Elle et lui

À la manière d’un journal intime, Chantal Akerman, dans son propre rôle, nous fait partager le temps d’une cohabitation inopportune.

Une cohabitation imposée par la venue d’un ami à qui elle n’ose pas dire de partir. Une cohabitation qu’elle refuse au point de restreindre elle-même son espace de vie en s’enfermant aussitôt dans sa chambre.

Le cadre, exclusivement fixe, souligne le cloisonnement des pièces et plaque le personnage joué par Akerman contre les murs et contre les portes. La réduction de l’espace devient telle que bientôt le cadre ne délimite plus seulement les pièces, mais un espace intérieur plus restreint encore. Quant à l’espace sonore, il ouvre à l’autre un espace illimité, hors champ.

La présence de l’homme conduit le personnage d’Akerman à des exagérations burlesques. Le rythme de vie imposé par « l’ennemi », (les horaires strictes, les réveils, la chambre qui fait également office de bureau, de cuisine) rend vifs et gauches les gestes et la démarche du personnage féminin.

Face à la paranoïa qui la gagne (la restriction, l’isolation ne sont le fait que de sa propre volonté), elle tente d’éviter toute rencontre avec l’intrus. La réalisatrice nous inclut volontairement dans la vision de son personnage en nous plaçant derrière elle, refusant par là même le point de vue de l’homme.

Le degré d’enfermement est fonction des préoccupations de cette femme isolée. Jamais celle-ci ne pense tant à cet homme que lorsqu’elle ne le voit ou ne l’entend pas. Alors entraînée dans un processus d’espionnage sonore, voir l’autre devient très vite indispensable.

Et lorsqu’elle ne veut plus ouvrir les portes ni regarder aux fenêtres, sa seule ouverture sur l’extérieur demeure l’image d’un téléviseur branché à une caméra vidéo placée sur le rebord de la fenêtre. La télésurveillance occupe son attente.

Ironie du sort, l’être trop attendu ne vient pas. Le silence amorce les signes d’un vide. Le couloir et les pièces désoccupées confirment une absence définitive.

Manuel Briot

Je me souviens…

Télévisions

Voix off introductive, images d’enfance en Super 8 et autres supports « biographiques » placés en ouverture sont devenus une sorte de formule magique permettant aux auteurs d’authentifier leur signature et de légitimer leur démarche. Mais le procédé s’avère être tellement systématique, qu’on peut se demander s’il n’est pas parfois le garant un peu facile d’une subjectivité qui peine à investir les films. La question est d’autant plus grande lorsque l’implication personnelle du réalisateur constitue le principal ressort du film : « je me souviens ». Comme un leitmotiv, la phrase de Georges Pérec relie plusieurs films récents présentés à Lussas cette année : La Quatrième génération, et quatre films de la sélection française : 33, parc des Courtillères, Les Descendants de la nuit, Folles mémoires d’un caillou et Une maison à Prague. « En 1959, j’avais sept ans (33, parc des Courtillères)… Je suis né en 1949 (Une maison à Prague)… Je suis un enfant de Lorraine (La Quatrième génération)… ». Ce sont les premiers mots prononcés à chaque fois.

C’est la source même de la quête, le point de départ d’un cheminement, mais d’un cheminement vers le monde. Car s’il y a recours au souvenir intime, c’est souvent pour mieux penser, voire intégrer l’Histoire. Inlassablement, la petite histoire devient l’ultime façon de se réapproprier la grande. Une maison d’enfance à Prague, peuplée des fantômes des générations précédentes, et c’est toute l’histoire du communisme en Tchécoslovaquie qui défile sous nos yeux. Une maison de campagne en Moselle et à travers l’évocation de ses habitants, c’est toute l’histoire de la Lorraine de 1870 à nos jours qui resurgit soudain.

À chaque fois, la démarche se fonde sur un retour, un voyage sur des lieux abandonnés : une maison, une île, lieux bien délimités et donc propices à l’investigation. Autant d’espaces porteurs de secrets et de blessures qu’il importe d’exhumer pour ne plus vivre dans une mémoire flouée. Il faut réparer ce que nos parents ont fait ou ont subi, réparer leurs oublis : le père antillais qui s’extasie devant Versailles sans savoir que c’est là que Louis XIV signa un traité de commerce d’esclaves (Les Descendants de la nuit), la fortune familiale restée cachée car liée à l’occupation allemande (La Quatrième génération). S’il y a recours au « je » de la voix off, c’est peut-être pour mieux se démarquer d’un « nous » (familial, national) qui a trop bonne conscience, qui ne cherche plus à se souvenir que dans la commémoration (en vogue ces derniers temps). Commémoration n’est pas mémoire, et ce travail-là ne peut se faire qu’au nom d’un « je » coupable car responsable. L’enjeu est le suivant : à la fois réparer pour mieux se démarquer, mais aussi pour mieux se réapproprier une histoire, s’y reconnaître et se reconnaître.

C’est ici que les films diffèrent et opèrent, avec plus ou moins de bonheur le retournement de la proposition : un « je » pas seulement prétexte à évoquer une certaine Histoire, mais lui-même transformé par cette évocation, et par le film. Car pour revenir au « je me souviens », le risque est souvent grand d’une compilation de souvenirs, plaquée sur un ordre prédéterminé, qu’aucune surprise, qu’aucune altérité ne traverse. On cherche à tout prix à se fixer un territoire d’appartenance, à se rattacher à une histoire, sans que la notion d’identité (au moins l’identité du narrateur) soit le moins du monde remise en cause. Il y a une obsession pour une territorialité de l’attachement qui relève parfois un peu de la pose : plus on a d’origines culturelles, plus on est riche. Dans La Quatrième génération, le narrateur regrette sans cesse « je n’ai rien à voir avec cette histoire », mais il insiste, répète, récapitule. Et si toutes ces figures fonctionnent très bien comme métaphores de l’introspection (on descend dans le temps par strates, arrêts, reprises), elles pointent, en alourdissant considérablement le rythme du film, la résistance d’un matériau qui ne se laisse pas transformer, désespérément imperméable qu’il est aux requêtes du narrateur (étranger au début, étranger à la fin).

