptez une écriture « télé ». Il n’y a plus de conception esthétique. Le documentaire devient un simple véhicule d’informations et de discours. Il est là pour transmettre des idées : « aider les défavorisés », « sauver l’être humain », etc. Et pour dire cela, nul besoin d’être artiste. Puisque le sujet est plus important que la forme, être « quelqu’un de bien » suffit. Puisqu’ils cherchent à enseigner quelque chose aux gens, pourquoi ne vont-ils pas à l’université ? S’ils veulent délivrer un « message », ils n’ont qu’à prendre un stylo et écrire un article dans les journaux. Il n’y a aucune création là-dedans. Nous devons être des artistes, pas des pédagogues qui expliquent aux gens comment vivre. Un artiste ne sait pas forcément à l’avance ce qu’il a à dire, il ressent juste les choses.

Des petites sociétés essaient bien de produire des documentaires. Mais elles gonflent les budgets pour faire des bénéfices dessus. Elles ne se préoccupent pas de qualité. Elles ne comprennent pas que pour faire des documentaires il faut travailler votre style, ne pas faire n’importe quoi, rester dans l’art. De plus, l’État russe finance chaque année trois cents courts métrages documentaires. Mais cette production est seulement une caution pour le gouvernement, la preuve qu’il « soutient le cinéma ». Ces films ne sont diffusés nulle part, personne ne les voit ! En Russie, tout le monde pense que le documentaire est impossible à distribuer en salles. Je pense qu’il y a des solutions, mais je crains qu’il n’y ait pas de bons films.

Dans ce cadre, quelle est votre marge de création ?

Pour Tishe ! j’ai refusé ce jeu stupide qui consiste à accepter de l’argent des chaînes de télévision russes. J’ai eu quelques contacts, mais elles me demandent de faire de « bons » films sur la Russie d’aujourd’hui, selon les critères post-soviétiques. D’avoir un regard positif et poli. J’ai envie de répondre : « Si vous savez déjà ce qu’il faut faire, faites-le sans moi ! » Si Dostoïevski ou Gogol étaient venus les voir avec leurs romans, ils auraient dit : « Ça ne donne pas une bonne image de la Russie. » Je préfère donc faire mes films seul. Je vais voir mon banquier et je lui dis : « Si mon film ne marche pas, vous n’aurez qu’à saisir mon appartement. »

Mais imaginons que vous soyez millionnaire. Si vous êtes prêt à dépenser vos millions, c’est qu’il y a pour vous une réelle nécessité. Si vous ne pouvez pas vivre sans ce film, vous prendrez des risques. Vous le ferez seulement si vous êtes sûr que des gens le verront et l’aimeront.

Pourquoi devrions-nous être payés pour créer ? Sommes-nous si talentueux, si nécessaires à l’humanité, à l’Histoire ?

Les gens ne doivent payer que s’ils veulent voir nos films. Que voyez-vous comme évolution à court, moyen ou long terme ? Je ne suis pas optimiste. Les chaînes tuent le cinéma. Par exemple, l’année dernière, cinq réalisateurs ont réalisé une série de cinq films sur la Russie pour la télévision. Je ne suis pas arrivé à deviner qui avait fait quoi. Ils avaient tous fait la même chose, il n’y avait ni style ni point de vue. Et pourtant j’apprécie beaucoup les films de l’un d’eux.

En Russie, il n’y a pas de Don Quichotte du documentaire, pas de combattants. Parfois, les réalisateurs font des films commerciaux, ou des films pour des partis politiques au moment des élections. Ils essaient d’intégrer ces réseaux pour gagner de l’argent ou obtenir une protection. Ce ne sont pas des artistes.

Aujourd’hui, les documentaristes du monde entier doivent définir ce qu’est le documentaire : est-ce du journalisme ou du cinéma ? S’ils décident qu’il relève de l’art, alors la seule diffusion acceptable est la diffusion en salles d’un 90 minutes (même si la télévision programme le film après). Ce format obligerait les documentaristes non seulement à avoir un bon sujet mais aussi de vraies idées esthétiques.

Propos recueillis et traduits de l’anglais par Céline Leclère

Transmission en téléscopages

Deux films programmés au sein de la journée Sacem, où se croisent deux figures musicales majeures du XXe siècle, invitent à un voyage au cours bien plus long que la vie des deux hommes. Dans Pierre Boulez – Naissance d’un geste d’Olivier Mille (1989), le chef d’orchestre se livre notamment à une réjouissante leçon de direction musicale où apparaît furtivement un étudiant promis à un bel avenir : Marc-André Dalbavie, compositeur résident à l’Orchestre de Paris et auteur en 2001 d’un très remarqué Colour qui avait subjugué le Carnegie Hall de New York. Dans A Stravinsky Portrait (1965), Richard Leacock filme en Californie une série d’entretiens avec le musicien alors âgé de quatre-vingts ans. Le vieil homme, né en Russie dans les années 1880, passé par Paris où il créa notamment Le Sacre du Printemps (1913), émigré aux États-Unis au début de la Seconde guerre mondiale, garde toujours accroché à son bureau un portrait de Richard Wagner.

Il n’y a pas de descendance directe de Stravinsky à Boulez. Même si on lui doit une des plus belles séries d’enregistrements, dans les années quatre-vingt-dix chez Deutsche Grammophon, des œuvres parisiennes du vieux maître, le fondateur de l’Ircam ne revendique aucune filiation avec les œuvres plus tardives de Stravinsky. Au contraire. Après la Seconde guerre mondiale, quand Stravinsky tâtonne en recyclant avec un succès inégal opéras (The Rake’s progress, 1951) ou œuvres d’inspiration religieuse (Messe, 1947), Boulez se lance dans un « sérialisme intégral » où il généralise au rythme le principe dodécaphonique inventé par Arnold Schönberg un demi-siècle plus tôt. Ainsi du Marteau sans maître (1954), œuvre jouée durant son cours de direction d’orchestre.

