La règle du jeu

Malgré l’enthousiasme de Chris Marker, de Jacques Rivette et d’Alain Cavalier, Le Moindre geste n’a pas rencontré le succès escompté. Jean Pierre Daniel se remémore pour nous l’aventure du montage

L’avant-film

C’est Jacques Allaire qui me donne la valise contenant les négatifs du film. Ce que je sais de ce qui s’est fait avant, je l’ai entendu un petit peu de Deligny, mais je le sais surtout parce que j’ai regardé les images et que c’est en les dépouillant que j’ai compris comment le film avait été tourné. Donc, en gros, dix heures d’images et autant de sons en bandes 6,35 mm absolument pas synchrones. Le statut du travail sonore est très précis : Yves s’enregistre librement la nuit sur un magnétophone après les prises de vues. Il peut raconter ce qu’il veut sur les images tournées dans la journée. C’est une vraie aventure. Yves, Deligny et les gens qui vivaient avec lui font un film ensemble, sauf qu’ils se mettent tous à essayer d’inventer l’histoire. Et, effectivement, il y a construction d’un scénario. D’après ce que j’ai compris, Deligny n’avait rien à faire de tout ça et qu’il laissait faire comme il m’a laissé faire. On a tous le droit de faire son cinéma, et lui aussi faisait le sien. Ce qui est dans la malle est le résultat de deux ou trois ans d’une espèce de pratique qui se tournait quand il faisait beau. On lui avait dit qu’il fallait tourner avec le soleil dans le dos, à f:11, et puis c’était bon. Je pense que c’est Deligny qui déterminait le cadrage. Certains plans, ceux que j’appelle les « plans russes », rappellent ceux de Nicolas Eckk dans Les Chemins de la vie, qui est un film dont il parlait souvent. Je dirais qu’il y a quatre heures de matériau sur lequel lui travaillait et le reste c’était autre chose. Par contre les dix heures de sons sont complètement dans son projet. Il y a bel et bien, je ne dirais pas un scénario, mais une règle du jeu. On va jouer à faire un film. Toi Yves tu es Yves mais on joue. Je ne te prends pas à l’improviste en train de faire ce que tu fais d’habitude. La base c’est une fable, au sens brechtien du mot, une espèce de situation qui va permettre le jeu. La situation, elle a du sens. De ce point de vue là, il n’y a pas de mise en scène. Avec Yves « on joue à ». Il y a peut-être des situations proposées mais Yves s’en saisit par la suite de manière entièrement libre. C’est vraiment un jeu entre eux, avec une règle très forte qui est la fable. Pour moi elle est fondamentale, et je m’en suis servie en la réduisant au noyau de ce qui permettait aux gestes d’arriver. Ça, ce n’est pas moi qui l’ai inventé. J’ai même pensé que c’était peut-être la seule vraie invention de Deligny, en tant que « poétique », que d’avoir imaginé un petit perdu dans un trou au-dessus d’une pièce sans toit (il tenait beaucoup à cette idée). Ce matériau était hétéroclite et encore aujourd’hui pour beaucoup, le film n’est pas monté comme il devrait être monté, qu’il trahit quelque chose de Deligny. Ce travail d’extraction que je faisais me paraissait vraiment synchrone avec son projet. Bien avant le son, c’était les plans qui me passionnaient, tous ces panoramiques…

Le montage

Il m’a pris deux ans, seul, la plupart du temps. J’ai eu l’impression très vite que j’avais fait ces images. J’aurais aimé les réaliser. J’en aurais pas fait d’autres. Et cette espèce de formidable attention à la lumière, aux objets, à la matière me passionnait par rapport à ce qu’était le début de mon aventure cinématographique. Le montage est serré autour de cette idée de fable. Il y a d’abord eu un travail de repérage puis de reconstruction des plans. Je me suis aperçu que les plans avaient été tripotés et que je ne comprenais pas pourquoi. Ça a été mon premier échange avec Deligny : lui demander pourquoi ces plans avaient été coupés ? C’était une erreur. Il fallait les réinscrire dans la durée.

J’ai donc éliminé des scènes que je ne comprenais pas. C’est sur ces deux bases-là qu’il m’a dit de continuer. Ensuite il fallait essayer de dire comment les scènes travaillaient la fable. On s’est amusé à monter le film en enlevant des personnages. Je suis même allé jusqu’à monter le film en enlevant Yves complètement, pour essayer de voir ce qui résistait. Je crois que l’aventure formelle du film, telle que tu la nommes, est le repérage de ce qui est déjà formel dans le travail de Deligny. C’est quelqu’un qui a compris que l’image fonctionnait de façon très autonome par rapport au sens, par rapport à l’intention. Et je fais ce travail petit à petit, en comprenant que telle image qui fonctionne comme ça est de Deligny, et que telle autre ne l’est pas. À ce moment-là, lorsque je me mets à foncer sur le propos, où je le lâche complètement, le film commence à prendre sa forme.

La matière sonore, les rapports entre les bruits et la parole d’Yves, constituent le deuxième temps film que je suis, à mon avis, le seul a élaborer.

Le son

Je me suis initié sur toutes ces choses au fur et à mesure où je les faisais. C’est vrai que je ne partais pas forcément bien dans le démarrage du son. Jean-Claude Bonfanti venait au début pour m’aider car je n’avais jamais monté un son synchrone. J’avais surtout fait de la prise de vue et très peu de montage. Mais au bout de trois jours je lui disais que ça ne marchait pas. On était en train de fabriquer, de repiquer des sons, de mettre des petits oiseaux… de faire des tas de choses pour fabriquer la sauce, comme on fait au cinéma, et ça n’allait pas. Il a fallu que je rencontre Aimé Agnel et Jean Pierre Ruh, qui avaient travaillé avec Pierre Schaeffer 1, pour que cela change. C’est quand je me suis mis à vraiment isoler les sons, à les prendre comme des objets, voir comment ils pouvaient se structurer par rapport au rythme de la fable que, d’un coup, les choses se sont imbriquées. Le son a été l’élément précipitateur, un peu comme on peut vivre une expérience de chimie. Mais c’est parce que le rythme du son nous a mis, d’un coup, dans une obligation à voir dans l’image le rythme et pas uniquement la fable. En fait on traînait sur la fable. Et c’est quand on a mis le film en marche que le mouvement et la durée se sont mis à fonctionner autrement. D’un coup, les plans ont été obligés de serrer sur leur durée propre. Ils se sont liés à la matière sonore. On se disait : il faut habituer les gens au son. Je crois que les dix dernières minutes du film sont complètement sonores, il n’y a plus un moment de silence. On est avec des objets sonores qui viennent jouer avec le rythme des mouvements qui sont dans l’image.

Avec ce film il n’était surtout pas question de rendre la parole à Yves. Ce qui me paraît intéressant dans l’idée de prendre ce film pour poser la question de la parole en 67, c’est que je pense que 68 à tué cela. On a redonné du sens à la parole en croyant qu’il suffisait de mettre un micro devant les gens. Mai 68 a complètement déjoué ça en croyant le reprendre. J’ai eu l’impression que quelque chose d’un certain travail théorique a été complètement déjoué dans les années soixante-dix. « L’inconscient structuré comme un langage », il n’y a peut-être pas que ça. La linguistique a envahi le cinéma à travers la dictature du scénario. L’aide à l’écriture, qu’est ce que ça veut dire ? Je dis 67, mais en pensant que 68 va agir en donnant à la parole, justement, le sens que Deligny ne lui donnait pas.

Propos recueillis par Éric Vidal et Gaël Lépingle

  1. L’un des créateurs de la musique concrète