C’est l’inverse qui se produit dans deux films, au dénouement opposé, mais traversés par une même intensité : Folles mémoires d’un caillou, de Mathilde Mignon et Une maison à Prague, de Stan Neumann. Le projet est a priori le même que celui de tous les films cités, celui d’une plongée dans le souvenir : une île, la Nouvelle Calédonie, où s’est suicidé un grand-père ; une maison d’enfance. Or, loin de la mélancolie programmée à laquelle on pouvait s’attendre (qui dit souvenir dit histoire déjà fixée, déjà jouée), les films vont s’écarter de leur projet initial et se laisser (sur)prendre au jeu du réel.

En suivant la trace d’un grand-père médecin dont il est dit qu’il savait tant écouter ses patients, Mathilde Mignon va à son tour écouter les personnes qu’elle rencontre sur son chemin, et se laisser détourner de sa quête. On a l’impression que la recherche d’une identité originelle, à la base de tous ces films de la mémoire, fait place ici à une dissolution de l’identité (la voix off, la présence bord cadre de la réalisatrice sont de moins en moins fortes, l’île de plus en plus « incarnée »). En abandonnant ce qui fondait au départ sa démarche, Mathilde Mignon finit par retrouver quelque chose de l’esprit de son grand-père. Elle disparaît, comme a disparu son aïeul, mais le souvenir a travaillé, malgré elle, dans les paroles recueillies. Paroles de croyance aux ancêtres, aux racines, aux lieux d’origine, soignant ou plutôt accompagnant la blessure originelle (le suicide du grand-père) dans des moments de cinéma d’une rare beauté (la cérémonie traditionnelle).

Le même principe gouverne Une Maison à Prague. Le film a beau être minutieusement construit et mis en scène, il n’en affronte pas moins les aléas du réel. Stan Neumann raconte les vieux démons qui hantent la maison (suicide du père, conflits familiaux) en ouvrant celle-ci aux raisons de l’Histoire, aux vents de l’extérieur. Les pièces et les étages jadis cloisonnés sont saisis dans leur continuité (portes ouvertes sur longs couloirs, escaliers, travellings passant d’une pièce à une autre), et le lien avec la ville est renoué, visible sous toutes les coutures. Surtout, la maison est racontée au travers de son passé, mais aussi au présent, via ses ultimes habitants. Grâce à ce dispositif, l’évocation du passé est sans cesse traversée du souffle des vivants. On pourrait même se laisser aller à penser que si, à la fin, la maison n’est pas louée (le film s’ouvre quasiment sur la rédaction de l’annonce de sa location) et reste entre les mains de la famille, c’est grâce à ce qui s’est joué dans le film. Car, au fond, il n’y a plus besoin d’ouvrir la maison au monde : de se débarrasser symboliquement d’un passé lourd à porter. Le film a pris en charge cette mise à jour, réglant les comptes (dans tous les sens du terme !) de la famille. Cette interpénétration finale du film et du filmé renforce le lien indissoluble qui attache le réalisateur à sa maison natale. Un lien qui serait presque cordon ombilical, tant la maison prend les allures d’un ventre maternel, un ventre qu’on a fouillé pour mieux renaître et se choisir une famille (la tante adoptée et non la mère biologique). La mémoire ne se dit pas sans ce qui en déjoue la fixité solennelle, apprêtée, mensongère. L’implication au présent du réalisateur (par le truchement de son cousin) a permis de reconstituer autrement les éléments du souvenir figé, et d’affirmer au final l’appartenance à une nouvelle famille, une nouvelle histoire qui peut recommencer.

Gaël Lépingle

Inch’Allah !

Dans le cadre de « Produire en région » nous avons rencontré Didier Nion et Gilles Padovani de Mille et une film, respectivement réalisateur et producteur du film Juillet… Une discussion à bâtons rompus autour des relations entre production et réalisation.

GP : Au départ il y avait un projet, une idée, une envie surtout. Mon implication, c’était de partir en repérages avec Didier pour voir les choses ensemble, pour en discuter et qu’on ait un échange. On est rentré fin juillet, il a fallu écrire un dossier et j’ai « tanné » Didier pour qu’il s’y mette.

DN : Là, son rôle est important parce qu’il prend conscience qu’une des faiblesses de « Didier » c’est peut-être de ne pas avoir écrit jusqu’à présent sur ses films. Là, je découvre avec l’écriture une nouvelle expérience, un truc que je ne connaissais pas à ce moment-là. La découverte même du plaisir d’écrire. Et ça fait du bien parce que tu as un ami qui est là.

GP : Didier, c’est le seul exemple de relation travail/amical… c’est pas toujours facile… C’est une forte personnalité et c’est vrai que je ne me comporte pas avec lui comme avec les autres réalisateurs. Du fait de cette personnalité et du fait de notre relation amicale.

DN : Je me suis déjà retiré de certaines aventures simplement parce qu’il n’y avait pas cette relation affective. Pour moi, toutes les grandes aventures partent de là.
Je ne veux pas être un artiste « produit », je veux que l’on partage ce risque. C’est pour ça que j’ai tenu à être co-producteur de Juillet… à hauteur de 50 %. Gilles a été d’accord. Ma réflexion, c’est d’être autant impliqué dans le financement d’un film que le producteur, d’avoir autant de responsabilités que lui. L’idée c’est ça ! Et du coup, ça élève ma propre conscience par rapport au travail. Savoir que c’est aussi une entreprise économique m’oblige à ne pas jouer au fou.