Pourtant, des liens personnels existent entre Stravinsky et Boulez. Invité dans la demeure californienne du musicien russe, le jeune chef se permet même de lui donner des conseils sur l’édition de ses dernières partitions. À l’écran, les deux hommes se révèlent en fait des maillons équivalents d’une chaîne musicale dans laquelle les formes romantiques inventées au début du XIXe siècle se retrouvent encore par traces dans l’écriture musicale contemporaine.

Dans le film d’Olivier Mille, la Dixième Symphonie de Mahler dirigée par Boulez continue de se dérouler pendant qu’à l’image a lieu un changement de plan. On retrouve alors Boulez donnant son cours de direction musicale mais son corps semble toujours animé de la même présence, du même mouvement. Illustration cinématographique de la manière dont une musique composée il y a un siècle se transmet, via le corps d’un musicien vivant, à une nouvelle génération d’interprètes. La transmission musicale, explique Boulez, c’est aussi la puissance du geste donné par le bras du chef d’orchestre. « Il faut que votre géométrie de geste contienne tout ce que vous voulez entendre », insiste-t-il auprès de ses élèves : le juste moment, l’intensité de la note bien sûr, mais aussi son timbre et surtout, plus imperceptibles, sa tonicité, son intention.

Richard Leacock excelle à mettre en scène cette complexité du geste chez Stravinsky. D’autant que le corps du vieil homme se ratatine ; ses membres paraissent surdimensionnés. Par un cadrage serré de demi-profil, dans lequel buste et bras ouverts en direction de l’orchestre forment un triangle inscrit dans les limites de l’écran, Leacock parvient à filmer toute l’ampleur du geste du maître, en même temps que les moindres détails – mouvements d’épaule, tressaillement d’un doigt – qui donnent une indication aux musiciens. Il y a comme un télescopage des cultures dans ces scènes où Leacock verse la grande musique dans l’esprit des contre-cultures américaines des années soixante, qu’il a par ailleurs tant contribué à représenter. Stravinsky transmet par ses gestes une forme musicale apprise dans la vieille Europe à un jeune violoncelliste américain décontracté, pied sur chaise, lunettes noires sur le nez.

Cette capacité à s’inscrire dans un temps long, à restituer des musiques écrites il y a des siècles et désormais inscrites dans son corps, Stravinsky en livre le secret au soir de sa vie : « C’est très important d’attendre. Toute ma vie, j’ai attendu. Et je continue d’attendre ». Par-delà les querelles de formes, c’est peut-être cette attitude essentielle qui est à l’œuvre dans le processus de transmission musicale. « Bien sûr, quand on fait les bons gestes, cela marche quand même », dit Boulez à ses étudiants. « Mais en fait, ce n’est pas une question de gestes, c’est avant tout une question de sentir le temps ».

Benjamin Bibas

L’exposition de la vérité

Comment filmer le vide laissé par sa propre mère trop tôt disparue ? Comment représenter Clotilde Vautier, morte à vingt-huit ans, celle dont on ne parvient pas à reconnaître le visage sur les albums de famille, celle dont les câlins n’ont laissé aucun souvenir ? Comment filmer le mensonge de presque trente ans autour des circonstances exactes de sa mort ? L’absence, l’être et le mensonge : autour de ces trois thèmes ici intimement liés, Mariana Otero (Cette télévision est la vôtre, La Loi du collège…) construit son film, comme sa mère Clotilde peignait ses tableaux : par touches successives, énergiques et franches, précises et croisées.

Dès les premiers plans, les yeux de Mariana dans un rétroviseur. C’est bien elle que le spectateur suit, elle qui nous guide, discrètement, dans ce voyage à rebours, dans ce processus de dévoilement. Et dans les plans suivants, nous sommes prévenus : remonter le temps signifie d’abord se coltiner l’obscurité et la pénombre, déplacer les objets de l’ancienne demeure familiale au risque de chambouler les souvenirs figés, balayer les toiles d’araignées qui colonisent les lieux. Acte fondateur du récit : sortir les tableaux de Clotilde de la maison du mensonge.

Le film peut dès lors dérouler sa propre trame. Se réapproprier cette histoire familiale qu’à une époque, tous préféraient taire ou travestir. * Elle est morte *, « Vous ne demandiez pas », « Nous, on devait savoir qu’on ne devait pas demander », « Je ne te le dirai jamais », « Je me suis voilé la face », « Comment revenir sur quelque chose qu’on n’a pas dit ? », « Je me sens toujours coupable. » Rappeler le mensonge de mars 1968 (« Clotilde est partie à Paris » alors qu’elle vient de décéder à l’hôpital de Rennes). Se souvenir de l’annonce de sa mort, un an et demi après. Raconter le secret découvert presque trente années plus tard. Mariana Otero convoque la parole de la famille (Isabel, sa sœur ; Antonio, son père ; Mémère, sa grand-mère…) et des amis, les lieux où Clotilde vécut, travailla et mourut, les traces (sa robe, les photographies…) et les marques (ses tableaux) qu’elle a laissées… Pour offrir un film plus juste, plus apaisé, plus honnête que la réalité ne l’a été.

