Camarade d’université de la réalisatrice Élitza Gueorguieva, Aliona écrit un roman sur son père disparu quand elle était enfant. Il avait fui la Biélorussie dès que cela avait été possible pour aller construire un bateau en Turquie. Naufragé, son corps n’a pas été retrouvé. Aliona se met en quête d’images. La mémoire est aussi mouvante et insaisissable que la mer. « Mes souvenirs changent à chaque fois que je pense à lui », dit-elle. Aliona ouvre les yeux sous l’eau, scrute ce qui remonte des abysses, cherche à y voir celui qu’elle aime encore vivant. Dans cet espace, Notre endroit silencieux donne corps aux fantasmes ou aux apparitions. Le petit voilier s’avance vers la plage. C’est peut-être celui de son père, le fantôme du Hollandais volant ou un morceau de rêve oublié.
Charlotte Ferchaud
Comment s’est faite ta rencontre avec le personnage de ton film ?
Aliona et moi nous sommes rencontrées au cours de nos études en Master de création littéraire. J’avais d’abord fait des études de cinéma. À vrai dire, je ne voulais pas faire du cinéma. Je voulais écrire, mais on m’avait dit que c’était impossible sans maîtriser parfaitement le français. Je me suis mise à faire des films en me disant que je n’aurais pas besoin de parler. Ce qui s’est révélé complètement faux, car il faut beaucoup écrire les films !
Nous étions les deux étrangères du groupe, ce qui a créé tout de suite une sorte de connivence entre nous. On plaisantait du fait qu’on nous confondait tout le temps, on mélangeait nos prénoms, et en plus on écrivait toutes les deux des
romans sur nos enfances respectives. On s’étonnait de la proximité de nos expériences, même si nos écritures étaient très différentes. Le tournage a duré de 2014 à 2019. La camaraderie s’est donc construite sur cette durée.
Le film dialogue avec le texte d’Aliona sans en être une adaptation au sens strict. Comment vos histoires ont-elles résonné l’une avec l’autre ?
J’ai connu ce texte quand il était à l’état de brouillon. La langue d’Aliona me parlait beaucoup. J’ai tout de suite eu envie de l’accompagner et de faire de l’image avec son texte. Je n’ai jamais vraiment pensé à l’adapter, j’étais plus intéressée par l’expérience qu’on vivait, c’est-à-dire une première expérience d’écriture dans une autre langue.
Le texte d’Aliona activait chez moi une certaine nostalgie par rapport à ce décor qui est aussi celui de mon enfance, même si ça se jouait dans un autre pays. Mais une fois sur place, j’étais très déstabilisée : je retrouvais beaucoup d’éléments de ces pays communistes qui se ressemblaient fortement, mais en Bulgarie, c’est du passé. Il n’y a plus de statues de Lénine en dehors des musées, les rues ont été renommées, et on ne célèbre plus la Révolution d’Octobre. Or, le hasard a fait que je suis arrivée à Minsk le jour de sa commémoration. Partout,
il y avait ces grands panneaux rouges très communistes, qui ont provoqué chez moi une tendresse pour le passé doublée d’une certaine claustrophobie. À Minsk, c’est le présent. J’ai alors pris la mesure des décalages entre nous, et expérimenté une forme d’inquiétante étrangeté. Celle-ci s’est aussi manifestée dans les premières images que j’ai tournées seule avec une caméra 5D prêtée, avec laquelle je peinais à faire le point. C’est la seule partie strictement documentaire du film, où on a cette émotion de la découverte, des débuts ; Aliona me guidait dans les lieux de son enfance et je regardais cette ville qu’elle-même regardait à travers son écriture.
Le film suit un itinéraire à la recherche d’une mémoire à réinventer. Comment ont surgi les éléments fantomatiques qui peuplent le film ?
Le film passe par les endroits qui sont importants pour Aliona. En Turquie, où son père a disparu ; en Espagne où vit sa sœur ; chez sa mère, qui travaille à Vilnius et en Russie. C’est une famille très éclatée. Cela dit quelque chose de notre condition d’Européen·nes de l’Est, de pays en crise : on se construit toujours en s’imaginant vivre ailleurs. Nous sommes habitué·es à être perdu·es dans un espace sonore où se mêlent les langues maternelles et les langues d’adoption, mais aussi d’autres langues comme pour Aliona l’espagnol ou même le turc et pour moi le russe. Je ne crois pas au monolinguisme. Ce film est très errant, aussi bien dans sa recherche formelle que dans ses lieux de tournage et ses langues. Dans Notre endroit silencieux, le silence est une image qui touche à l’identité et à l’endroit où l’on se trouve dans toute cette errance, linguistique ou géographique. Il s’agit de se créer un espace, par l’écriture, où se réinventer et se poser en quelque sorte.
Quant aux fantômes, c’est le travail
sur la mémoire qui nous y confronte. Le tournage nous a offert beaucoup de résonances avec le réel, nous avons accueilli des petits miracles. Par exemple, nous croisions sur la route ces hommes qui évoquaient les gestes du père.
Le film parle de la question de la déterritorialisation et du fait de vivre dans une langue majeure, mais d’en avoir une pratique minoritaire. Cette position à la marge est-elle
un effet recherché, un lieu que vous entretenez ?
Écrire dans une autre langue, c’est choisir des contraintes volontaires. Nous recherchons toutes deux l’étrangeté dans l’expression. Notre littérature est une recherche linguistique. Dans nos textes, on a beaucoup préservé les formulations, les expressions, les manières de dire qui viennent de nos langues et c’est quelque chose que j’expérimente dans les deux sens. Je suis en Bulgarie depuis trois semaines et mes ami·es me disent : « Ce que tu dis, on ne le dirait pas comme ça en bulgare, mais je comprends ce que tu veux dire. » Cette condition d’être entre plusieurs langues nous accompagne tout le temps. Nos langues sont impures. Mon bulgare n’est plus celui de ma langue maternelle. La syntaxe russe d’Aliona est étrange, car elle parle la plupart du temps en français. Nos accents en français font qu’on ne peut jamais être assimilées, on reste étrangères. Cette étrangeté et ce flottement sont nos endroits silencieux.
Comment se sont agencés les différents niveaux de textes, entre ta voix hors champ, ta parole écrite sur l’image, la voix off faite d’extraits du roman d’Aliona ?
Il ne m’a pas semblé nécessaire d’apparaître à l’image. Un dialogue se crée à travers la caméra et l’espace filmique, entre une artiste qui en regarde une autre. Je voulais le prolonger sans occuper la voix off. Parfois, j’ai traduit par le texte inscrit à l’image des conversations qu’on a pu avoir pendant le tournage. Pour la voix off, on a travaillé la lecture pendant des années pour trouver la justesse de la voix. Je donnais une intention, beaucoup d’indications, des conseils de lecture.
Le film donne l’impression d’un dialogue intime, l’équipe technique est discrète, au point qu’on a la sensation que vous n’êtes que toutes les deux. Comment as-tu été accompagnée dans la production du film ?
Ce film a pu se faire dans de bonnes conditions. J’ai été accompagnée de technicien·nes, mais je leur ai parfois demandé de nous laisser seules. Notamment lors de la semaine de tournage final dans l’appartement, qui apparaît tout au long du film, et qui peut sembler être la plus « cinéma direct ». Aliona n’est pas du tout comédienne, elle peut être timide, renfermée. J’avais envie de capter cette fragilité, de retrouver le moment intime de nos premiers échanges et une certaine vérité dans ce processus de création littéraire. Il a fallu s’asseoir par terre, oublier la caméra, tourner à toute heure du jour et de la nuit, et reconstruire cette réflexion pour le film.
Propos recueillis par Ewen Lebel-Canto, Clem Hue et Alejandra Soto Chacón le 20 août 2021.
Entretien avec Isabelle Sauvage, éditrice et imprimeuse
Éditrice au sud de Morlaix, en Bretagne, Isabelle Sauvage imprime également des livres d’artistes sur une ancienne presse typographique. Sa maison d’édition a publié plusieurs livres de Christiane Veschambre : Versailles Chantiers ; Basse langue ; Écrire. Un caractère et dit la femme dit l’enfant (2014, 2016, 2018 et 2020).
Dans Nulle part avant (2019), Emmanuel Falguières filme les mots de Christiane Veschambre. L’une et l’autre dialogueront au cours du séminaire « Écrire ». Dans Nulle part avant, Emmanuel Falguières filme sa mère. Enfant, elle a longtemps résisté à apprendre à lire. Ce monde « de petites lettres noires sur du papier blanc » la chassait, dit-elle devant la caméra, « du paradis perdu de ses sensations enfantines ». La formule est « apprendre à lire », mais elle résistait à apprendre à écrire, à tracer des lettres pour savoir les reconnaître. Elle se refusait à ce que quelque chose doive s’inscrire.