GP : Peut-être qu’on aura bientôt des problèmes, mais ça on verra. En même temps, aujourd’hui, le but du jeu c’est de trouver un distributeur pour que ce film sorte en salle. Les inconvénients, c’est d’être loin de Paris, donc loin des diffuseurs et des « soirées » où tu as des opportunités de rencontrer untel ou untel. Il y a eu une projection à Paris où j’ai essayé de faire venir quatre distributeurs. Aucun n’est venu. Mais on va continuer.

DN : Juillet… est en fait un film multi-régional. Des financements sont venus de Normandie, de Paris, de « Dieu » (le CNC). Il va être diffusé par Ardèche Images, et c’est une production bretonne. Est-ce que produire en région, ce n’est pas un petit peu tout ça ?… Lorsque Jean-Marie nous a appelés, on a dit oui, parce que Ardèche Images c’est les États généraux du Documentaire et c’est une belle aventure. C’est l’histoire d’un homme… et ça, ça me ressemble. Alors produire en région, je ne sais pas exactement ce que c’est, mais je trouve ça bien que ça finisse ici… Enfin, que ça finisse pour moi et que ça commence ici pour le film.
J’ai l’impression que le monde se transforme. Aujourd’hui, la manière de produire des films repose sur des vieux schémas. Mais si tu regardes les Depardon, les Kramer, enfin ceux qu’on connaît beaucoup, ils se sont investis dans leurs films et il y a une raison. C’est sûrement parce qu’ils ne veulent pas être dépossédés de leur travail. Ils vivent de ça, moi je n’invente rien.
J’ai passé l’âge d’aller voir un producteur pour lui demander de bien vouloir produire mon film, comme si c’était une chance. Si j’avais 18 ans et que c’était mon premier film, peut-être, mais ce n’est plus le cas. Aujourd’hui j’ai quarante ans. Jusqu’à présent ça fonctionnait de cette façon, le gars avait un projet, il le donnait au producteur… mais les producteurs ne font pas tous leur travail. Beaucoup ne se contentent de n’être qu’un relais. Parfois ils le font très mal et récoltent quand même.. C’est quelque chose de fragile, quelque chose qui ne marche pas à tous les coups. Si j’ai choisi cette solution, c’est d’une part pour en vivre, mais aussi pour relancer d’autres projets. Pour être libre aussi.
Et quand je dis que les vieux schémas sont un peu dépassés, c’est parce qu’aujourd’hui la société est en mutation et qu’un jour tout ça sera peut-être remis en question… Je ne sais pas… Ce sont les grandes questions des années à venir sur la propriété intellectuelle, artistique, ou sur la fabrication des films. Ce sont des choses qui vont bouger profondément. Par ailleurs, tu te responsabilises quand tu deviens producteur. Gilles fait son métier de producteur, je fais mon métier de réalisateur, mais on partage les risques. L’aventure, on la partage à deux… Et c’est une réflexion que d’autres devraient avoir sur leur travail.

GP : Moi je manque d’expérience, mais je ne sais pas si une société peut vivre avec tous les réalisateurs à 50 %. Les 50 % que je donne à Didier, c’est autant que je n’ai pas…

DN : Ce n’est pas 50 % que tu me donnes !

GP : C’est vrai, c’est 50 % que je te reverse.

DN : Là, les mots sont importants. Très importants même, c’est une question politique !

GP : Ce sont 50 % qui ne sont pas dans la société et qui ne me permettront pas de développer d’autres projets ou d’investir sur une écriture. C’est pour ça que je ne suis pas sûr que ce soit viable sur tous les projets.

DN : Ce que je veux dire c’est que chaque projet, chaque film, chaque auteur, chaque production a ses spécificités et sa propre philosophie à développer. Moi je n’impose pas une voie. Il se trouve que c’est possible avec Gilles et si ça n’était pas le cas avec lui ou avec un autre, je deviendrai producteur de mes films. Mais ce n’est pas mon métier… Ce regard sur la production me permet aussi de suivre le film jusqu’au bout, au cœur même du laboratoire. Pouvoir se retrouver tous les jours de la semaine avec les jeux de filtres dans les mains, pour construire la plus belle œuvre possible. Être présent jusqu’au bout du projet, le contrôler artistiquement et être conscient de ce que cela veut dire.

GP : Mais c’est vrai aussi que Juillet est un film sans diffuseur. C’est donc une liberté à la fois pour Didier et pour moi. Les films que je produis avec Didier ne sont pas des films que je produis comme avec les autres. Pour moi c’est un plaisir, c’est participer à une aventure de copains qui font des trucs ensemble et qui s’éclatent.

DN : Mais c’est pas le rêve de beaucoup de monde ça ? En tous les cas c’est le rêve que l’on a lorsque l’on a 20 ans et que l’on ne réalise souvent jamais.

GP : Il est évident que si un diffuseur s’était engagé sur un 52 minutes, ça aurait posé plus de problèmes. Il y aurait eu des contraintes.

DN : J’aurais été contraint à des choses, certes, mais il y aurait eu des négociations sévères. C’est sûr que je n’aurais pas lâché aussi facilement que ça. Je n’ai jamais, jamais supporté la case, le format. L’idée c’est de suivre qui tu es, de ne pas se trahir. Ça c’est un mot qui revient souvent chez moi, et aujourd’hui ça me donne raison. Mes films ne sont pas et ne seront jamais formatés. Jamais, jamais, jamais. Toute ma vie je me battrai là dessus. Enfin je l’espère. Inch’Allah… Ne lâchons pas, ne lâchons pas… soyons libres !