Les tableaux de Clotilde sont les acteurs principaux du récit. Comme la parole est si difficile à accoucher, Mariana Otero met en scène les peintures pour évoquer l’absence, imaginer l’être, aborder le mensonge. L’ouverture du placard dans lequel les tableaux furent rangés, la découverte des toiles dans une pièce mal éclairée, les séances de pose dans l’appartement immaculé qui servait d’atelier, le chevalet vide que regarde le père, filmé de dos, quand il raconte de nouveau à sa fille le secret enfoui tant d’années, l’emballage des tableaux – méticuleusement cette fois-ci – et leur transport vers un lieu autrement plus approprié qu’un placard…

Ce récit (symbolique) dans le récit rend le film de Mariana Otero à la fois pudique et généreux. Pudique car cette symbolisation écarte toutes les mises en scène et voix off donneuses de leçon : la cinéaste ne prend jamais une posture de jugement ou de règlement de comptes ; sa démarche est compréhensive ; la parole de l’Autre est respectée, même quand elle biaise ou se claquemure. Généreux car, grâce à cette symbolisation, Mariana Otero ouvre son récit singulier au spectateur. Elle lui réserve une place, l’invite à la table familiale, le laisse se tourner vers ses propres armoires pleines de tableaux ensevelis sous la poussière..

La nature du secret dévoilé par son père entraîne Mariana Otero sur une piste politique qui implique et engage, là encore, le spectateur. Leçon de modestie de la part de la cinéaste : pour (nous faire) comprendre le drame vécu par sa mère, il lui faut redéployer son récit, le contextualiser. D’autres histoires de secret lues dans la presse, un dernier entretien (édifiant) symbolisent alors ce nouveau croisement entre son histoire personnelle et la nôtre. En France. Ce pays où des lois scélérates peuvent être adoptées, appliquées longtemps, avant d’être abolies parfois…

Mariana Otero sait que les placards qu’on ouvre ne se referment pas. Le film ne finira pas là où il avait commencé, il prendra son envol. L’acte fondateur consistait à sortir les tableaux du placard, l’acte libérateur sera l’exposition publique des toiles de Clotilde. Et rarement le terme d’exposition aura-t-il pris comme ici tout son sens.

Sébastien Galceran

Le sommeil de la raison

L’exploration des passages de la vie à la mort travaille en profondeur les couches visuelles et sonores de The Passing – œuvre de commande réalisée par Bill Viola pour la chaîne de télévision allemande ZDF. Dans les vidéos de l’artiste américain, les traversées du monde réel aux sphères de l’inconscient sont une constante, il ne cesse d’en réinterroger les formes comme les modes d’exposition et de réception (dyptique, tryptique, installation, projection frontale, environnement…).

Scandé par la respiration omniprésente d’un dormeur (Bill Viola, sujet ou « acteur » ici de son propre travail), The Passing est un voyage mental d’une grande beauté plastique aux sources de l’humanité. Et, pour le spectateur, une expérience sensorielle, voire spirituelle, inédite. Tout se passe comme si nous nous trouvions placés à l’intérieur de la tête d’un homme qui alterne états de veille et de sommeil profond (parfois agité), le temps de la projection se déroulant au rythme de sa respiration. Des visions oniriques, des rêves, des souvenirs, émanant par vagues successives de son cerveau, affleurent à la surface de l’écran. Ces images agissent comme des intercesseurs. Elles matérialisent l’immatérialité de l’inconscient, dévoilent les trajets du corps et de l’esprit à travers l’infini du continuum spatio-temporel, et représentent le « non-vu » – zone d’un « au-delà » telle que le réalisateur se l’imagine.

Pour rendre tangibles les degrés de temporalité et les états sensoriels constituant le cycle naissance-vie-mort du film, Bill Viola combine différents paramètres et matériaux. Il intervient par exemple sur la vitesse de défilement des séquences, jusqu’à l’extrême ralenti qui dilate les durées et modifie la perception des corps et des matières. Il joue aussi avec la qualité plastique des images et leur effet de présence – grains, flous, trames, irradiations, illuminations, lueurs, éblouissements, brûlures – indissociables de la nature même de leur enregistrement (caméras de nuit ; électronique pour des reconnaissances nocturnes ; à infrarouges permettant de filmer sans lumière).

Cet entrelacs rythmique et esthétique soumet les puissances iconographiques – dans le sens le plus religieux des termes, le film étant truffé de symboles et de références au sacré (colombe, bougie, tunnel, linceul, déluge…) – au travail des continuités et des discontinuités internes (spatiales, temporelles, corporelles). Les évènements – comme les images – se produisent, se délitent, meurent puis se reconstituent ailleurs, en un éternel recommencement : la vie naît de la mort, le corps ne cesse de changer d’apparence (spectre, apparition, silhouette, enveloppe). Par la grâce d’un lent panoramique décloisonnant littéralement l’espace, on passe ainsi d’une pièce du salon familial à une chambre d’hôpital où s’éteint une vieille femme, la mère du réalisateur. Puis, dans le prolongement de son visage usé, apparaît la figure fripée et ensanglantée d’un bébé qui vient de naître (le second fils de Viola). Retour à nouveau sur le visage en plan serré de la mère. Synchrone avec celui du dormeur, son souffle marque le lien de filiation par une troublante opération de métempsycose sonore, tant la respiration de l’un semble se répandre dans le corps de l’autre. Dimension spirituelle que la culture occidentale a peut-être du mal à saisir (précisons que Bill Viola a étudié la littérature mystique et les philosophies orientales et a séjourné dix-huit mois au Japon où il a pratiqué la méditation).

Association minutieuse de séquences et de cycles, The Passing tire aussi son unité et sa puissance d’évocation du collage de différents statuts et régimes d’images – documents, enregistrements neutres et mécaniques à la manière d’une caméra de télésurveillance (prises de vues nocturnes de pavillons de banlieues et de bâtiments urbains), images oniriques (déserts mutiques de l’Utah et du Nevada, monts enténébrés aux ombres pétrifiées, vestiges de maisons) – et de matériaux sonores (respiration, chants des cigales, bruits de voitures ou d’eau). Ce dernier élément est essentiel. Il est l’épine dorsale, le fil conducteur par lesquels circule tout type d’informations, même visuelles. Ce qui, pour Viola, revient à « enregistrer des “champs” et non plus des “points de vues” ». La place du son ou parfois, dans The Passing, son inquiétante absence, mobilise entièrement te corps du spectateur. Comme le souligne Viola, « le son contourne les angles, passe à travers les murs, est perçu simultanément à 360° autour de l’observateur et va même jusqu’à pénétrer dans le corps ». Optique, haptique et sonore, jamais l’expression « rendre visible » n’a trouvé plus bel accomplissement.