Inscrire Enregistrer, garder trace de quelque chose. Au fig. [En parlant d’une réalité abstraite] Laisser une empreinte indélébile (dans l’esprit, la mémoire). Synonyme imprimer.
Habituellement, le métier d’éditrice est séparé de celui d’imprimeuse. Vous exercez ces deux métiers. Pour vous, qu’est-ce qui se joue dans le fait d’« inscrire » les mots dans la matière ?
Nous sommes trois collaborateurs (avec Alain Rebours et Sarah Clément) pour les « éditions courantes » qui concernent les ouvrages à plus grand tirage, comme ceux de Christiane Veschambre, imprimés en offset ou en numérique à l’imprimerie de Bretagne à Morlaix. Je suis seule à m’occuper des livres d’artistes, imprimés sur presse typographique dans mon atelier avec des caractères en plomb. Mais les ouvrages imprimés à l’extérieur portent la trace de ce travail propre à l’atelier typographique sur leur couverture, marquée d’une « macule » (taches d’encre ou essais d’impression typographique). Alain Rebours a un CAP typographie. De mon côté, je me suis formée sur le tas dans des ateliers d’imprimeurs-typographes. L’attention propre au métier de maquettage et d’impression des livres tient à de petites choses qui forment la régularité et l’équilibre de la page : veiller à ce que les lignes ne soient pas trop longues, sinon l’œil ne parvient plus à lire, à ce qu’elles ne « tirent » pas… Il n’existe pas trente-six mille recettes.
Vous imprimez des livres d’artistes où les images et le texte ont une égale importance. Dans Sommes, par exemple, vous avez choisi d’imprimer les images sur votre presse, grâce à des clichés zinc. Ceux-ci sont montés,comme les caractères en plomb, sur des semelles typographiques. Que vous permet cette technique ?
La première motivation est d’imprimer moi-même les images. J’ai une presse pour le texte, alors j’essaye de l’utiliser pour l’image. Lorsque je fais imprimer des images en offset, ou par n’importe quel autre procédé, elles semblent rapportées, puisque je dois les insérer d’une manière ou d’une autre dans le livre, avec ou, dans le meilleur des cas, sur les feuilles en imprimant le texte « autour » de l’image reproduite. Mais surtout j’aime cette méthode, car en général une reproduction donne un résultat un peu froid – même s’il est magnifique. Avec la presse typographique, les choses dansent un peu, les images deviennent des tirages uniques, puisque aucune ne sera exactement comme celle d’avant ou d’après.
Dans Sommes 1, la définition des photos, la trame du cliché étaient très fines, et pour avoir le détail, je devais nettoyer très souvent. Il fallait ensuite le temps que ça sèche… J’essayais d’aller vite et ce qui m’arrangeait du point de vue du temps m’arrangeait aussi du point de vue du résultat : les photos charbonnaient par endroits, donnaient un aspect gravure. En imprimant les textes au plomb, il se joue la même chose. Comme les caractères sont petits, ils se bouchent et peuvent devenir illisibles.
En imprimerie, la composition d’une page dans un livre a-t-elle à voir avec la composition d’une image d’une photographie, d’un cadre ? Par exemple, sur chaque page du livre de Christiane Veschambre, Écrire. Un caractère, la dernière ligne laisse un espace blanc subsister avant le folio. Au fil des pages, ce blanc installe un rythme, imprègne la lecture.
Le regard, l’approche visuelle compte pour que la page « tienne ». Il y a de la mise en scène dans la mise en page, de la création d’espace, une occupation du blanc. Le choix de laisser une marge importante dans Écrire. Un caractère (et dans l’ensemble de nos livres) vient d’Alain Rebours. Certains nous reprochent d’accrocher le texte aussi haut. Au-delà de l’aspect visuel, c’est une question de confort : la marge permet de placer le pouce et d’être bien installé en lisant. Dans les livres d’artistes, je travaille de cette manière sur le pliage. À propos de Simon Hantaï, Didi-Huberman2 dit qu’il y a un anachronisme dans le pliage. En soulevant, en dépliant, en repliant, les temporalités coexistent. Les gestes de la lecture modèlent notre souffle, permettent de respirer, comme lorsqu’on coupait les cahiers d’un livre. Ça ne se fait plus, mais c’était une manière d’entrer dans la lecture. Ce genre de détails importe.
Écrire. Un caractère a un format à la française – sa hauteur dépasse sa largeur – mais en miniature. Comment la réception d’un texte est-elle modifiée par le format d’un ouvrage ?
Christiane écrit de la poésie en prose.
Or, la poésie fait peur. Les gens se sont arrêtés sur une forme, celle qui est enseignée à l’école peut-être… Un petit format rassure. Écrire. Un caractère correspond au principe du livre de poche : il a la taille de la main, on peut l’emporter avec soi. On veut publier des ouvrages avec lesquels on vit, qui nous accompagnent. Au début, on a un peu forcé les textes à entrer dans ce format ; depuis, on travaille une deuxième taille, plus grande, qui permet aux textes qui le nécessitent de se déployer.
Le format d’un livre doit cadrer, circonscrire une voix à un moment particulier, pour former une unité. Chaque texte a sa propre respiration, est un bloc en soi ; j’aime le découvrir pour lui-même. Les grosses sommes, les anthologies de cinq cents pages peuvent rebuter. Rassembler plusieurs textes dans un ouvrage ne rend pas toujours service à la voix qui s’entend derrière chacun d’entre eux. En tout cas, former un tel recueil est difficile.
Lorsqu’on est en présence d’un manuscrit qui se tient, qui existe, il s’impose, par sa justesse, sa singularité. Quelqu’un nous emmène dans un endroit précis qui n’appartient qu’à lui ou à elle, sans être parasité par de multiples voix. Christiane Veschambre reprend toujours le même terreau, elle travaille sur quelque chose qui est en elle, elle creuse tout le temps, toujours plus ; et depuis qu’on la connaît, c’est important pour nous de l’accompagner.
Propos recueillis par Gaëlle Rilliard le vendredi 13 août 2021.
Chimigrammes • Beauté vue de haut • Francesca Veneziano
Le générique achevé, des images reviennent sur l’écran. En pleine nuit, un groupe d’hommes traverse les rues désertes, scandant un hymne à leur ville, Jerada, dominée par sa montagne d’anthracite. Ville sinistrée depuis la fermeture de la mine, condamnée à voir ses enfants risquer leur peau dans des descenderies clandestines. Ville où naquit le syndicalisme marocain, où flambe encore la fierté ouvrière. Cette manifestation, repoussée hors du film, pourrait être la signature des mineurs posée à côté de celle du réalisateur Ouahib Mortada. Car il n’a cessé de nous faire entendre leurs voix, tantôt fustigeant les ministres, tantôt prenant à partie le cinéaste : « Va plutôt voir tous ceux qui dorment et se gavent de l’argent de tous ces pauvres. » Apostrophe vigoureuse qui exige d’exposer les coupables plutôt que les victimes, de démasquer l’imposture du monstre afin d’y reconnaître nos humaines turpitudes. À ce risque qu’il y a à démêler l’écheveau des responsabilités, à focaliser les regards vers les puissances de nuire, Ouahib Mortada préfère le courage de l’oralité, de la lokans1. En nous emmenant sur cette voie parallèle, il nous propose une autre manière de former notre jugement.
Le film Mineurs a été réalisé au sein du collectif Numer0 Zer0. Pourquoi ce choix ?
Ouahib Mortada : Si nous avons choisi avec Numer0 Zer0 de travailler ensemble à faire du cinéma, c’est pour créer d’autres sens. Ce n’est possible qu’en arrêtant de suivre toujours les mêmes chemins. C’est pourquoi ce film qui au départ n’avait aucunement l’intention d’appartenir à un genre ou une forme particulière (enquête, reportage, archive…) est devenu peu à peu un essai.
Lo Thivolle : Quand nous nous sommes rencontrés avec Caroline Beuret et Ouahib Mortada, en 2008, Ouahib portait seul son projet au Polygone étoilé, ce cinéma international de quartier situé à La Joliette à Marseille. Nous n’avions pas fait d’école et il nous était nécessaire d’apprendre en faisant, auprès de gens qui avaient une certaine expérience, mais surtout avec qui nous avions des affinités. Un collectif s’est mis en place avec Jérémy Gravayat et David Yon. Depuis, nous proposons des ateliers, des projections et des résidences. Numer0 Zer0 est à notre image : il nous permet de défendre l’autoproduction et Dérives.tv l’autodiffusion.