Propos recueillis par Bruno Dufour, Francis Laborie, Teresa Piera, Arnaud Soulier

On n’a pas le temps de pleurer

Face à l’accumulation insensée de la douleur, il faut faire un choix : la révolte ou la résignation. À partir d’un doute politique, existentiel, Catalina Vilar construit une fable sur le devenir de la Colombie. Elle établit la possibilité d’un dialogue entre des forces opposées comme dans une tragédie classique, en séparant les forces du bien et du mal. Elle commence sa fable, à la première personne, en imaginant un passé bucolique au bidonville qu’elle filme.

Ce bidonville est l’espace du documentaire. Le temps pourrait être celui d’une année scolaire. Les protagonistes sont les élèves d’un lycée de Santo Domingo, en train de s’éveiller. Le rêve de la jeunesse contre une réalité de cauchemar. Un professeur pose les règles du combat : la connaissance lucide du passé pour agir sur le présent. Les élèves doivent fouiller le passé de leurs familles pour élaborer la chronique de leurs histoires. Ainsi, seront mises en lumière les blessures de la Colombie. Le professeur, alter ego de la réalisatrice, veut démontrer que le temps joue avec des miroirs : passé, présent et futur peuvent être la même chose s’il n’existe pas d’éveil de la conscience. Comme les reflets de ce jeu, les journaux des élèves vont tracer le voyage vers nulle part, la mort étant souvent la destination de leurs familles. Tous les maux qui freinent la vitalité du pays se dessinent à partir de ce moment-là : le narcotrafic, l’alcoolisme, la milice, la fuite du monde rural, la violence subie par les pauvres, la maltraitance des femmes, la lutte pour un morceau de terre… Et Dieu par-dessus de tout. Le catholicisme, formateur des esprits, les nourrit tout en les assujettissant. Il est la consolation pour ceux qui ne sont maîtres de rien, pas même de leur propre vie.

La fable de Catalina Vilar construit des symboles. Elle choisit les narrateurs du film parmi les élèves du lycée : une jeune fille et un jeune homme qui lisent leur propre journal. Leur parcours est le fil conducteur du film. Les problèmes familiaux de ces élèves agissent comme reflets des conflits du pays. La jeune mère qui, au début du film, va au cimetière pour interpeller son compagnon mort, y retournera à la fin pour témoigner de l’impossibilité d’accepter plus de violence. Le jeune homme, lui, incarne la fuite vers le monde intérieur. Il se réfugie dans la musique des mots parce que le requiem interminable de la Colombie l’empêche d’apprécier la parole des siens. Son réveil consistera à retrouver le chemin perdu : « J’ai peur de ma propre réalité, j’en préfère d’autres… J’embrasse Dieu parce qu’il n’existe d’autre théâtre que celui de ma propre famille. Mon Dieu ! Je suis poète ! ».

On dirait que Vilar veut accompagner ces élèves à travers leur évolution, jusqu’à ce qu’ils soient maîtres de leur avenir. Mais comment se confronter à cet avenir quand, plus qu’une promesse, il semble une menace. Le film projette des espoirs, mais révèle aussi des échecs. Ainsi lorsque le professeur essaie de démontrer qu’âme et corps sont indivisibles, alors que la réalité répond qu’esprit combatif et tragédie quotidienne sont difficiles à assembler.

La passion démesurée pour la vie de la jeunesse colombienne se porte comme un stigmate. Seul Dieu, le néant, peut consoler du vide. Entonner une chanson peut sauver alors du silence de la mort. « Tu souffriras, tu pleureras, le temps de t’habituer à perdre, ensuite tu te résigneras… ».

Teresa Piera

Le film au long cours

On a pu voir hier un montage des rushes du film inachevé d’Eisenstein Que Viva Mexico. Signé Jay Leyda, ce montage de 225 minutes a permis de redécouvrir une œuvre connue jusqu’ici sous une forme plus courte et remaniée, celle de Gregori Alexandrov. Sa présentation nous a donné l’occasion de rencontrer Valery Bossenko, chef adjoint du centre d’information Gosfilmfond.

Quelle est la principale différence entre les deux versions ?

Elle est directement liée à la personnalité de leurs auteurs. Alexandrov a été l’assistant d’Eisenstein sur le tournage, c’est aussi un réalisateur de comédies plutôt légères mais il ne peut en rien prétendre au talent d’Eisenstein. Pour moi, sa version du film est une trahison. Il a essayé de reformuler le désir de celui-ci, mais son conformisme ne lui a fait atteindre que des petites fables, des parcelles du projet initial. J’étais consultant du matériau d’archives au moment de son montage et je me souviens que le groupe de réalisation d’Alexandrov, avait à un moment, décidé d’aller retourner au Mexique, soit 47 ans après, les scènes qui manquaient… et en plus en couleurs ! Heureusement, il n’y a pas eu assez d’argent ! La bande musicale qu’Alexandrov a plaquée est très basique, très commerciale. Pour illustrer une chansonnette, il a lui-même rajouté un plan de tourne-disque… Je ne sais même pas si ce type de tourne-disque existait à l’époque ! Mais Alexandrov a toujours revendiqué une grande parenté avec l’œuvre d’Eisenstein : en 1975 il avait déjà fait une nouvelle version du Cuirassé Potemkine, sur une musique de Chostakovitch… Jay Leyda c’est tout l’inverse. Il a été le disciple d’Eisenstein et a conservé toute sa vie une grande admiration pour lui, et c’est vraiment par dévotion à l’œuvre de son maître qu’il a conçu ce montage.

En quoi sa version est-elle plus fidèle au projet d’Eisenstein ?