Éric Vidal

État d’urgence, tribune ouverte aux coordinations d’intermittents

« Nous ne scions pas la branche sur laquelle nous sommes assis, nous sommes la branche »

Depuis son ouverture s’installe un festival proposant d’un côté les films, de l’autre des commissions de réflexion. On nous dit que l’annulation du festival aurait été la pire des choses (dixit J.P. Thorn, soirée inaugurale) qui aurait fait fuir le public. Le public. Il y a donc nécessité de ne pas l’effrayer. La lutte et les revendications doivent être séduisantes pour le public. Comme le critiquait Serge Halimi (dans le film sur les Chorégies d’Orange), pour être visible, la lutte doit être attractive : c’est un produit qu’il faut vendre, qui se jauge dans « l’opinion publique » (soit les médias télévisuels et les journaux) en termes de visibilité.

Pour être visible ici, la lutte va d’un commun (?) accord prendre la forme d’une réflexion collective, ouverte et Large (sic) : cinéastes, intellectuels, militants et festivaliers y sont conviés. Ainsi cette année, les festivaliers pourront goûter, en plus des films et séminaires de la programmation, aux comptes-rendus en assemblée plénière des réflexions menées à haut niveau par un panel représentatif de la lutte menée (re-sic).

Mais que voulez-vous de plus ? Le festival ne peut faire mieux que d’organiser en son sein les moyens de la lutte, nous dit-on (« On VOUS donne une salle pour VOTRE coordination et une autre pour projeter VOS films.. »)

Alors ?

Il y a dans chaque mouvement qui se développe deux points qui, moi, me semblent essentiels. Les objectifs et revendications du mouvement, qui dans le meilleur des cas débordent largement les simples vues corporatistes des uns et des autres et lui permettent d’intégrer un nombre plus large de participants diffusant plus globalement leurs idées. Le deuxième point peut-être plus important encore concerne les moyens que l’on utilise pour faire aboutir ces revendications. Parmi ces moyens, ce qui prédomine, c’est la structure que prend le mouvement, comment il s’organise, donc tout d’abord, et principalement quelles relations s’instaurent entre les participants.

La lutte permet, idéalement, au-delà des revendications, la possibilité pour chacun de s’éveiller à la parole et au dialogue, de grandir à l’intérieur d’elle, en s’écartant des rapports de domination qui sont ceux du monde du travail mais dont on sait qu’ils ne se créent pas uniquement à travers les rapports hiérarchiques, mais aussi par le langage. La dialectique du vous et du nous utilisée depuis le début du festival par l’organisation et par les membres de la coordination re-crée délibérément ou inconsciemment une forme de rapport hiérarchique, une distance entre ceux qui travaillent et ceux qui luttent. Les festivaliers étant eux invités à consommer (mais jamais à créer) du sens, de la parole et de l’événement. Pourtant, festivaliers, direction, bénévoles et membres des coordinations, sommes tous dans le même bateau.

Espérons que les événements des jours prochains permettent de réfléchir sur la notion même d’état d’urgence, sur les rapports nouveaux qui peuvent naître à l’intérieur d’états généraux.

Nicolas 2.50.1, alter mutant de Parisis


Appel pour la Chaise-Dieu le mercredi 20 août 2003 – rassemblement massif

Le Festival de la Chaise-Dieu est clairement une vitrine culturelle et politique. En touchant ce festival, nous voulons sensibiliser les élus et les membres du gouvernement qui ont participé à la validité de cet accord alors que beaucoup d’entre eux ont reconnu qu’il n’était pas satisfaisant.

Cette démarche culturelle et politique hermétique crée peu d’emplois et abuse du bénévolat.

« Haute-Loire, Terre des Festivals », « Haute-Loire, la Fête des Festivals », tels sont les titres des nombreuses brochures de l’Office du Tourisme. Nous ne pouvons pas être à la fois l’alibi touristique et économique des régions et les fossoyeurs. Nous défendons nos métiers, une culture pour tous, tous les jours, puisque nous vivons et travaillons en région.

C’est un festival coûteux et douteux : un abonnement à 1200 euros, prix moyens des places de 60 à 80 euros, et des places à bon marché, à l’abbatiale de la Chaise-Dieu, « de très inégale qualité d’écoute sans vue directe » (cf. programme.)

Oui, nous voulons continuer à faire entendre nos voix tant que le gouvernement fera la sourde oreille. Nous continuerons jusqu’au retrait du protocole et jusqu’à l’ouverture de nouvelles négociations.

Par notre présence à la Chaise-Dieu, le 20 août, nous voulons faire pression sur le gouvernement : J. Barrot, député, président du Conseil Général et président du groupe parlementaire UMP à l’Assemblée Nationale, et V. Giscard d’Estaing, président du Conseil Régional.

Depuis trois jours, sans violence, nous perturbons le bon déroulement des concerts du festival. Depuis trois jours, les forces de l’ordre sont de plus en plus nombreuses. Est-ce normal que les lieux culturels soient gardés par des CRS ?

Il est très important d’être présents sur le concert d’inauguration (mercredi 20 août à 16h à l’abbatiale). Nous appelons à un rassemblement massif à 12h à la Chaise-Dieu.

Appel de la Coordination Auvergne des professionnels du spectacle en lutte

Mariana Otero : « Proposer prend un caractère d’urgence »

Ici et ailleurs… Pendant quatre jours, quatre cinéastes donnent leur point de vue sur les conditions de production et de diffusion du documentaire dans leur pays : la France, l’Inde, la Russie et le Sénégal. Aujourd’hui, Mariana Otero, auteur-réalisatrice de Histoire d’un secret.