O. M. : Nous nous sommes associés avec DocMa au Maroc pour défendre les intérêts de futurs projets documentaires dans notre région. La production du documentaire au Maroc a beaucoup progressé en quantité et en qualité au cours des dix dernières années. Pourtant, le documentaire reste le parent pauvre du métier de cinéaste. Nos parcours sont semés d’embûches de toutes sortes qui entravent l’aventure filmique. Il est impossible d’obtenir les autorisations de tournage quand notre projet se fait hors du cadre des commandes télévisuelles ou de structures de production et de diffusion officielles. Sans parler de la rareté des fonds engagés pour la préproduction. Les frais sont généralement assumés par les cinéastes du début à la fin. Il faut être doublement fou pour s’atteler à cet exercice.
Même en autoproduction, on ne peut pas être à tous les endroits de la chaîne. Je suis auteur du film. Lo et Caroline m’ont accompagné toutes ces années, respectivement à la production et au montage, pour que je reste fidèle à mon idée de départ. Les premières images datent de 2004. J’ai montré certains de ces rushes au Polygone étoilé. Je traduisais au fur et à mesure en français ce qui se disait en arabe, pour que le public comprenne ce qui se tramait dans chaque séquence. J’ai continué à filmer jusqu’en 2009. En 2016, nous avons eu une bourse pour une résidence de montage à Béjaïa. Caroline et moi avons repris cet accompagnement des images par ma voix, ce passage entre l’arabe et le français. Je pense en arabe et écris en français, je réfléchis en français et traduis en arabe… C’est dans cette torsion que se produit le langage documentaire. Cette première mouture du montage m’a convaincu de porter mon choix sur une version originale en arabe. Votre langue marocaine chemine côte à côte avec l’image, pour évoquer une histoire, un imaginaire. Le choix de passer par le conte a-t-il une dimension culturelle ?
O. M. : Comme d’autres cinéastes, je dois travailler ma langue d’origine pour qu’elle parle autant à des francophones qu’à des arabophones. Un mot mal placé peut suffire pour que je sois, moi marocain, mal compris d’un algérien. La langue est une frontière solide. Au contraire, le conte a permis depuis longtemps aux gens de se rassembler, même s’ils parlaient des dialectes différents. En se jouant de la langue, le conteur trouve le moyen de se faire comprendre. Pour transmettre les émotions que l’on a en traversant ce village, même si chaque génération dit des choses différentes, le conte parle à tout le monde, et les générations s’accordent.
L. T. : Dans tout conte, il y a un fond de vérité qui permet de revenir aux origines de notre histoire. Ouahib, enfant, écoutait les mères raconter le mythe de Ben-Nes-Nes : « Cette montagne est dangereuse, si vous y allez un monstre va mutiler vos bras, vos corps. N’y allez pas ! » Ce monstre, il n’existe pas et en même temps, il existe. L’image fortement contrastée, parfois en faible définition, tremble, saute, comme si elle subissait la chaleur, les sursauts de la terre. Comment ce choix est-il né ?
O. M. : J’avais peur, car je filmais sans aucune autorisation. Or ces sites sont surveillés par une sorte de mafia. Les mineurs avaient besoin de se livrer et je ressentais beaucoup de joie à pouvoir les filmer. Alors, je ne coupais jamais la caméra. J’écris comme je parle, je filme comme je me déplace, dans un mouvement perpétuel. Je ne souhaite pas figer le cadre sur une réalité soit-disant uniforme ; la réalité est conflictuelle et contradictoire. Je veux capter la charge émotionnelle liée à l’histoire de la mine. Les habitants de Jerada ne vivent pas les choses de la même manière que ceux qui ne connaissent pas son passé. La ville ne retient pas assez leur attention.
L. T. : Caroline et moi avons été attrapés par cette rugosité de l’image. Cela racontait tout ! Ouahib filme librement, il filme ce qu’il vit : la peur de filmer les mineurs, la complexité de les filmer. Monter en respectant ce geste très brut, très vivant, tout en cherchant à le pousser encore plus loin a été un travail délicat. Mais Caroline monte comme Ouahib tourne, de manière viscérale. C’est l’avantage de ne pas avoir fait d’école.
O. M. : Ce tremblé, pour moi, ce n’est pas du cinéma ! Cela ne me plaisait pas de le garder. Ce fut un moment très tendu du montage. Je voulais raconter par des cadres posés. J’ai dû donner cette liberté à Caroline, accepter de ne pas me censurer. Finalement, ce montage dévoile plutôt qu’il ne raconte.
L. T. : Ce long travail nous a fait comprendre que certaines matières n’avaient pas leur place dans le film. Par exemple, quand Ouahib filmait l’amicale des anciens de Jerada, qui permet aux personnes qui en sont parties de se retrouver, sa caméra ne tremblait plus. Nous avons compris que ces images appartenaient à une autre histoire.
O. M. : Je ne suis pas un membre actif de l’amicale de Jerada. J’ai filmé leurs réunions et je pense que ces images vont trouver une place dans un autre film. Je collectionne les récits en provenance de confessions différentes, d’origines différentes. Il existe par exemple le récit d’un colonel fils d’un mécanicien de la mine, intitulé Djerada — le nom de la ville avant 1932. J’ai pensé Mineurs comme le premier volet d’un triptyque qui irait jusqu’à la fin des descenderies. Ce film sensibilise le public à cette situation, et cela nous donne le courage de continuer à prospecter. La création coloniale de la ville pour l’extraction minière, la manière dont aujourd’hui les pouvoirs locaux et les propriétaires des mines gèrent ces descenderies sont l’objet d’allusions. Avez-vous d’emblée choisi de ne pas aborder frontalement cette question des responsabilités ?
O. M. : C’est un choix. Je ne donne que des indices car personne ne détient la vérité sur la fin des charbonnages. Les pays les moins développés, y compris en Europe, participent encore à cette histoire mondiale de l’extraction minière. Encore aujourd’hui, en 2020, un bureau continue à embaucher des travailleurs. L’exploitation de ces descenderies clandestines est tolérée, car elle freine la fuite des jeunes loin de Jerada. Après avoir fermé une mine qui n’était plus rentable, les ministres n’ont créé aucune alternative d’emploi. Certains peuvent dire des mineurs : et bien, s’ils veulent mourir, alors qu’ils y aillent ! Mais cette phrase passe sous silence une question impossible que je cherche à poser : Comment la mission de sauvetage de la mine, claironnée partout par les décideurs, a-t-elle pu aboutir à sa liquidation ?
En 1992, le ministre de l’industrie et des mines a fait appel à un manager français, formé à Wall Street, afin de restructurer et de prolonger l’activité. Il devait surveiller les détournements. Il a décidé de jouer au sauveur : On entre dans les galeries, on nettoie les surfaces, on va voir si on peut continuer. Pour redresser la mine, il a appliqué une forme de pression psychologique aux mineurs, en comparant la situation à une guerre. Les sept mille employés de la mine devaient travailler nuit et jour. Des files d’attente énormes se formaient devant les bâtiments. Il a cité un philosophe anglais du XVIIIe siècle, Samuel Johnson : « La perspective de la pendaison concentre merveilleusement l’esprit. » Lorsque les rebelles de l’époque avaient à choisir entre la corde et le bagne, ils choisissaient la corde. Aujourd’hui, de petits gladiateurs continuent à se suspendre aux cordes pour descendre aux fond des puits de mine ; ils continuent à croire que pour vaincre le désespoir, il ne faut pas avoir peur de mourir. La corde, comme dernière descente.
Cependant, mon but n’est pas de dénoncer les barons du charbon mais plutôt de leur faire entendre la souffrance et les appels des mineurs qu’ils recrutent. Le film va être projeté dans la cité minière et j’espère qu’il pourra provoquer des rencontres, être acteur du changement. Je ne rêve pas de faire des films qui marchent bien, je rêve de films qui soient responsables de leurs actes. Au-delà d’un constat, le film doit traverser ce dont il parle.
Propos recueillis auprès de Ouahib Mortada et Lo Thivolle par Gaëlle Rilliard, dimanche 9 août 2020
1 : Eddy Firmin, Je-corps et arts visuels, Voix/Voies entravées, percées émancipatrices, Tumultes n°54, Textes réunis par Décoloniser les arts, juin 2020, p. 72.
Cette année, Histoire de doc se transforme en Histoires des formes. En quoi cela a-t-il changé votre travail ?