Tous ceux qui, jusqu’à lui, avaient travaillé sur ces rushes, les avaient investis de leurs propres préoccupations, de leur subjectivité. Jay Leyda est le premier à présenter le film de manière brute et objective, sans faire de choix quant à la narration ou à l’esthétique. Il a préféré focaliser l’attention du spectateur sur la composition des cadres, sur le travail quotidien d’Eisenstein et sa manière d’opérer. Ainsi, sa façon de travailler avec des acteurs non professionnels, ou bien sa préoccupation constante pour l’architecture et l’art indien. Eisenstein avait fait une grosse préparation livresque avant de partir pour le Mexique. Il a utilisé des éléments de la tradition populaire, des danses, la cérémonie funéraire du « deux novembre ». Beaucoup d’autres sources aussi, comme le travail de la photographe italienne Tina Modotti, qui avait fait des recherches visuelles sur le Mexique, ont nourri sa conception des cadres. Ceci dit, le scénario a été écrit au fur et à mesure du tournage !

Vous connaissez le film par cœur depuis de nombreuses années, mais y a-t-il encore un passage qui vous émeut particulièrement ?

Peut-être l’épisode de la fête des morts, dans l’épilogue ; Au premier plan les masques de morts, énormes, à l’arrière plan le mouvement des manèges. Les masques ont les yeux vides, mais le mouvement du manège s’y reflète comme s’il faisait renaître le mouvement des yeux. Ce qui est formidable, c’est aussi la façon dont les différentes séquences se relient les unes aux autres par des détails visuels. Ainsi à la fin de l’épisode de Maguei, les bottes du propriétaire terrien foulent le sol autour des têtes des paysans enterrés jusqu’au cou. Ces bottes portent des éperons qui s’impriment très fortement dans l’œil et la mémoire. Or, dans l’épisode du jour des morts, un des participants déguisé en squelette porte aussi des éperons, et on y prête énormément d’attention. Ce n’est pas seulement une trouvaille formelle, c’est aussi significatif des particularités de classe qu’Eisenstein voulaient faire apparaître dans le film.

Propos recueillis par Gaël Lépingle et Christophe Postic avec l’aide de Laurent Aït Benala

De l’inconvénient d’être femme

Plan fixe, fond noir, cadre serré sur le visage d’une femme. Tous les plans du film possèdent ces caractéristiques. À l’exception de quelques travellings de paysages urbains, ponctuant la parole, créant essentiellement un effet de contraste par la lumière et le mouvement. On est d’abord troublé par la simplicité du dispositif. Le sentiment de manque domine. Envie de voir les mains, les corps, les lieux… Et puis imperceptiblement, l’attention s’accroît, devient plus dense, la parole de ces femmes prenant toute la place. Cinq femmes donc, qui disent le mariage, le leur, et les réflexions qu’elles en tirent. La parole, libre, circule d’une femme à l’autre, les parcours se croisent, se ressemblent, parfois s’opposent.

Qu’il soit imposé ou non le mariage, reste l’aboutissement d’une éducation où le rôle des femmes se cantonne essentiellement à servir les hommes. L’enfance, lieu de fabrique de la servitude des femmes. Servir le père, les frères, d’abord, pour mieux servir le mari, les enfants, ensuite.

Pour l’une, cet événement, imposé par son père à l’âge de quatorze ans, a signifié l’arrêt de ses études. Pour une autre, ce fut une « opportunité » pour venir en France. En revanche, deux d’entre elles ont choisi leurs maris. Ce sont les seules qui les nomment, parlent de leur couple, des rapports qui s’y nouent. Pour les autres, ce « il », absent, semble demeurer un éternel inconnu.

La virginité, et sa preuve, exigée, exhibée, continue à faire peser sur les femmes le poids du sang et des larmes. La description de la nuit de noce, véritable viol officiel, est d’autant plus terrifiante par ce qu’elle sous-tend. Deux univers qui se côtoient sans jamais se rencontrer. Plus tragi-comique, l’évocation de la demande en mariage. Mais qui ne dit pas autre chose. Cependant, tout n’est pas aussi radical et la rencontre reste possible. En témoigne celles qui parlent de leur épanouissement, y compris grâce à leurs maris, et souvent contre leurs familles. Leurs aspirations enfin. Conduire une voiture, rêve de petite fille. Apprendre à lire et à écrire, travailler… Un désir d’indépendance qui ferait d’elles des femmes plus libres

Ainsi, le choix d’une mise en scène minimale, malgré les réticences initiales, a peut-être permis que l’émotion soit au rendez-vous et que la rencontre ait bien lieu. Reste alors le souvenir émouvant d’un flux de parole, miroir de fragments de vies. Et des mots maladroits, définitifs, pour dire la souffrance du mariage subit, comme on subit le mauvais sort, « Ma famille était heureuse, moi, malheureuse ».