Que pensez-vous des conditions de production et de diffusion du documentaire en France aujourd’hui ?

J’ai commencé à faire du documentaire en 1989 pour La Sept diffusée alors sur FR3. Cette chaîne représentait une promesse d’ouverture de la télévision par rapport aux années précédentes. Un espace de liberté incroyable en termes de durée des films, de possibilité de toucher un large public… Pour La Loi du collège, la chaîne avait même accepté un tournage d’une année ! Diffuseur, producteur, créateur, nous étions dans un vrai rapport de collaboration, de recherche et d’expérimentation. Au montage, nous avions trouvé ensemble l’idée de transformer toute cette matière filmée en feuilleton documentaire. Une seule question comptait alors : que pouvions-nous faire de mieux pour le film ?

Mais au milieu des années quatre-vingt-dix, j’ai commencé à sentir que la télévision se refermait. Les  chaînes n’avaient plus un rapport de collaboration avec nous, mais presque de censeur. Aujourd’hui, le diffuseur impose les sujets et le format. Tout est à l’envers ! Nos interlocuteurs des chaînes de télévision nous disent : « Mettez-vous à la place du spectateur ! Il doit comprendre tout de suite. Ajoutez une voix off explicative ! Sinon, il va zapper ! » Ce qui était auparavant un choix est devenu une contrainte : le feuilleton est maintenant un « format » imposé pour coller à la case prévue à cet effet ! L’alternative est soit 52 minutes, soit 1h30. Sans compter qu’il faut tomber dans la bonne case l’année où on veut faire son film. Une série sur les adolescents est programmée, mais si vous avez eu la même idée l’année d’avant, quand la série n’existait pas, ou l’année d’après, quand la série n’existe plus, alors ce n’est pas possible. De plus, les diffuseurs ont le pouvoir de décision mais ils n’arrivent même pas à la prendre : il faut attendre très longtemps pour qu’un projet soit accepté. Or, dans le documentaire, le B.A.-BA est de pouvoir filmer ses personnages ou son sujet de manière réactive. Dans cette attente, le désir de film s’émousse aussi.

Dans ce cadre, quelle est votre marge de création ?

Pour Histoire d’un secret, j’ai décidé de me tourner vers le cinéma. Et beaucoup de documentaristes le font. J’y ai retrouvé la liberté que je n’avais plus à la télévision. Il y a le producteur et moi, c’est tout ! Au cinéma, personne ne nous impose de cahiers des charges, personne ne nous force à considérer le spectateur comme un idiot. Je n’avais aucune envie de m’entendre dire : « Là, on ne comprend pas qui est qui ; il faut tout de suite révéler la teneur du secret au spectateur pour capter son attention ». Les télés sont persuadées que le spectateur existe, elles le formatent. Mais elles se trompent : le spectateur n’existe pas avant que le film soit là ! C’est le film qui construit le spectateur.

Bien sûr, le budget d’un film documentaire est plus difficile à monter au cinéma qu’à la télévision. Ce qu’on gagne en liberté, on le perd en argent… J’ai obtenu l’avance sur recettes (elle est moins importante que pour la fiction et peu de documentaires sont acceptés). Il faut ensuite trouver un financement auprès des chaînes, mais elles mettent peu d’argent et très rarement pour le « documentaire salles ». Restent les conseils généraux, régionaux, quelques subventions par-ci par-là. Si on tourne en vidéo pour le cinéma, le kinescopage prend presque un tiers de la subvention du CNC… Pour la distribution, on ne maîtrise pas le nombre de salles, le contexte général dans lequel sort le film… Un orage… et une projection peut être annulée ! C’est un peu angoissant, mais au moins, ça vit ! Le temps du film en salles est un temps long. Je vais accompagner Histoire d’un secret au cours des projections, des débats… À la télévision, une fois le documentaire programmé, c’est terminé !

Que voyez-vous comme évolution à court, moyen ou long terme ?

Si, en plus des problèmes de diffusion, de financement et de distribution, nous perdons l’assurance chômage, je ne sais pas comment nous allons faire. Nous continuerons de faire les films de toutes façons… mais j’ai du mal à imaginer comment. Je me dis qu’il va y avoir un changement du protocole, un aménagement, que c’est impossible qu’il reste en l’état. Sinon, on touche le fond ! Je perçois une prise de conscience, une volonté de tout remettre à plat. Des contacts avec des organisations d’autres pays européens sont pris. Producteurs, réalisateurs… tous se rapprochent pour réfléchir et proposer. Car toute la production est en péril, et pas seulement celle du documentaire. À Lussas, en commissions, nous réfléchissons notamment pour créer des coopératives de distribution, imaginer des sorties en béta, demander des fonds au CNC pour kinescoper les films…

En même temps, il ne faut pas abandonner la télévision ! Collectivement, nous pouvons être un moyen de pression sur les chaînes pour qu’elles détachent leur programmation de l’audimat. Mais ça ne peut être qu’une action politique, au sens fort du terme. Comment se réapproprier la télévision ? Les propositions ne sont pas forcément toutes nouvelles : augmenter la redevance, l’inclure directement dans l’impôt sur le revenu (il n’y a aucune raison que les seuls possesseurs de téléviseurs payent la redevance), taxer les marchés publicitaires… Mais, dans le contexte de confrontation de deux logiques opposées, l’une ultralibérale et l’autre solidaire, ces propositions prennent un caractère d’urgence.

