La nuit. Les phares des voitures forment des lignes continues. Destination : une ville encore anonyme. Dans cet anonymat se superposent des voix dessinant une conversation absurde : le sang, la violence et les morts agissent comme uniques repères. Dialogue de sourds. Les lumières nocturnes de Buenos Aires restent encore lointaines tandis qu’on traverse un passage piéton, espace réservé aux passeurs. Les paroles du tango Tinta Roja, rythme et métaphore du film, franchissent le seuil de la rédaction d’un journal.
Dans les locaux du « Crònica », deuxième journal populaire de l’Argentine, Carmen Guarani et Marcelo Céspedes décrivent les gestes quotidiens des journalistes. Les journalistes de faits divers jouent leur rôle avec une certaine lassitude, c’est le même scénario chaque jour. Comme la mise en page du journal, le film définit des espaces différents pour chacun des journalistes, miroir de la manière avec laquelle ils se confrontent à leur tâche routinière, tantôt proches, tantôt distants. Routinière, et cependant bien amère : le cynisme devient parfois l’unique défense face à une réalité pleine de sang, de sueur et de larmes. Avec leur conscience professionnelle comme seule certitude, les mythes persistent.
Toujours à l’image du travail de mise à distance du journaliste vis-à-vis des faits, la caméra poursuit son va et vient pour se rapprocher du seul visage féminin de la rédaction. Marta Ferro incarne le monologue intérieur de la profession et ce faisant, la pensée même du film. C’est la seule qui témoigne d’une vocation et qui, à travers ses anecdotes personnelles, trace les reflets des troubles qui ont secoué l’histoire de l’Argentine. Les journalistes sont immergés dans une réalité étouffante par son injustice. L’oppression du faible s’inscrit ici, comme ailleurs, dans la tradition. Mais ces journalistes se sentent encore dans un passé proche où les voix divergentes furent étranglées par la violence des militaires. Toujours des uniformes. D’un côté celui de la police, à la fois source d’information du journaliste et interlocuteur invisible à l’autre bout du fil, et à la fois ennemi, l’ennemi de toujours. De l’autre, celui du chef de sécurité d’un hôpital, revendicateur des vieilles idées totalitaires : « On est dans un empire sioniste ». En l’écoutant, des échos nous parviennent.
La sérénité est fugace dans un pays où défilent continuellement les portraits des anciens disparus. C’est cette histoire obscure qui imprègne l’univers clos de la rédaction. Le travail sur le terrain n’échappe pas à ce climat, les journalistes se protègent de la perpétuelle brutalité dans leurs voitures. Le film fait se dialoguer deux espaces : la rue et la rédaction, là où, comme dit Marta Ferro : « … la vie y passe. Même si la mort est au bout ». « Triste pays ! » dit un journaliste. Et il reprend tout de suite un tango qui conclura le film. Le tango, comme la vie, toujours recommencée.
Teresa Piera