Il me semble qu’il aurait été obscène de prétendre qu’il s’agit d’une année comme une autre. Histoires des formes est une méta-programmation où le spectateur est mis face au manque, à l’impossibilité de faire un festival. Pour moi c’est une manière de dire : ça n’aura pas lieu, mais ça a déjà eu lieu. Il a fallu tout repenser à partir de ce passé, regarder derrière nous mais aussi vers l’avant en créant quelque chose de nouveau : une manière de traverser l’histoire qui ne soit plus diachronique ni géographique. J’ai fait un travail de morphologue : un itinéraire qui rend compte des variations d’un même motif, d’une même typologie, comme l’essai filmique, par exemple. J’étudie la manière dont se déploie une mémoire culturelle. C’est à la fois un hommage au travail d’autres programmateurs d’Histoire de doc comme Kees Bakker et une traversée de celles que j’ai faites, mais aussi un moment de questionnement sur le geste de programmation. Je viens à Lussas depuis 2008 et y travaille depuis 2009. J’ai suivi comme spectateur toutes les programmations de Kees Bakker. J’ai à présent des archives conséquentes de toutes les programmations, des dizaines de milliers de films. D’habitude dans Histoire de doc, j’engage un véritable travail d’historien. Il faut à la fois étudier l’histoire du pays, l’économie, la société ; se rendre dans le pays lorsque c’est possible pour aller dans les archives, les cinémathèques. Ce voyage dans ma chambre et à l’extérieur dure environ six ou sept mois pour appréhender toute cette matière, lire, et voir six ou sept cents films par pays. Pour Histoires des formes j’avais donc devant moi les catalogues et les archives d’Histoire de doc des années précédentes, avec l’envie de faire partager cette mémoire filmique. À partir de là, j’ai fait un travail de remémoration et de revisionnage des films.
Ce travail conséquent sur l’histoire d’un pays donne-t-il aux films que vous présentez un statut de document ?
Dans ce contexte, tous les films sont évidemment des documents. Prenons l’exemple de la RDA, car il s’agissait d’une dictature ouvertement stalinienne jusque dans les années 1960. Regardez cette ville de Karl Gass, qui défend en 1962 la construction du mur de Berlin, est l’exemple d’un film en apparence irrecevable car bourré de propagande. Avoir une lecture lente des documents me permet alors de repérer dans les films la marge de manœuvre qu’ont les réalisateurs malgré la censure. Certains éléments dénoncés dans le film — la présence d’anciens nazis dans les institutions, l’Ouest ami du capitalisme sauvage et des Américains — apparaissent troublants de vérité aujourd’hui alors qu’on les prenait à l’époque pour de la propagande. Plus on est historien, moins les choses sont tranchées, plus il y a des nuances, plus on lit entre les lignes, dans les espaces blancs et les silences. Ce film est par ailleurs un chef-d’œuvre formel, avec un montage pyrotechnique, eisensteinien ; pour le comprendre il faut le remettre dans son contexte et pouvoir ainsi sentir sa modernité par rapport au cinéma occidental de l’époque.
De la même façon, est-ce qu’Histoires des formes est une manière de renouveler notre regard sur l’histoire du cinéma documentaire ?
L’histoire du cinéma documentaire est encore à écrire, car le peu qui existe se borne selon moi à des cinéastes et des films que tout le monde connaît. Une telle histoire mérite un travail sur les archives qui reste à faire. On se contente aussi d’idées reçues, les frontières restent donc fermées et les films sont toujours les mêmes. La première séance d’Histoires des formes, « De la mise en scène », retrace l’histoire de l’acteur dans le cinéma documentaire. Elle mélange un film des années quarante plutôt classique mais magistral, un film de la Pologne stalinienne des années cinquante, un film de la Nouvelle Vague des années soixante. Il s’agit de balayer d’emblée une posture anti-historique qui ferait de la présence d’un acteur dans le cinéma documentaire d’aujourd’hui quelque chose d’audacieux alors que cela existe depuis L’Affaire Dreyfus de Georges Méliès. L’enjeu est de déceler les germes, les bactéries documentaires là où l’on pensait voir une vie purement fictionnelle. Je dis souvent à mes étudiants qu’il y a beaucoup plus de documentaire qu’on ne pense. Une des choses les plus importantes du métier d’historien, c’est d’élargir le corpus. Par contre, loin de moi l’idée d’effacer les frontières entre fiction et documentaire. Je tiens à me démarquer immédiatement d’une lecture postmoderne de cette séance. Je ne suis pas du tout d’accord avec l’idée que la vérité n’existe pas, que fiction et documentaire, c’est du cinéma. Comme disait Arnaldo Momigliano, la recherche de la vérité dans l’opération de l’historien est fondamentale. Une vérité existe, elle est là. En tant qu’historien ou réalisateur on doit essayer de la faire ressortir, et pour cela, peu importe la méthode que l’on utilise.
Je cherche à poser des problèmes théoriques à travers les films. Les faits rapportés dans The Silent Village de Humphrey Jennings (1943) ont existé, le massacre et les déportations ont vraiment eu lieu. Comment figurer cela ? Des mineurs du pays de Galles jouent le rôle de leurs frères prolétaires de Tchécoslovaquie pour leur rendre hommage. C’est un acte documentaire et politique extraordinaire. Attention les hooligans ! de Jerzy Hoffman et Edward Skórzewski (1955) montre que dans cette société complètement fictionnelle qu’est la Pologne des années cinquante, la seule manière de contrebalancer l’image lisse de la réalité véhiculée par la propagande du parti, était d’utiliser la fiction pour faire ressortir la vérité sociale du pays. Dans l’internat d’une usine textile pour jeunes filles d’Un sac de puces (1962), Věra Chytilová décide de jouer avec elles, de les placer dans la fiction pour essayer d’atteindre leur intime le plus profond. Le théâtre les protège de l’indiscrétion de la caméra et les rend libres ; la fiction détruit les barreaux de l’institution. Qu’aurait fait un documentaire télé classique ? Il aurait lissé l’image de ces filles et de l’internat. Il fallait comme un liquide révélateur dans le bain documentaire, un petit liquide fictionnel. En commençant par la mise en scène pour aller vers l’éthique, dans la dernière séance, on ouvre les frontières des possibilités ou impossibilités de faire documentaire.
Vous proposez des rapprochements parfois surprenants entre des films d’époques éloignées. Cela peut sembler contradictoire avec votre travail d’historien. Comment cette manière de construire les séances s’articule-t-elle avec votre volonté de poser des questions théoriques ?
Dans le travail d’historien il y a toujours plusieurs manières d’articuler la narration avec la recherche de la vérité. Delio Cantimori a travaillé sous le fascisme en cachant ses convictions communistes. Il disait qu’un simple historien répond à des questions sur les documents alors qu’un grand historien invente des nouvelles questions. L’invention des nouvelles questions, tout est là. Les historiens s’accordaient pour dire que les récits retranscrits durant les procès de sorcellerie au Frioul au XVIe siècle n’étaient pas fiables parce qu’extorqués sous la torture. Dans les années 1960, l’historien Carlo Ginzburg formule une nouvelle interprétation : si l’on y prête attention, entre les lignes de la confession se trouvent des traces des croyances populaires de l’époque. Ces documents méritaient un autre niveau de lecture.
C’est là qu’intervient la subjectivité de l’historien. Le corpus est là, je n’ai pas à inventer de nouveaux films, mais à essayer plutôt de poser de nouvelles questions au cinéma et au spectateur. Dissocier les films de l’histoire de leur pays et les réagencer en fonction d’axes nouveaux les fait rayonner dans de nouvelles constellations. À vingt ans j’étais critique de cinéma, aujourd’hui, je suis historien et j’écris des essais à chaque fois que je fais une programmation. L’agencement des films est une forme d’écriture et de pensée en acte. Depuis quinze ans, à travers mes programmations, mon désir a été d’ouvrir, de requestionner, pour trouver aussi un certain plaisir à raconter des histoires. Le mot qui résume cela, c’est le montage. Je construis chaque séance avec un rythme et un motif. Ce n’est pas simplement thématique, ce sont des rimes, des résonances musicales. Si on met une virgule dans un texte il y a déjà montage. Comme le remarquait Marcel Proust à propos de L’Éducation sentimentale, toute la beauté de l’écriture tient dans un blanc. Lorsque Flaubert écrit « Et Frédéric, béant, reconnut Sénécal ! » puis, après un espace blanc, « Il voyagea », c’est du montage. Dans ce blanc s’écoule des années de vie. La programmation, elle aussi, peut être à la hauteur de cela.
Votre programmation est une mise en forme par le montage de cette histoire du cinéma. Qu’est-ce que la forme ? Comment la forme entre-t-elle en rapport avec le réel ?