Sabrina Malek

Corps à corps

La figure de l’idiot trace des lignes de fuite inédites non seulement dans la cité, mais aussi dans ce qui demeure l’une des principales préoccupations du cinéma : l’enregistrement du corps. Comment le cinéma peut-il se saisir, en effet, d’une figure volontairement maintenue hors des limites d’atteinte du regard ? Quelques films, croisés dans différents séminaires, tentent de rendre visible la face cachée de ce que l’on nomme, un peu trop rapidement, la folie. Pour mettre à jour ces visibilités, la question de la forme est, bien évidemment, centrale. Face aux apitoiements faussement consensuels ou aux rejets dont l’idiot (ou le fou) est le plus souvent victime, Jacques Gaumy 1, avec une économie de moyens remarquables, a choisi d’enregistrer des « temps faibles » 2. C’est-à-dire des moments, comme le note Raymond Depardon à propos de son travail photographique, où « il n’y aurait aucun intérêt, pas de moments décisifs, pas de couleurs ni de lumières magnifiques, pas de rayon de soleil (…) l’appareil devenant une espèce de caméra de télésurveillance ». En ce sens, Jean-Jacques, Chronique villageoise, n’est absolument pas spectaculaire. La caméra enregistre les déambulations journalières du personnage, idiot du village, dans son environnement quotidien. De l’épicerie au bistrot, du cimetière à l’école, de cérémonies festives en ballades au bord de mer, Jean-Jacques dérive sans but précis. Ce principe d’incertitude, qui est au travail dans les images, est accentué par l’absence de commentaire (et la quasi-absence de questions). Cette volonté de gommer tout effet superflu d’illustration ou d’interprétation ouvre un champ de possibles pour le spectateur. Il en résulte une espèce de vacillement, une sorte d’indécision, et c’est cet espace flottant que le réalisateur et son personnage nous proposent d’habiter. Cette possibilité aurait été impossible si Jean Gaumy avait opté pour une mise en scène excessivement dramatique, focalisée sur la phénoménalité du personnage, pointant ses déficiences physiques. En abandonnant Jean-Jacques à la durée des plans, dont on ne sait pas où ils vont nous mener, Jacques Gaumy permet à un jeu étrange d’advenir. Ce jeu relève de la traque entre le filmeur et le filmé, mais d’une traque où celui qui prend l’initiative n’est pas toujours celui que l’on croit. Parfois la caméra semble mener la danse. Le visage de Jean-Jacques, happé par l’objectif, s’empêtre dans les rets de la composition, l’image dévoilant alors la belle matérialité de ses traits et la vivacité de son regard. À d’autres moments, c’est Jean-Jacques lui même qui entraîne la caméra dans son sillage jusqu’à, quittant le cadre de l’image, la perdre momentanément en route.

Sur un autre versant et pour tenter de « rendre compte » de l’autisme, le beau film de Renaud Victor, Ce gamin-là, se concentre lui aussi sur les gestes du quotidien. Des gestes d’autant plus prégnants qu’ils sont effectués par des enfants pour lesquels la parole, fortement altérée, n’est pas un outil de communication. Préparer le repas, mettre la table, couper le bois, fabriquer le pain, autant de gestes en apparence anodins, mais qui acquièrent jour après jour, mois après mois, par la force de ce que l’on a appelé la « tentative Deligny », la puissance des rituels. En cherchant, eux aussi, « autre chose que le langage », les plans laissent toute leur place aux corps. Rythmé par la poésie orale de Deligny, le film renvoie aux scènes primitives d’avant le langage. Les images tracent, comme dans Jean-Jacques, une topographie des déplacements des corps. Elles marquent leur inscription dans l’espace qu’ils occupent. Et le trouble nous étreint quand on réalise que, parallèlement à ce retour aux sources de l’humain, Renaud Victor remonte aussi aux origines du cinéma, lorsque celui-ci n’était pas encore doué de parole.

Éric Vidal

  1. Réalisateur de Jean-Jacques, Chronique villageoise
  2. Terme emprunté à Raymond Depardon

Des liaisons dangereuses

C’est un film impressionnant. Impressionnant parce que Peter Chapell réussit, entreprise ardue, à filmer une institution internationale – la Banque mondiale – au travail, tout en nous passionnant de bout en bout par son documentaire.

Pénétrer dans les coulisses où se joue le pouvoir est une expérience rare et instructive. Elle permet de mieux en comprendre le fonctionnement. Elle dévoile surtout toutes les stratégies mises en place pour imposer des choix économiques à la portée politique évidente.

Pendant près de deux ans, le réalisateur a suivi l’action menée par la Banque mondiale en Ouganda, considéré comme l’un de ses « bons élèves » africains. Et l’on découvre que l’institution a changé de credo. « La Banque exige une dose de social » apprend son vice-président au ministre des finances ougandais dès le début du film. Ainsi, aux priorités données par le gouvernement ougandais au financement des infrastructures routières ou à la défense de sa frontière nord, s’opposent les nouvelles exigences de la Banque concernant la santé ou l’éducation des enfants.

On assiste alors, de Washington à Kampala et jusque dans le Bush, aux différentes étapes de négociations entre les membres du gouvernement et les experts de la Banque. Sont également filmées les réunions internes à celle-ci. Cette succession de discussions, notamment entre le pays débiteur et l’organisme créditeur, dévoile la nature véritable du travail entrepris et les liens qu’il induit.

Toutes les rencontres sont filmées pour ce qu’elles dévoilent du déroulement des négociations. La caméra témoigne discrètement de ces moments, toujours « de profil », les protagonistes n’étant jamais interpellés. La seule intervention du réalisateur réside dans le commentaire. Au fur et à mesure, l’accumulation des informations rend plus perceptible des enjeux qui dépassent largement le simple cadre de l’aide financière aux pays pauvres (intérêts des grandes puissances, conflits de pouvoir entre institutions…). Par ailleurs, la vision d’une situation qui opposerait, d’un côté les défenseurs de la guerre, et de l’autre ceux de l’avenir se trouble par les choix de montage. La tension sourde, sous les apparences diplomatiques, laisse apparaître un rapport de force trop inégal.

Pour autant, le sentiment d’un piège tendu par le réalisateur n’est jamais présent. À l’évidence, au-delà d’un probable désir de promotion, c’est avant tout l’assurance de bien faire, la certitude du bien-fondé de ses choix politico-économiques qui peut expliquer pourquoi la Banque s’est laissée filmer de si près. Mais montrer son travail quotidien, au travers du cas ougandais, revient aussi à mettre à jour cette assurance péremptoire et par-delà, à la questionner.

Au fil de ce documentaire, on mesure la pression qu’exerce la Banque mondiale sur son « partenaire » – bien qu’elle s’en défende – et l’influence qu’elle finit par avoir sur la politique nationale de ce pays.

