Les outils de nos outils

Le film de Natan Castay, ancien Turker, s’ouvre sur une image programmatique : d’un coup de curseur, le visage d’une passante se retrouve effacé. Que nous reste-t-il d’humain quand le travail nous réduit à des tâches qui nous acculent au degré zéro de la réflexion et de la rémunération ? Les missions des Turkers, employé·es à la micro-tâche par Amazon Mechanical Turk, vont du floutage sur Google maps à l’identification de tumeurs sur des radios, en passant par la production d’un avis arbitraire sur la sympathie d’un homme d’après sa seule photo de profil. Le tout pour quelques centimes, soit au mieux un tarif horaire de 2-3 €, payé en bons d’achat Amazon. Quelquefois cyniques, parfois glauques, souvent absurdes, les missions d’Otto, effectuées dans la douce pénombre d’une chambre baignée par la lumière des écrans, nous plongent dans une sorte de malaise.

C’est ça le futur ? Biberonner les IA avec nos réflexes et nos capacités à distinguer une poubelle d’un humain, leur confier le sens de ce qui ne fait précisément pas sens. Se faire vampiriser notre attention, notre temps, notre raison, nos émotions. Lentement, devenir l’outil de nos outils. Peut-être est-ce pour se distraire de l’ennui de ses tâches ou par instinct de survie qu’Otto, avatar du réalisateur, chatte avec d’autres Turkers, qui partagent avec lui conseils et récits de vie. Des échanges dans lesquels il trouve in fine de l’amitié et une raison de continuer ce qu’il fait. Il poursuit la quête de ce sens, peut-être par curiosité, ou peut-être parce que les algorithmes le lui ont proposé, dans des vidéos évangélistes. À la recherche d’une lumière qui ne sera pas celle des cristaux de led, ni celle de l’extérieur, trop insupportable.

Quand on a beaucoup fréquenté
Internet
Qu’on connaît
Les yeux brûlés par l’écran
L’esprit branché sur un autre monde
Pas plus réjouissant, peut-être moins douloureux
Quand on a goûté à la livraison Prime

Croqué les bons d’achats
Et les petits plaisirs matériels
Qui mettent un peu de confort, enfin
La chaleur des rencontres au bout du monde
Le soleil des inconnu·es
Qui donnent du soin, des conseils,
de la solidarité

Alors on aime Otto le lone wolf, Phil l’anxieux social,
Marie toujours disponible pour aider ses camarades
Turkers, Sindilana, son frère et leurs beaux sourires

On oublie presque qu’on les a rencontré·es
en effaçant des visages
Tandis que les leurs se gravent
dans l’esprit
Figés par un lag ou par l’image plate
des webcams
Qu’on ne reverra jamais Travailleur·ses pauvres d’Internet
L’aliénation en partage
Le vertige en 2D