L’objet du cinéma documentaire c’est le réel, pas la réalité. La question centrale de mon travail d’historien du cinéma, et en particulier du cinéma documentaire, est celle du réel. C’est pour cette raison que dans Histoires des formes il n’y a pratiquement pas de cinéma direct (à l’exception de Psychodrame de Marek Piwowski). Le direct a eu le grand mérite de nous plonger dans la réalité, mais il a trop souvent oublié le réel. Johan van der Keuken affirmait ne jamais faire de cinéma direct. Le réel est ce qui surgit de la distorsion qu’opère tout regard sur la réalité. Le documentaire, ce n’est pas le document. L’enregistrement mécanique et indexical de la réalité n’est pas la garantie du documentaire. Ce qui m’intéresse, c’est le cinéma indirect, les liens dangereux du cinéma documentaire avec le cinéma expérimental et la fiction. Je ne pense pas qu’un entretien puisse épuiser la vie de quelqu’un, la pensée de quelqu’un. Il faut aborder cette vie et cette pensée avec un regard prismatique qui réagence le réel par le montage, par le travail formel d’images et de sons, car c’est ce qui donne forme et présence au visible et à l’invisible. Dans la séance « Politique de l’essai », le travail formel de Jørgen Leth (La vie au Danemark, 1971), lui permet justement de porter ce regard impitoyable de sociologue à la Baudrillard sur nos vies occidentales, nos vies en plastique, nos vies en boîte, de consuméristes. La mise en scène, le cadre, le fond noir, rendent visibles ce que des entretiens normaux n’auraient jamais pu montrer.
La forme, c’est le véritable contenu du film. Le contenu en soi n’existe pas, c’est de l’anecdotique. Ce n’est pas uniquement l’histoire qui compte, mais aussi, comme le disait Paul Veyne, Comment on écrit l’histoire, comment on tourne, comment on met en scène les choses pour les révéler et les figurer et pas seulement les montrer. Tolstoï, pour parler de la Russie du XIXe siècle, a écrit Le Cheval. Cette nouvelle raconte le point de vue d’un cheval sur sa propre vie. Il ne comprend pas la question de la propriété privée, elle n’a pas de sens pour lui — Tolstoï était communiste, à sa manière. À nous lecteurs, ce déplacement de point de vue révèle que la propriété privée en soi est insensée. Nous voyons le monde autrement. De quel point de vue, avec quel langage, avec quelle tonalité peut-on faire résonner les choses, pour qu’elles signifient à nouveau, pour qu’elles nous apparaissent autrement ? Là se révèle la forme.
Les points de vue qu’adoptent les films opèrent non seulement des déplacements esthétiques, mais aussi éthiques. Est-ce une volonté de bousculer certaines limites que se donne le cinéma documentaire ?
Cette séance « Questions d’éthique » regroupe des films qui ont provoqué le débat, qui n’ont pas laissé indemne le spectateur. Ils s’attachent à rendre la violence, l’intime, la blessure profonde et la dévastation sociale, tout en défiant le voyeurisme, la pitié à quatre sous et la jouissance sadique du spectateur. Cela ne veut pas dire que je suis un libertin effréné et que je pense que l’on peut tout faire. Il y a des films obscènes et pornographiques que je déteste de tout mon coeur. Mais souvent, quand on entend crier au scandale à propos de films documentaires, c’est au nom d’une sorte d’idéologie documentaire, d’un moralisme victorien qui empêchent de voir les choses. Et surtout on se prive de la pensée et de la critique. Soit il est question d’éthique, soit il est question de morale. Moi je parle d’éthique. Les personnes qui posent des décalogues moralisateurs sur le cinéma appartiennent à une époque néo-stalinienne, qui malheureusement est la nôtre.
Ces trois films osent justement commettre le péché d’aller plus loin, chaque fois plus loin — cela a été le sens du remontage pour ce triptyque. Cela commence avec la froideur absolue du document photographique de Walter Heynowski dans Kommando 52 (1965). Le film regarde la mort en face. Ce film est un choc pour le spectateur, c’est certain, mais nous rappelle aussi qu’en Allemagne de l’Est, un réalisateur a tenté de montrer l’impérialisme occidental à l’œuvre. Dans Psychodrame (1969), la position du réalisateur est très troublante : il pose des questions très dures, très âpres mais on le sent bienveillant. Il n’est pas juste voyeuriste, il aime vraiment ces filles. Le parti pris formel des gros plans en noir et blanc est magnifique. Il filme des filles dévastées mais belles. Elles sont belles parce que surgit une vérité chez elles, qui est la vérité des larmes, la vérité du cri, de la rébellion ; elle n’est pas écrasée par la caméra mais au contraire nous envahit. Dans Film noir (1971), Želimir Žilnik fait encore un pas de plus : il n’inclut pas uniquement sa voix dans le film mais aussi son corps, sa famille, son appartement, sa vie. Il fait exploser la posture du maître à penser. Selon moi, l’honnêteté de la position de chacun de ces réalisateurs est fondamentale. Là on peut parler d’éthique.
Quand on fait une programmation, on s’adresse à un spectateur implicite puis à un public. Quelle est la place du spectateur dans l’élaboration de la programmation ?
J’aime l’idée d’un spectateur venant à Lussas pour suivre Histoire de doc pendant trois jours, en suivant toutes les séances, qui sort de là avec cette bouffée de films et en même temps avec une connaissance du pays et une envie d’en savoir plus. Cela arrive souvent ! Pour que cela advienne, le mieux est de travailler chaque séance pour pousser le spectateur à aller voir les autres, le captiver. Chacune est comme un micro-chapitre du livre qu’est la programmation dans son entièreté. Elle se doit de donner l’accès le plus riche possible à la palette des formes de l’histoire du cinéma documentaire du pays.
Je pense que la programmation est une forme pour comprendre le monde, pas uniquement l’histoire du cinéma. Faire penser les films ensemble peut enrichir le regard d’un étudiant, d’un spectateur, d’un cinéphile. Le programmateur fait la même chose qu’un curator qui, par l’accrochage, propose un nouvelle juxtaposition des photographies ou des tableaux et donc une nouvelle lecture des œuvres et de l’artiste. Il redonne vie à ces images, grâce à la construction d’un nouvel axe de regard pour le spectateur qui entrera dans la salle de l’exposition et suivra ce parcours mental. Pour autant, on ne peut pas simplement arracher les objets que l’on propose à leur histoire, oublier les rayures du temps. Il ne faut pas que l’acte de remontage néglige la philologie, c’est-à-dire l’inscription d’une œuvre dans le contexte qui lui est propre. C’est une exigence de lisibilité, sinon c’est l’arbitraire absolu. Je pense que l’enchaînement des films ne doit pas avoir moins d’ambition que cela.
En définitive, la programmation devient un acte de transmission qui a lieu dans la salle de cinéma, pendant l’échange avec le public. Quel rôle joue ce moment pour vous ?
La question pédagogique est au centre de mon travail. Le livre que j’ai composé pour accompagner la réédition du film de Vittorio De Seta, Journal d’un maître d’école (1973), est pour moi un miroir de mon travail de passeur – programmateur – historien. Donner au lecteur des clés sur la fabrication du film de De Seta est aussi une réflexion sur une méthode de travail et une tentative d’échapper à une position professorale qui resurgit parfois.
Lors des échanges avec le public, je suis présent et j’essaie de m’engager du mieux possible avec les connaissances que j’ai acquises les six mois précédents. L’accompagnement des films est un grand plaisir car leur agencement dans la séance produit déjà des questions de cinéma. Dans mes programmations, les interrogations factuelles existent évidemment mais les enjeux de cinéma sont au centre du débat. Voilà la vraie réussite d’un programme. Je trouve cela magnifique car on dépasse enfin le pur factuel, diachronique, pour arriver à autre chose. Si cela a lieu, c’est à mon sens parce que chaque opération que je fais vise cette transmission. Toutes les étapes doivent être lisibles, accessibles, réflexives, pour que le spectateur soit en mesure de me suivre à tout instant. En ce sens, je suis absolument brechtien. Cela se joue aussi dans le langage. D’ailleurs, je ne m’exprime pas dans ma langue maternelle. J’ai beaucoup moins d’expressions en français. En italien, je suis plus brumeux et intellectualiste. Utiliser une langue que j’ai adoptée me permet de prendre du recul. À chaque fois, l’opération que je fais doit être une méta-opération. Il n’empêche que le plaisir est important. Il y a une jouissance qui provient du cinéma et en même temps les choses sont mises à distance. C’est exactement cela, le regard de l’historien. Faire avec le cerveau m’intéresse bien plus que faire avec ses tripes. Faire avec ses tripes, pour moi, ce n’est pas démocratique, c’est même très risqué. On peut parvenir à une joie cinéphile avec cerveau et coeur ensemble. Alors, cette année, le vrai défi est que je ne serai pas là. J’ai réalisé des enregistrements pour accompagner les séances, mais je ne serai pas présent, ni pour répondre, ni pour défendre, ni pour partager. C’est une souffrance, mais c’est aussi un miroir de la situation actuelle, qui provoque des trous, des manques, de virulentes absences. Ne pas assumer cette rupture historique ne serait pas à la hauteur de ce qui se passe, comme de ce qui s’est passé. Plutôt qu’un débat en ligne, je préfère nettement que les séances soient condensées et puissantes, qu’elles arrivent directement au spectateur, même sans médiation. Et puis, j’ai écrit ce court édito, que je pense assez aigu pour rendre lisible ce manque, et surtout ne pas le combler.
