Soutenu par la plateforme Tënk, 4801 nuits de Laurence Michel offre un cheminement introspectif aussi méthodique qu’intime, sensible que réflexif, sur l’alcoolisme et l’abstinence de la cinéaste.
4801 nuits, 27e minute et une petite poignée de secondes : sur un fond noir, un verre de vodka Martini cède la place au visage de l’acteur Roger Moore, tandis qu’une voix féminine enjôleuse (moquant le romantisme de ce cliché) évoque la figure de James Bond en l’associant à la consommation de ce cocktail très mondain. À cette vision travaillant les stéréotypes de séduction et de virilité associés à Bond – et dont l’alcool ne fait que renforcer l’aura – en succède une autre, nettement moins charmante et flatteuse : cette fois c’est la réalisatrice qui présente, en voix off toujours, un ancien dépliant des Folies Pigalle, célèbre club parisien qu’elle a elle-même beaucoup fréquenté. Sur ce flyer, qui joue des références à Dallas, figure notamment Sue Ellen, dont J.R. était l’époux dans la série TV. Mais si Sue Ellen a constitué une héroïne pour Laurence Michel, cette femme était largement représentée et perçue comme une ivrogne en raison de ses abus de boisson.
En quelques minutes, c’est toute la perception genrée de l’alcoolisme que la réalisatrice aborde. Parce que – comme nombre de sujets, d’expériences (etc.) de notre société patriarcale – la perception de l’alcoolisme varie selon qu’elle touche un homme ou une femme. Et si « il y a plus inconnu que le soldat inconnu : sa femme 1 », plus tabou qu’un alcoolique, il y a… une alcoolique. Dénié, caché, refoulé, l’alcoolisme féminin porte en lui un scandale, une honte, la perception d’une dépravation, la constatation d’une chute. C’est le récit de son propre effondrement que la cinéaste embrasse dans ce moyen-métrage touchant par sa façon d’aborder l’intime avec une pudeur mâtinée d’auto-ironie. Cette trajectoire, elle la dessine à partir de son enfance (pourtant heureuse) et de sa jeunesse ; de l’évocation de sa famille où rôdent des parents et ancêtres elleux-mêmes addicts et jusqu’à son abstinence.
Et comme le signale le titre, la nuit est au cœur du propos. Le film agrège, ainsi, autant des matériaux divers (images d’archives familiales, objets ayant appartenu à la cinéaste) qu’il enchâsse une pluralité de symboliques liées à la nuit. Il y a l’intitulé 4801 nuits qui désigne la comptabilité rigoureuse de son abstinence, l’angoisse de l’arrêt de l’alcool se faisant plus criante lorsque la nuit approche. Il y a, aussi, le choix de présenter les objets d’antan sur un fond noir, comme s’ils étaient arrachés à la nuit : en conférant une présence inhabituelle à ces éléments triviaux ; en évoquant la prestidigitation ; ce choix du fond noir semble nous dire que ces objets viennent de très loin, d’un autre temps (ce serait ici l’art pariétal intime de la cinéaste). Il y a, encore, la nuit polaire à laquelle elle décide de se confronter en partant observer des aurores boréales – objets de longue date de sa fascination. Outre la puissance symbolique de cette expédition – apparaissant comme un endroit d’apaisement et de réparation – et dont les images traversent tout le film, il se dit dans ce mouvement de balancier entre récit du pire et confrontation au sublime, la réversibilité de toutes choses. Les nuits passées à boire, synonymes d’angoisses sont remplacées par l’observation de ces phénomènes lumineux naturels magnifiques. Le goût pour les expériences extrêmes est ici converti en processus non pas d’autodestruction mais de reconstruction. Son appétence pour les sciences l’amène désormais à compter chaque nuit. Son installation dans la constellation des soirées parisiennes a cédé la place à l’observation d’autres cieux.
Mine de rien, c’est l’histoire d’un sauvetage personnel que le film porte, tout en démontant le cliché (extrêmement moral) associant alcoolisme et misère sociale. Ainsi, la prédisposition de Laurence Michel à des comportements ordaliques (elle dit avoir «°toujours aimé vivre sur le fil°»), sa façon de perpétuellement se mettre en danger, son goût pour la vie nocturne où tout est permis, sont réinvestis sous la forme d’une pulsion de vie par ce voyage aux confins du monde. Et si, comme elle le dit elle-même, elle en a bien « pris pour perpète », l’enfermement n’est plus le même. Exit le monde clos, nocturne, honteux, solitaire, chaque jour recommencé, lié à la consommation d’alcool. Sa prison, qui est désormais celle d’une comptabilité scrupuleuse rendant concrète l’abstinence, se révèle également le lieu d’une réinvention.
- Intitulé de l’une des quatre banderoles que neuf féministes (dont Christine Delphy, Monique Wittig et Christiane Rochefort) tentèrent de déposer avec une gerbe de fleurs au pied de la Tombe du soldat inconnu sous l’Arc de triomphe, le 26 août 1970.