Propos recueillis par Sébastien Galceran

Une plus ample écriture du mouvement

Dans Les Statues meurent aussi, film réalisé il y a un demi-siècle déjà, Alain Renais, Chris Marker et Ghislain Cloquet dressaient un constat amer sur la manière dont le regard occidental avait dévalué l’art africain. En l’intronisant dans les musées au rang d’objet de contemplation esthétique, suggéraient-ils, les Européens avaient coupé l’art produit en Afrique de son contexte : «  Au pays où toutes les formes signifiaient, où la grâce d’une courbe était une déclaration d’amour au monde », où tous les éléments naturels étaient convoqués dans un objet où se mêlaient l’utile et le beau, où créer enfin signifiait faire revivre les morts pour les intégrer dans un grand tourbillon où se recompose le cosmos – jupes rituelles en paille, masques d’homme et de bête, végétaux comestibles gravés sur des cuillers et des plats… –, l’art s’était peu à peu coupé de ses racines vives, attaché à devenir extérieurement beau (ou ressemblant) et transformé en une industrie d’objets d’artisanat inertes.

Cinquante ans plus tard, au moment où il dirige l’objectif de sa caméra sur des danseurs africains, le cinéaste belge Benoît Dervaux semble conscient de cet écueil. Il sait qu’il collabore avec un autre artiste belge, le chorégraphe Heddy Maalem, et qu’il filme pour un téléspectateur européen (Black Spring est co-produit par Arte). Dans une des premières scènes du film, il pose lui-même le problème. « Vous voulez voir de la danse africaine ? » demande un danseur à la caméra. « Alors il faut payer pour cela », poursuit-il, avant de produire ironiquement une collection de gestes circonstanciés – « Est du Nigeria », « Ouest du Nigeria » – où la danse, jadis rite sacré où le danseur livrait son âme en partage, devient une bribe de spectacle exécutée sur commande.

Une fois réalisée cette figure imposée, comme un thésard aurait préalablement défini l’état de l’art et les limites méthodologiques de son exercice, le propos de Dervaux peut s’articuler. Pour lui, il s’agit de réconcilier le danseur africain avec lui-même et avec son environnement physiquement proche, de le dégager, justement, d’une forme déterminée par le regard européen. Une entreprise paradoxale et difficile, qu’il aborde en tentant de renouer trois liens essentiels. D’abord les liens qui unissent le danseur africain avec le sol qui l’a vu naitre. Dans les premiers plans du film, une jeune femme prostrée prend le temps d’explorer la rugosité du sol, y déployant toute la surface de son corps, face, dos, mains, pieds. En un curieux échange où les matières se mêlent, la sueur de la danseuse humecte le sol tandis que des grains de terre viennent se fixer sur sa peau.

Ensuite les liens entre le danseur et l’environnement dans lequel il vit. La relation avec les éléments naturels est mise en valeur par l’amplification sonore des fluides qui traversent les corps, air expulsé par de brusques soupirs ou eau des viscères secouées par l’ondulation d’un bassin. Le lien avec l’environnement visuel est souligné par la caméra, qui capte en extérieur des scènes de l’Afrique contemporaine. La précision du montage permet de prolonger la course d’un danseur par celle d’un autre corps dans une rue ou par le défilement circulaire d’arbres dans un paysage asséché, comme s’il existait un dialogue permanent entre ce que le danseur voit et la chorégraphie qu’il déploie. Ainsi s’élabore un discours à plusieurs médias (image, son, danse), où le cinéaste dilate la démarche chorégraphique et participe d’une plus ample écriture du mouvement.

Le film tente enfin de renouer les liens entre les danseurs eux-mêmes, par de fugitifs essais de chorégraphies d’ensemble. Lors de ces ballets, on croit assister à l’accouchement progressif d’une identité collective, par exemple dans le dernier duo où un homme et une femme se portent mutuellement. Leurs peaux se caressent lune l’autre en une ronde hésitante où s’esquisse pour la première fois un mouvement apaisé, à la fois endolori et troublant, essai de co-naissance qui débouchera peut-être sur un enfantement.

Benjamin Bibas

L’ennemi intérieur

Déraciné après sa fuite du Cambodge en 1979, Rithy Panh effectue depuis maintenant plus de dix ans un patient travail documentaire destiné à restituer la mémoire à ceux qui ont vécu la dictature khmère rouge. Depuis les tortures et les exécutions orchestrées par le régime communiste entre 1975 et 1979, les souvenirs se sont étrangement atrophies, laissant des plaies béantes et une incapacité à penser le génocide. S21, la machine de mort khmère rouge, revient sur l’histoire de cette tragédie à partir du témoignage de rescapés du camp et de ceux qui ont participé à la politique d’élimination d’une partie du peuple cambodgien. L’artiste s’empare de la liberté que son déracinement lui lègue : offrir une voix aux âmes suppliciées pour répondre à un devoir de mémoire.

Il endosse cette responsabilité avec un choix de mise en scène radical en réunissant anciens bourreaux et ex-vic-times dans l’espace du camp S21, devenu aujourd’hui musée du génocide. Ce face-à-face, qui instille le doute vu l’ampleur du traumatisme de la société cambodgienne, questionne immédiatement le spectateur. Le cinéaste prétendrait-il rendre justice à la place des autorités de son pays ? Ne prend-il pas le risque de figer les individus dans leur statut de bourreaux et de victimes en suscitant la parole dans un cadre collectif impropre à libérer la parole individuelle ? Cette dernière serait-elle à ce point sclérosée que seul un travail de reconstitution filmée des traumatismes parviendrait à faire émerger une mémoire collective ? De toute évidence, cette dernière hypothèse semble être celle de Rithy Panh.

D’abord ébranlé par la violence potentielle de la confrontation, le spectateur comprend vite que le cinéaste s’attaque à la béance qui fige les mémoires. Il faut en effet laisser le temps de son déploiement à la parole des témoins pour comprendre que la rencontre fortuite – mais cela, le film ne le dit pas – entre les anciens « ennemis du peuple » et les ex-Khmers rouges, parvient, en dépit de la violence qu’elle ravive, à créer les conditions d’un travail de mémoire commun. Chez ces hommes qui se souviennent, une profonde traversée intérieure – perceptible par la quasi-absence de regard-caméra – est à l’œuvre : lentement les strates de la mémoire se détachent et libèrent avec elles les souvenirs du camp.