Triste ironie de l’Histoire de constater comment ces pays du tiers-monde, à l’indépendance souvent chèrement acquise, n’ont souvent d’autre choix que de se soumettre aux exigences des institutions internationales, révélant ainsi toute l’ambiguïté des rapports Nord-Sud. Mais surtout, quelle que soit la manière de concevoir ces rapports, on connaît aujourd’hui, preuve à l’appui – la crise asiatique ou les nombreux échecs en Afrique –, les erreurs dramatiques faites au nom de dogmes érigés et imposés par ces institutions. Dogmes dont l’effet pervers majeur est l’endettement. Toutefois, aucun doute, aucune autocritique n’émergent du discours de la Banque sur son rôle et son action. Mais cette remise en cause ne pourrait que préfigurer, plus profondément, celle du système économique mondial.

Alors finalement, au bout de deux ans, l’Ouganda obtient du FMI un allégement de sa dette, « moins que prévu, plus tard que prévu », ainsi qu’un doublement des programmes de la Banque mondiale : « Ainsi se renouvelle la dette… ».

Sabrina Malek

Chroniques amères

La nuit. Les phares des voitures forment des lignes continues. Destination : une ville encore anonyme. Dans cet anonymat se superposent des voix dessinant une conversation absurde : le sang, la violence et les morts agissent comme uniques repères. Dialogue de sourds. Les lumières nocturnes de Buenos Aires restent encore lointaines tandis qu’on traverse un passage piéton, espace réservé aux passeurs. Les paroles du tango Tinta Roja, rythme et métaphore du film, franchissent le seuil de la rédaction d’un journal.

Dans les locaux du « Crònica », deuxième journal populaire de l’Argentine, Carmen Guarani et Marcelo Céspedes décrivent les gestes quotidiens des journalistes. Les journalistes de faits divers jouent leur rôle avec une certaine lassitude, c’est le même scénario chaque jour. Comme la mise en page du journal, le film définit des espaces différents pour chacun des journalistes, miroir de la manière avec laquelle ils se confrontent à leur tâche routinière, tantôt proches, tantôt distants. Routinière, et cependant bien amère : le cynisme devient parfois l’unique défense face à une réalité pleine de sang, de sueur et de larmes. Avec leur conscience professionnelle comme seule certitude, les mythes persistent.

Toujours à l’image du travail de mise à distance du journaliste vis-à-vis des faits, la caméra poursuit son va et vient pour se rapprocher du seul visage féminin de la rédaction. Marta Ferro incarne le monologue intérieur de la profession et ce faisant, la pensée même du film. C’est la seule qui témoigne d’une vocation et qui, à travers ses anecdotes personnelles, trace les reflets des troubles qui ont secoué l’histoire de l’Argentine. Les journalistes sont immergés dans une réalité étouffante par son injustice. L’oppression du faible s’inscrit ici, comme ailleurs, dans la tradition. Mais ces journalistes se sentent encore dans un passé proche où les voix divergentes furent étranglées par la violence des militaires. Toujours des uniformes. D’un côté celui de la police, à la fois source d’information du journaliste et interlocuteur invisible à l’autre bout du fil, et à la fois ennemi, l’ennemi de toujours. De l’autre, celui du chef de sécurité d’un hôpital, revendicateur des vieilles idées totalitaires : « On est dans un empire sioniste ». En l’écoutant, des échos nous parviennent.

La sérénité est fugace dans un pays où défilent continuellement les portraits des anciens disparus. C’est cette histoire obscure qui imprègne l’univers clos de la rédaction. Le travail sur le terrain n’échappe pas à ce climat, les journalistes se protègent de la perpétuelle brutalité dans leurs voitures. Le film fait se dialoguer deux espaces : la rue et la rédaction, là où, comme dit Marta Ferro : « … la vie y passe. Même si la mort est au bout ». « Triste pays ! » dit un journaliste. Et il reprend tout de suite un tango qui conclura le film. Le tango, comme la vie, toujours recommencée.

Teresa Piera

La règle du jeu

Malgré l’enthousiasme de Chris Marker, de Jacques Rivette et d’Alain Cavalier, Le Moindre geste n’a pas rencontré le succès escompté. Jean Pierre Daniel se remémore pour nous l’aventure du montage

L’avant-film

C’est Jacques Allaire qui me donne la valise contenant les négatifs du film. Ce que je sais de ce qui s’est fait avant, je l’ai entendu un petit peu de Deligny, mais je le sais surtout parce que j’ai regardé les images et que c’est en les dépouillant que j’ai compris comment le film avait été tourné. Donc, en gros, dix heures d’images et autant de sons en bandes 6,35 mm absolument pas synchrones. Le statut du travail sonore est très précis : Yves s’enregistre librement la nuit sur un magnétophone après les prises de vues. Il peut raconter ce qu’il veut sur les images tournées dans la journée. C’est une vraie aventure. Yves, Deligny et les gens qui vivaient avec lui font un film ensemble, sauf qu’ils se mettent tous à essayer d’inventer l’histoire. Et, effectivement, il y a construction d’un scénario. D’après ce que j’ai compris, Deligny n’avait rien à faire de tout ça et qu’il laissait faire comme il m’a laissé faire. On a tous le droit de faire son cinéma, et lui aussi faisait le sien. Ce qui est dans la malle est le résultat de deux ou trois ans d’une espèce de pratique qui se tournait quand il faisait beau. On lui avait dit qu’il fallait tourner avec le soleil dans le dos, à f:11, et puis c’était bon. Je pense que c’est Deligny qui déterminait le cadrage. Certains plans, ceux que j’appelle les « plans russes », rappellent ceux de Nicolas Eckk dans Les Chemins de la vie, qui est un film dont il parlait souvent. Je dirais qu’il y a quatre heures de matériau sur lequel lui travaillait et le reste c’était autre chose. Par contre les dix heures de sons sont complètement dans son projet. Il y a bel et bien, je ne dirais pas un scénario, mais une règle du jeu. On va jouer à faire un film. Toi Yves tu es Yves mais on joue. Je ne te prends pas à l’improviste en train de faire ce que tu fais d’habitude. La base c’est une fable, au sens brechtien du mot, une espèce de situation qui va permettre le jeu. La situation, elle a du sens. De ce point de vue là, il n’y a pas de mise en scène. Avec Yves « on joue à ». Il y a peut-être des situations proposées mais Yves s’en saisit par la suite de manière entièrement libre. C’est vraiment un jeu entre eux, avec une règle très forte qui est la fable. Pour moi elle est fondamentale, et je m’en suis servie en la réduisant au noyau de ce qui permettait aux gestes d’arriver. Ça, ce n’est pas moi qui l’ai inventé. J’ai même pensé que c’était peut-être la seule vraie invention de Deligny, en tant que « poétique », que d’avoir imaginé un petit perdu dans un trou au-dessus d’une pièce sans toit (il tenait beaucoup à cette idée). Ce matériau était hétéroclite et encore aujourd’hui pour beaucoup, le film n’est pas monté comme il devrait être monté, qu’il trahit quelque chose de Deligny. Ce travail d’extraction que je faisais me paraissait vraiment synchrone avec son projet. Bien avant le son, c’était les plans qui me passionnaient, tous ces panoramiques…