Propos recueillis par Alix Tulipe, mardi 11 août 2020.
« Car (je) mon corps reste insoumis et sauvage Car (je) mon corps déborde les barrières qui lui ont été assignées Car (je) mon corps est traversé par l’ élan de dire Car je pousse je grandis je me transforme Car j’explose en images Car ainsi Mon corps me revient. » 1
Antoine,
Et des ruines que tu me laisses propose un déplacement du regard sur nos relations corps et espaces, sur notre rapport au corps comme lieu désirant, à travers le prisme de la caméra, comme tu dis. Sortir des chemins battus. Pour ce faire, tu utilises la pratique du cruising, en filigrane, comme potentiel réflexif et comme matière pour construire ton film ; et la figure du cruiser comme sujet de celui-ci. Le cruiser est un errant, dont les sens sont en plein éveil, sensibles au moindre bruissement, au moindre souffle.
Une ode au voyage, donc. On voyage à travers ton film, et pourtant ses plans sont fixes, contemplatifs. Sauf la scène du début, travelling, on suit un motard. Celui-ci nous emmène au lieu où tout se joue ; entre un village et sa nature environnante.
Les ponts, tu les fais à travers tes plans, par métaphores diluées d’images renvoyant à nos clichés collectifs. Je pense à ce que tu m’as dit, filmer le village, filmer la nature, en tête, ce paradoxe d’un monde hyper ennuyeux, et la nature foisonnante, sans humain* ou presque.
Un langage qui ne se dit pas directement. Tu rajoutes encore un filtre, la voie off, ta voix. Elle est là comme une double adresse, privée et collective. En un murmure, de l’ordre du témoignage, de l’intime et du politique. Sublimer, aller contre l’imaginaire attendu de nos désirs, c’est cette rumeur, la rivière, toujours présente, c’est le canevas du film. To cruise signifie ”croiser” pour un bateau ou “voler” pour un avion, “naviguer” dans les deux cas. Un cruiser est un croiseur, un être en itinérance, flâneur, rêveur, a cruise, une croisière. Naviguer, à contre courant : « une étreinte à travers ce mur qui s’effondre entre nos corps […] certains poissons prennent le risque de remonter le courant. »
La beauté est subjective, à requestionner, à déconstruire. Me reviennent deux plans de ton film. Le premier, dans un jardin privé, un touriste photographie un iris. Cette fleur, cliché du désir par excellence, est cultivée, créée de toute pièce par l’humain*, rattachée au désir hétéronormé. Dans l’autre plan, nous voyons le bas du buste et les jambes d’un homme en posture d’attente, de dos, au milieu d’une nuée de fleurs sauvages, hautes, invasives, violettes. Le genre et la sexualité, par le prisme des fleurs. Ces plantes, mauvaises herbes, auquel personne ou presque ne porte attention, détiennent un savoir sur la place que nos sociétés laissent aux désirs. Tu dis, on nous laisse ces espaces là, les ruines, dont personne ne veut. L’espace public nous a interdits, le système, la norme nous a interdits, et nous on investit, on construit à partir de ruines.
Les corps se relâchent, la voix se pose, les rêves se déplient, les désirs s’ajustent. Il n’est pas tant question ici d’une scène de sexe, que d’une sexualisation de l’espace et de l’érotisation d’un mouvement exploratoire. Ta caméra, ton regard, ton désir, traitent de la manière d’être à et dans l’espace, au corps et dans la nature, à l’intérieur et dans l’extérieur des « aires morales ».
Chacun des deux devient la relation de l’autre.
Je déploie : J’invente ma vision ni « naturelle », ni « normale », ni « objective », mais réelle puisqu’elle surgit du désir. Nos désirs font désordre, nos désirs choquent, ils ne vont pas de soi, ils bouleversent l’ordre établi. Qu’on le veuille ou non nos désirs sont politiques.
Ce que nous regardons, à la fin de ton film, s’appréhende-t-il au point du jour, à l’aube d’un nouveau monde ? Ou bien au crépuscule du vieux monde ?
Nous sommes là, dans l’heure rose, à la croisée.
Merci à toi.
1. Extrait du « Manifeste pour un cinéma corporel » de Maria Klonaris et Katerina Thomadaki.
Mahé Cabel
Ce texte est une forme de réécriture sensible d’une rencontre, d’un échange, entre la spectatrice que je suis, et le réalisateur du film Et des ruines que tu me laisses, Antoine Vazquez.
Réalisateur de Jan Kkrizek sculptures et abeilles (Route du Doc), producteur et enseignant à la FAMU (École tchèque de cinéma et de télévision), Martin Řezníček nous guide dans les méandres kafkaïens de la production documentaire en République tchèque.
Quelle est la situation du documentaire en République tchèque ?
Il y a peu de documentaires en salles, car les films projetés sont plutôt des longs-métrages qui sont plus durs à produire. Trouver un distributeur est assez difficile, seuls trois ou quatre se risquent à diffuser des documentaires. Mais il faut savoir qu’il y a quatre ans de cela, il n’y avait aucun documentaire en salles. En fait il y a eu une sorte de mode très éphémère du documentaire au cinéma, qui est maintenant un peu passée. En revanche, tous les films, même mauvais, peuvent être diffusés à la télévision, car la télévision mange tout.
Dans quelle mesure l’État s’implique-t-il dans la production documentaire ? Y a-t-il une institution qui centralise des recettes et les redistribue, telle que le CNC en France ?
L’État a créé un fonds de soutien à la production, géré par le Ministère de la Culture. La majorité des recettes proviennent des droits d’exploitation de vieux films tchécoslovaques, lors de leur rachat par les télévisions tchèque et étrangères. Une petite part est aussi prélevée sur chaque ticket de cinéma, dont la somme a été fixée à une couronne 1 au début des années quatre-vingt-dix, et n’a pas augmenté depuis. Mais entre-temps le prix du ticket de cinéma a plus que décuplé ! Et il y a deux ans à peu près, un projet de loi prévoyait que les chaînes de télévision, privées et publiques, versent une infime partie de leurs recettes publicitaires à ce fonds. Cette proposition a été étudiée au Parlement et au Sénat, mais le Président a mis son veto. Les étudiants de la FAMU, ainsi que quelques producteurs, ont organisé des manifestations. Finalement, le Président a mis en place des versements directs du budget gouvernemental au fonds de soutien, dont le montant annuel est fluctuant.
Le fonds est plutôt destiné à des productions cinématographiques, mais depuis quelque temps les films pour la télévision peuvent obtenir des financements. Surtout pour les chaînes publiques, censées être de meilleure qualité car non commerciales. Différentes aides existent : une minime pour l’écriture du scénario, et d’autres plus conséquentes pour la production, la post-production ou la distribution. Le temps qui s’écoule avant que l’on reçoive cette aide de l’état dépend de nos affinités avec le gouvernement. Si le réalisateur soutient les idées du Président, il recevra l’aide l’année suivante, s’il s’oppose à sa politique, il ne verra jamais cet argent. De plus, cette subvention possède une condition : vous devez la dépenser dans l’année fiscale, sous peine de devoir rembourser jusqu’au double de la somme. Ce n’est pas gênant pour les films courts ou certains programmes télévisés, mais en général les productions se font plutôt sur trois, quatre, voire cinq ans. Cette subvention impose des délais trop courts et oblige à bâcler le film, elle peut donc devenir un piège contre-productif. Pourtant, l’heure actuelle, elle reste la meilleure source de financement.
Quels sont les autres financements possibles ?
Vous pouvez obtenir un contrat de coproduction avec une chaîne de télévision, mais les démarches durent longtemps, le dossier va et vient d’un bureau à l’autre. Il y a quatre ou cinq ans, j’avais un projet de film documentaire avec la télévision, le contrat a traîné pendant deux ans. Cela dépend aussi des relations personnelles : un des décideurs, qui ne m’appréciait pas du tout, bloquait la progression du dossier. Par contre, quand on obtient ce contrat, le budget du film est doublé. Il existe aussi des subventions accordées par MEDIA (Programme de soutien à l’industrie audiovisuelle européenne). Enfin, on peut maintenant assister dans les festivals à des séances de pitching : les réalisateurs ont quelques minutes pour présenter leur film afin de convaincre divers producteurs d’investir dans leur projet. L’IDF (Institut pragois du Film Documentaire) met en place ces séances pour favoriser les rencontres entre réalisateurs et producteurs. Globalement, si le projet est bon, on se débrouille toujours pour trouver des financements, mais cette recherche demande beaucoup de temps et d’énergie. La bureaucratie est très lourde parce que trop précise, il faut fournir beaucoup de détails inutiles. Pour faire un film, il faut 30% de talent et 70% de persévérance.