Le désensevelissement des blessures enfouies au plus profond des êtres met alors à jour le moteur de la machine de mort. Ce processus cathartique se déroule grâce à la multiplication des lieux d’ancrage de la parole : lieu réel du camp, lieu mental du souvenir, et lieu symbolique des peintures qui servent d’exutoire à un ancien prisonnier ou encore des centaines de photographies officielles des victimes prises à leur entrée dans le camp.

Par la jonction que crée Rithy Panh entre l’univers mental des témoins et l’espace carcéral de l’ancien camp, le langage laisse parfois la place à la mobilisation du corps. Les gestes se succèdent à l’occasion de reconstitutions auxquelles se prêtent les ex-bourreaux. Dans une de ces scènes, un homme se met à faire des allers-retours le long d’un couloir, entre la porte d’une cellule et ses fenêtres grillagées derrière lesquelles on imagine des prisonniers entassés. On le voit frénétique, occupé à ses allers-venues et à ses injures. Sa cadence infernale ne cesse que lorsque le plan qui semblait ne jamais devoir finir s’interrompt enfin. Devant cette reproduction millimétrée de gestes criminels et d’invectives advient une sourde inquiétude : ces mises en scène provoqueraient-elles la résurgence d’une certaine forme de sadisme de la part des anciens tortionnaires ? On se surprend à imaginer une tare, une sauvagerie définitive chez ces hommes. Seraient-ils fous ? À force de lutter contre la vacuité de leur mémoire, la folie portée en germe les aurait sans doute ravagés.

C’est dans sa tentative de rendre visible ce qui ne peut se représenter et de dire l’indicible par des reconstitutions et un travail sur la parole filmée que Rithy Panh parvient au contraire à libérer de cette menace. La caméra est le témoin d’un lent processus de mise en surface des souffrances et des culpabilités. Par la libre confrontation entre les anciennes victimes et leurs ex-bourreaux, la parole se défait lentement de ses dénégations pour accéder à la conscience de la tragédie : le régime communiste a inventé des lois tyranniques pour forcer les gens à mentir et des hommes ont fait l’objet d’un dressage pour trouver un ennemi au régime et le détruire.

On saura, par la bouche des anciens tortionnaires, comment les tortures étaient scrupuleusement infligées. De la soumission à la sauvagerie, le chemin est court, les anciennes victimes n’ont de cesse de le rappeler, scrutant tes regards opaques de leurs ex-bourreaux à la recherche d’un sujet qui demanderait pardon. De leur côté, les hommes jadis endoctrinés par le régime sont en proie au chaos qui les secoue. Tour à tour, ces témoins semblent faire l’expérience, vingt ans après, d’un lent processus de réappropriation de leur identité. Apparaît l’espoir d’une reconstruction du lien invisible entre les êtres et contre la barbarie. Les âmes errantes viennent peut-être de trouver une amarre en la personne de Rithy Panh.

Sandrine Vieillard

Impressions du Liban

Si Sous le ciel lumineux de son pays natal commence par l’évocation d’un cimetière, celle-ci se double aussitôt de celle d’un sautillement insouciant sur les tombes. Un paradoxe en guise d’ouverture qui donne le ton : ce film ne sera pas le lieu d’un discours linéaire et monochrome sur Beyrouth, la guerre, l’exil et la mémoire, mais d’un poème subjectif, aléatoire et polyphonique sur ces mêmes thèmes. Franssou Prenant a choisi trois femmes nées au Liban, qui ne seront pour nous « que » des voix. Pourtant, elles emplissent l’espace du film d’une (omni)présence intense et chaleureuse, qui procure parfois l’émotion des confidences faites dans le noir. Trois voix alternées comme les soli d’une cantate dont la partie d’orchestre serait tenue par l’image. Trois tessitures aux accents différents : une voix grave qui roule les r, une voix jeune et volontiers ironique, la troisième enfin au léger accent arabe.

Dans ces témoignages successifs s’articulent de façon très rythmée paradoxes et dichotomies entre le Liban d’avant la guerre et celui du quotidien pour celle qui a décidé d’y vivre de nouveau ou pour celle qui y revient quelques semaines en vacances. Discontinuités entre éléments du souvenir, du rêve et de la réalité.

It est difficile au début, et c’est là un autre paradoxe du film, d’identifier à coup sûr « d’où parlent » chacune des narratrices, pourtant investies de la responsabilité de nous faire partager un peu de la mémoire de leur pays. Comme si Franssou Prenant avait voulu éviter le piège de la désignation identitaire qui corrode depuis plus de vingt ans la société libanaise. En écho à notre échec pour relier immédiatement ces femmes à leur communauté d’origine, résonnent leurs propos sur une génération privilégiée qui a connu le Liban laïque et métissé d’avant les années quatre-vingt, et sur la crispation identitaire qui a accompagné la guerre et produit la douloureuse fragmentation de la société libanaise.

Peut-être faut-il reconnaître le projet de Franssou Prenant dans l’évocation sensuelle des paysages de Saïda et de Baalbeck. Récits colorés et parfumés de celles qui se remémorent les vergers d’orangers en fleurs, les étals de menthe fraîche, la mélasse de caroube de l’enfance. Parce que cet univers de couleurs et de parfums, ça te remplit.»