Le montage

Il m’a pris deux ans, seul, la plupart du temps. J’ai eu l’impression très vite que j’avais fait ces images. J’aurais aimé les réaliser. J’en aurais pas fait d’autres. Et cette espèce de formidable attention à la lumière, aux objets, à la matière me passionnait par rapport à ce qu’était le début de mon aventure cinématographique. Le montage est serré autour de cette idée de fable. Il y a d’abord eu un travail de repérage puis de reconstruction des plans. Je me suis aperçu que les plans avaient été tripotés et que je ne comprenais pas pourquoi. Ça a été mon premier échange avec Deligny : lui demander pourquoi ces plans avaient été coupés ? C’était une erreur. Il fallait les réinscrire dans la durée.

J’ai donc éliminé des scènes que je ne comprenais pas. C’est sur ces deux bases-là qu’il m’a dit de continuer. Ensuite il fallait essayer de dire comment les scènes travaillaient la fable. On s’est amusé à monter le film en enlevant des personnages. Je suis même allé jusqu’à monter le film en enlevant Yves complètement, pour essayer de voir ce qui résistait. Je crois que l’aventure formelle du film, telle que tu la nommes, est le repérage de ce qui est déjà formel dans le travail de Deligny. C’est quelqu’un qui a compris que l’image fonctionnait de façon très autonome par rapport au sens, par rapport à l’intention. Et je fais ce travail petit à petit, en comprenant que telle image qui fonctionne comme ça est de Deligny, et que telle autre ne l’est pas. À ce moment-là, lorsque je me mets à foncer sur le propos, où je le lâche complètement, le film commence à prendre sa forme.

La matière sonore, les rapports entre les bruits et la parole d’Yves, constituent le deuxième temps film que je suis, à mon avis, le seul a élaborer.

Le son

Je me suis initié sur toutes ces choses au fur et à mesure où je les faisais. C’est vrai que je ne partais pas forcément bien dans le démarrage du son. Jean-Claude Bonfanti venait au début pour m’aider car je n’avais jamais monté un son synchrone. J’avais surtout fait de la prise de vue et très peu de montage. Mais au bout de trois jours je lui disais que ça ne marchait pas. On était en train de fabriquer, de repiquer des sons, de mettre des petits oiseaux… de faire des tas de choses pour fabriquer la sauce, comme on fait au cinéma, et ça n’allait pas. Il a fallu que je rencontre Aimé Agnel et Jean Pierre Ruh, qui avaient travaillé avec Pierre Schaeffer 1, pour que cela change. C’est quand je me suis mis à vraiment isoler les sons, à les prendre comme des objets, voir comment ils pouvaient se structurer par rapport au rythme de la fable que, d’un coup, les choses se sont imbriquées. Le son a été l’élément précipitateur, un peu comme on peut vivre une expérience de chimie. Mais c’est parce que le rythme du son nous a mis, d’un coup, dans une obligation à voir dans l’image le rythme et pas uniquement la fable. En fait on traînait sur la fable. Et c’est quand on a mis le film en marche que le mouvement et la durée se sont mis à fonctionner autrement. D’un coup, les plans ont été obligés de serrer sur leur durée propre. Ils se sont liés à la matière sonore. On se disait : il faut habituer les gens au son. Je crois que les dix dernières minutes du film sont complètement sonores, il n’y a plus un moment de silence. On est avec des objets sonores qui viennent jouer avec le rythme des mouvements qui sont dans l’image.

Avec ce film il n’était surtout pas question de rendre la parole à Yves. Ce qui me paraît intéressant dans l’idée de prendre ce film pour poser la question de la parole en 67, c’est que je pense que 68 à tué cela. On a redonné du sens à la parole en croyant qu’il suffisait de mettre un micro devant les gens. Mai 68 a complètement déjoué ça en croyant le reprendre. J’ai eu l’impression que quelque chose d’un certain travail théorique a été complètement déjoué dans les années soixante-dix. « L’inconscient structuré comme un langage », il n’y a peut-être pas que ça. La linguistique a envahi le cinéma à travers la dictature du scénario. L’aide à l’écriture, qu’est ce que ça veut dire ? Je dis 67, mais en pensant que 68 va agir en donnant à la parole, justement, le sens que Deligny ne lui donnait pas.

Propos recueillis par Éric Vidal et Gaël Lépingle

  1. L’un des créateurs de la musique concrète