Si cela représente tant de difficultés, pourquoi produire vous-même les films que vous réalisez ?
l’étais obligé, il m’était trop compliqué d’impliquer une autre personne dans mes projets, de lui demander d’être aussi engagée que moi pour défendre le film. J’entretiens avec le métier de producteur une relation d’amour/haine que je ne m’explique pas. l’aime faire de nouvelles choses tous les jours. Mais aujourd’hui, pour les deux projets que je développe en tant que réalisateur, j’aimerais qu’un producteur me soutienne. Je veux préserver ma vie personnelle car réaliser des films, les produire et donner des cours à la FAMU me demande trop de temps. Plus jeune, j’ai parfois cessé de voir mes amis pendant un an pour la préparation d’un tournage. Et pourtant, pour qu’un documentaire soit intéressant, il faut être ancré dans la vie réelle, parler avec les gens, observer ce qui se passe autour de nous.
Propos recueillis par Pauline Fort, traduits par Monika Pohorela
Une couronne tchèque équivaut à 4 centimes d’euros, et le ticket de cinéma vaut environ 6 euros.
Avec Les Secrets (Incertains Regards), Tony Quéméré réalise un premier film où il tente de transmettre l’héritage de sa famille dans toutes ses ambiguïtés…
D’où vous est venu le désir de faire ce film et pourquoi se construit-il dans un aller et retour entre, d’un côté, des images du passé, celles de votre famille, et, de l’autre, une introspection dans le présent ?
Ce qui me plaît dans le cinéma, c’est la communication des sensations, le parcours sensoriel qui se transmet par les images et le son. Je me suis intéressé à la science politique pour comprendre le monde contemporain, à l’histoire pour comprendre le monde passé, à la littérature pour comprendre le monde des possibles. Le cinéma m’est apparu comme un art total.
Mon premier contact avec le cinéma a été de tourner avec un petit caméscope prêté par une amie. Il me fallait entendre les voix et voir la gestuelle de mes proches. C’était un besoin primitif : garder des traces du passé. Les pierres que je filme, ce sont des pierres qui n’avaient même plus le temps d’être érodées. Comme le disait Henri Langlois, retenir le temps, c’est se laisser aller à la fascination des images, garder une trace des morts, les avoir en face de soi. Même si ce ne sont que des fantômes sur un écran, ils restent présents.
Pour mon premier film, je suis parti de ce que je connais : mon histoire personnelle, avec sa singularité et sa dimension universelle. Les Secrets essaie de reproduire l’univers mental d’un gamin de douze ans. Je voulais être proche du réel, je voulais être cru mais aussi lyrique, mettre le spectateur dans un état commotionnel fort, quitte à le choquer, faire un film que le spectateur ne puisse pas zapper et qui le questionne. Mais mon film s’adresse aussi aux gamins qui vivent cette situation dans une solitude profonde, afin qu’ils puissent surmonter cette expérience. Dédramatiser, c’est dire : vous n’êtes pas tout seuls, vous marchez dans un tunnel, vous ne voyez pas la lumière, mais continuez à marcher et à vous battre !
Ce film nous plonge dans l’histoire complexe de votre famille et nous fait toucher à des enjeux politiques et sociaux…
L’alcoolisme fait partie de cette famille, et c’est un phénomène très répandu en Bretagne, bien que tabou. Il s’agit d’assumer, de traverser une frontière, de dépasser la honte. Ce combat soulève un réel problème de société. Bien avant de faire ce film, au lycée, j’ai découvert Bourdieu, Marx…, que nous sommes inscrits dans des phénomènes sociaux, qu’il n’y a pas de fatalité divine et que nous pouvons expliquer ces forces qui écrasent certains individus. On observe une compétition de plus en plus exacerbée et certains individus ne sont pas programmés pour ça. Ils ne sont pas des « battants », ils sont sensibles et fragiles, leur besoin d’ivresse est celui d’une liberté. Ce film est un hommage à ces personnages. En les montrant sur grand écran, je voulais les insérer dans la grande Histoire.
J’ai inoculé un humour, une ironie dans ce film pour permettre une distance. Car à force de plonger vers le drame, nous plongeons dans l’absurde… Comme les gens de Kergoad Uhelan qui peuvent à la fois se blesser gravement et en rire, j’aime cet exorcisme du rire.
Dans votre film, vous introduisez une séquence où votre mère apparaît ivre, dans sa profonde faiblesse, son intimité. Cette séquence provoque des avis partagés. Pourquoi choisissez-vous de rendre publique cette intimité ?
Ce n’est pas parce que ma mère est boursouflée par l’alcool qu’elle n’est pas belle. Dans cette séquence, il y a de l’humour : il est une heure du matin et ma mère trouve le moyen de taquiner mon père sur son look. En robe de chambre, il fume sa cigarette, avec un petit côté Alain Delon… Je voulais faire passer cette complicité. Ils sont comme Tristan et Yseult, ils représentent cet amour idéal et inconditionnel qui me touche dans sa détresse. « Si je tombe, tu tombes avec moi ; et si tu tombes, je plonge avec toi. » Le film appelait cette séquence. C’est évidemment un tabou de montrer ainsi ses parents mais j’use du droit d’un enfant vis-à-vis de ses parents. Sans cette séquence, on aurait pu penser que je suis mythomane… Je ne regrette pas du tout d’avoir transgressé les limites de l’intime et une certaine morale.
Comment votre famille a-t-elle réagi à votre film ?
Après avoir réfléchi une nuit, mon frère m’a dit aimer voir sa famille héroïsée. Ma mère a ri, elle s’est vue comme dans un miroir. L’image de ces corps torturés qu’elle côtoyait lors de ses cures lui apparaissait enfin clairement. Une distance naissait en elle. La réaction de mon père fut plus vive, non pas parce qu’il est montré saoul, mais parce que le film insinue qu’il a fait du mal à mon frère. Le lendemain, il m’a remercié pour ce film. La réaction de ma cousine a été la plus violente. Elle a vécu les mêmes choses que moi, mais de manière plus dure. Elle m’a reproché d’avoir filmé mon père, sortant du garage, le bleu de travail déchiré, le torse griffé. En fait, je n’ai pas filmé ces images, une voix off les raconte, les lieux sont montrés vidés de leurs personnages. C’est son cerveau qui a créé ces images. Lorsque je lui ai expliqué que celles-ci n’existaient pas, elle s’est apaisée. En faisant ce film, j’ai tenté de maîtriser une violence, la violence de cette bête…
Propos recueillis par Morvan Lallouet et Mickaël Soyez
Dans Un soir d’été, un étranger (Incertains regards), Olivier Bertrand, dont c’est le premier film, donne la parole à des résistants inattendus. Quels facteurs poussent un individu à sortir du cadre et à prendre un jour le chemin de la désobéissance civile ?
Comment est né le projet de ce film ?
En 1997, j’avais écrit un article pour Libération qui évoquait le sort d’un clandestin caché par les notables d’un village. J’avais gardé l’anonymat des gens et des lieux pour ne mettre personne en danger. Ce clandestin, Miloud, était alors encore caché chez eux. Après son passage dans ce village, je suis resté en contact avec lui pendant cinq ans. Je suis allé le voir en Hollande – d’où il a été expulsé – puis à Tanger. Je l’ai revu en Espagne, puis l’ai amené en Italie en 2002. Depuis, j’ai perdu sa trace. Son histoire m’a beaucoup marqué par son caractère générique d’immigration économique, et surtout par une autre dimension que j’ai rencontrée chez lui : il avait pour l’Europe une attraction presque obsessionnelle, un sentiment d’appartenance à notre mode de vie.
Mais le propos de ce film est avant tout l’histoire de ceux qui l’ont accueilli : Ludovic, Maryse, Marguerite et Christian. Quand j’ai suivi la formation en réalisation de film documentaire des ateliers Varan, il m’a fallu choisir un sujet et celui-ci s’est imposé immédiatement. En effet, lors de notre première rencontre avec les habitants de ce village, un lien s’était très vite installé entre nous. Quand j’ai repris contact avec eux dix ans plus tard, ils ont accepté ce projet avec enthousiasme.