C’est vers cet idéal que tend le film : celui d’une expérience sensible totale, jusqu’à la plénitude. « J’ai toujours rêvé d’aimer un homme comme j’aime la salade de thym » avoue une voix. Envahissement sublime de l’individu par toutes les formes de sensualité, abandon de soi à une avalanche de stimulations multiples. Images, couleurs, sons, matières presque, tant la pellicule a du relief et de l’épaisseur, ceux du « grain » du super 8 et du 16 mm. Aucun lien immédiatement signifiant entre les paroles off et les images. Enfants qui plongent dans la mer, ciel, visages, immeubles en ruines, chantiers, rues, pierres, objets, terre…

Illustration poétique des lieux du Liban, Sous le ciel… rend compte de la superposition de vies, d’images en un même lieu. Avant/après la guerre. Avant/après l’exil. « Tout est pareil. Familier. Mais rien n’est pareil. » Dans les ruines de la ville, on lit en symétrie les ruines de la mémoire. De nouveaux noms de rues ou de places ont été choisis. Absence de repères. « Je ne sais plus rien. Mais ça me soulage. Un terrain vague c’est fabuleux. » « Y’a tellement rien que tu peux t’illusionner. Tout n’est pas fini, ordonné, y’a encore de la marge. »

Est-ce Beyrouth qui imprime sa géométrie dans la psyché de ses habitants ? Les pleins et les vides de la ville, ses formes apparentes et sa géographie détruite, « gommée » contaminent-ils les représentations que forment les Beyrouthins, d’aujourd’hui ou d’hier ? Ou au contraire, ses habitants puisent-ils dans cet environnement « en construction » métaphores et images, matière à penser, à relier et à comprendre leur propre histoire ?

Sous le ciel… explore les mouvements de la pensée qui relient passé et présent. Et propose au spectateur d’inventer sa déambulation le long de pistes multiples, à l’intérieur d’une mosaïque dense, d’un collage musical d’images et de mots, toujours nimbés de lumière. Et munies de ce lumineux viatique, les promenades méditerranéennes n’en sont que plus belles.

Céline Leclère

« Les cinéastes ne sont pas des saints »

Ethnologie cinématographique ? Cinéma ethnologique ? On ne sait trop comment qualifier les films de Stéphane Breton. Une chose est sûre, c’est qu’il y déploie, depuis Eux et moi (2001), un rapport peu saisissable à son objet d’étude, la société des Papous d’Indonésie. Et son mode narratif quitte parfois la description pour s’évader dans l’onirisme, comme dans Le Ciel dans un jardin. Pour en avoir le cœur moins flou, nous avons rencontré Catherine Rascon, monteuse et complice d’écriture des deux films.

Comment avez-vous travaillé le montage du Ciel dans un jardin ?

J’ai d’abord écouté Stéphane Breton. Il ne m’a pas raconté un film, il m’a parlé de sentiments. « Dans la vie, il n’y a pas d’histoire, pas de début ni de fin », dit-il, « il y a des bribes de choses qui se croisent et qui fabriquent le quotidien ». De même, ses rushs étaient extrêmement décousus. On a sélectionné empiriquement ce qui nous paraissait le plus sensible. Ensuite, mettre cette matière en ordre a été compliqué. Le Ciel dans un jardin est un film sensuel, son mouvement est intime. Il n’y a pas de chronologie mais plutôt des moments en contact. C’est une conception très excitante pour une monteuse, mais cela risquait de donner un film contemplatif, difficile à « lire » pour le spectateur. D’où l’idée de la voix off, qui doit tendre le regard vers l’auteur. Pendant le montage, Stéphane Breton est parti quinze jours. Il est revenu avec une vingtaine de feuilles de commentaires, sans ordre. Des choses très petites, des bribes de poésie concernant le bois, la fièvre… Il a écrit exactement comme il avait filmé. Après, on a retravaillé le montage en sons et en images, de la même manière. Les divers éléments n’entrent pas directement en relation, ne forcent pas le discours. Au final, cela donne un montage en échos, des histoires d’allers-retours entre différents moments que sa mémoire appelait.

Stéphane Breton est un ethnologue qui filme son objet d’étude. D’après vous, quel point de vue adopte-t-il ?

Au moment où il a entrepris Eux et moi puis Le Ciel dans un jardin, cela faisait curiosité envers lui. Il s’y est installé avec son ordinateur, en se disant : » je ne vais pas faire semblant de vivre comme eux, je veux rester ce que je suis et, en cette qualité, approcher les autres ». Dès lors, les gens n’ont plus eu peur, ils se sont dit : « nous on a nos arcs et lui sa caméra, c’est son boulot ». Il a alors développé un rapport très intense avec eux. Dans les rushs d’Eux et moi, il y avait déjà des moments de contemplation : dégustations au coin du feu, fumée, nuages… Ces petites choses faisaient partie de sa vision, il voulait les monter. Mais cela donnait un film difficile, entre l’introspection et la description. Finalement, on a enlevé ces moments, puis on les a intégrés dans Le Ciel dans un jardin. Ce deuxième film se veut une suite, comprenant tout ce que l’auteur n’a pas pu faire dans le premier. On y trouve quelque chose d’extrêmement tendre et pacifié dans les relations. C’était son dernier voyage. Il prenait le goût de tout ce qu’il allait devoir quitter.

Par exemple, il n’ose pas dire à ses amis Papous qu’il les voit pour la dernière fois. C’est humain, les cinéastes ne sont pas des saints. Dans Eux et moi, le désir de Stéphane Breton était de faire apparaître quelque chose que les ethnologues répugnent généralement à montrer : le rapport marchand qu’ils ont à leur terrain. Il essaie de ne pas être malhonnête, de ne pas faire croire qu’il n’est traversé que par de belles émotions… Dans Le Ciel dans un jardin, la musique contemporaine – Pascal Dusapin, Pavel Haas… –, c’est un peu la même chose. Les gens peuvent être outrés. Mais on s’est dit que puisqu’on montait un film atypique, on pouvait faire tout ce dont on avait envie. Le film est comme un rêve, une pensée : la voix, la musique prennent un relais de mémoire, et on se met à regarder les images d’une autre façon, avec une autre distance.

Propos recueillis par Benjamin Bibas et Audrey Mariette