Pendant ces trois mois de travail, la difficulté a été de sortir de mon écorce de journaliste et d’intégrer cette identité au sein du film, assumant ainsi de poser un point de vue personnel ; c’est au montage que cela s’est clarifié. La rencontre installée dans la durée n’est pas si éloignée du journalisme tel que je le conçois. La différence majeure consiste à parler à la première personne alors que l’écriture d’un article de presse instaure une distance et abstrait le journaliste des faits qu’il aborde. Filmer les personnages dans leur activité quotidienne permet d’installer la narration dans un temps décrispé. L’énonciation s’opère sur un double niveau : ce que l’on dit et ce que l’on fait.
Comment expliquer l’implication de ces personnages bourgeois et l’apparente évidence de leur engagement personnel ?
Cela dépend. Pour Ludovic, par exemple, cet événement a eu une résonance particulière. Il avait dix-sept ans la nuit de la rafle du Vel d’Hiv et son voisin a abrité son fils chez les parents de Ludovic et ils y sont restés pendant toute la durée de la guerre. L’arrivée de Miloud a provoqué une résurgence de cette histoire. Chaque personnage possède ses propres motivations : Maryse a vécu trois ans à Alger entre 1959 et 1962 ; Marguerite, quant à elle, est une chrétienne humaniste et profondément engagée. De plus, elle-même est d’origine mexicaine. Elle est convaincue qu’on se crée des failles identitaires dans lesquelles s’installe la générosité.
Son fils Christian qui est le maire du village parle, lui, de choisir son camp en évoquant Vichy, sans aller vers un rapprochement caricatural. Pour ma part, je ne voulais pas juxtaposer des situations historiques. Il ne s’agit pas ici du statut de Miloud mais de celui des gens qui l’accueillent. Ceux qui choisissent ou non d’ouvrir leur porte : on n’ouvre pas sa porte par hasard. Chez Christian, le rapport à la loi est d’autant plus important qu’il s’agit d’un homme qui n’est pas un voleur, qui n’est pas un tricheur, pour qui la loi est un cadre. Qu’ils soient structurés par rapport à la foi ou la loi, ces êtres ont la souplesse de dire : « voilà ce que la loi me dit, ce que l’Église me dit ; mais intimement, qu’est-ce que ma morale, mes valeurs me disent de faire ? ». L’Eglise ne doit pas être l’endroit où l’on structure les gens de façon rigide mais où l’on s’interroge sur ses engagements.
Le personnage de Miloud lui-même est absent du film, désincarné. Pourquoi ce parti pris ?
c’est un choix délibéré. La question s’est posée en visionnant les rushes. Dans une des séquences, Maryse regarde des photos de Miloud que je lui ai apportées. Elle m’en montre une et Miloud apparaît à l’image. Ma monteuse voulait intégrer ce plan parce qu’elle estimait important qu’il apparaisse physiquement. Cette démarche participait pour moi d’une dénonciation car je ne connais pas le statut actuel de Miloud et n’ai pas le droit de l’exposer. À la fin du film, je montre une photo prise sur le port de Tanger où Miloud, de dos, regarde le détroit de Gibraltar.
Par ailleurs, ne pas le montrer me permettait d’aller vers l’universel. Miloud est un révélateur de l’humanité de ces gens.
Propos recueillis par Anita Jans et Isabelle Péhourtica
Au-delà des clichés qui les stigmatisent, comment faire émerger la parole intime de ceux qui vivent de l’autre côté du périphérique ? Dans La Vie ailleurs (Incertains Regards), le réalisateur David Teboul donne voix et corps à des récits qui révèlent les liens entre les êtres et les lieux imaginaires qui les habitent.
Dans quelle mesure La Vie ailleurs est-il un film sur la banlieue et sur les gens qui y vivent ?
Réaliser un film sur la banlieue et les problèmes liés à l’urbanisme n’était pas mon propos : c’est un sujet qui m’ennuie et qui a un caractère politique. Dans le film, la dimension politique découle du propos esthétique. Je voulais aborder la question de la marge, de la périphérie : que signifie habiter un lieu et construire sa propre existence à partir de cet habitat ? Que signifie tourner autour du centre ? Quand on vit en périphérie, on a toujours envie d’aller dans d’autres centralités ou dans d’autres périphéries. Le titre l’évoque : on imagine toujours autre chose ; on aspire toujours à un ailleurs.
J’ai voulu faire entendre une parole intime là où on ne l’entend jamais. La parole associée à la banlieue est en général dénonciatrice ou d’ordre événementiel. J’ai pris le parti d’interroger des gens qui y habitent, mais qui auraient pu vivre dans des lieux complètement différents, qui n’ont pas de discours a priori sur elles-mêmes et sur ce lieu particulier, et qui dégagent une intimité singulière, au-delà du document sociologique. Le travail effectué avec ces personnes porte surtout sur l’émotion. En ce sens, La vie ailleurs n’est pas ancré dans la banlieue mais il s’inscrit dans un territoire marqué par la blessure, par une forme d’abîme. La question de la perte est importante car elle habite les personnages : la perte du père pour l’un, l’amour perdu d’une jeune fille pour l’autre. C’est un film sur le sentiment, sur l’amour, sur le deuil… J’ai voulu dessiner une géographie du sentiment à partir d’histoires, de fragments de vie, de fragments d’êtres, de puzzles aux pièces éparpillées. Le film se situe à la périphérie des histoires racontées. Les gens s’interrogent sur des choses qui paraissent accessoires mais qui expriment l’essence de leur être : c’est l’inverse d’une narration.
Le dispositif du film repose sur une alternance entre les entretiens et les interventions d’une voix off qui raconte à la troisième personne une histoire d’exils qui semble autobiographique. Pourquoi avez-vous choisi d’entremêler ainsi cette voix off et celle des personnages ?
La voix off est un corps étranger sur lequel viennent rebondir les voix des différents personnages. Une résonance peut ou non se produire entre les deux, car ces personnages ne se ressemblent pas. La voix off est une voix voyageuse qui circule dans l’espace ; elle fonctionne de manière indépendante, comme un processus de libre association. Le spectateur peut ou non projeter cette voix sur l’une des personnes interrogées. L’imaginaire s’ouvre d’autant plus largement que les témoignages entendus sont intimes. Cela fonctionne comme le discours amoureux : quand il est ouvert, il peut permettre une projection. Fermé, il produit du narcissisme. Je n’ai voulu enfermer ni les personnages ni la voix off dans un propos narcissique.
En fait, les personnes interrogées aussi bien que la voix off s’inventent des histoires. Le film ne s’appuie pas sur le réel, ne s’y inscrit pas car les personnages s’interrogent sur ce qu’ils « fictionnent » de leur propre vie. La réalité est forcément présente ; mais ce qui me touche, c’est la façon dont les personnages l’habitent. Même si ces personnes sont très concrètement enracinées dans le réel, ce qu’elles racontent comporte, comme pour toute histoire, une part de fantasmagorie, de songe, de mensonge. Je cherche à privilégier la part de fiction qui représente, pour moi, l’absolu mensonge.
Quelle importance attachez-vous aux différentes manières qu’ont vos personnages d’habiter un lieu ?
Dans nos habitations nous sommes souvent attachés à des choses infimes, à des objets intimes. J’aurais donc pu réaliser le même film dans un cadre bourgeois. Filmer l’intérieur et la décoration des appartements me permet ainsi de révéler une poésie du « presque rien ». Tous mes films sont aussi parcourus par la notion de huis clos. Bania (2005) a été tourné dans des bains en Russie : il n’y a aucun commentaire, on y voit juste des hommes qui se lavent. J’évoque la déportation dans Simone Veil – Une histoire française (2004), mais il s’agit aussi d’un film très intime. Yves Saint-Laurent, 5 avenue Marceau 75116 Paris (2002) repose sur la même idée : le couturier est filmé dans son atelier, en plein processus de création. L’objet de La Vie ailleurs est un peu différent, mais l’intention n’est finalement pas si éloignée.
Propos recueillis par Nathalie Montoya et Isabelle Péhourticq
Dans Fils de Lip, Thomas Faverjon retrace le parcours de ses parents, ouvriers à l’usine Lip lors des luttes de 1973-74 et 1976-81. Il offre son film en cadeau à sa mère et à « tous les laissés pour compte de la deuxième restructuration ».
Fils de Lip annonce d’emblée son ancrage subjectif. Le film retrace en partie le déroulement des conflits dans l’usine Lip, mais c’est surtout un film sur vous. Comment avez-vous effectué cet arbitrage entre l’histoire collective, publique, et l’histoire intime familiale ?
Il y avait des images qui m’avaient marqué enfant et qui n’avaient pas de mots… Au départ, je ne voulais pas que ce soit un film sur moi, je voulais faire un film pour comprendre ce qu’avait pu vivre ma mère. Il y avait une souffrance chez ma mère. Et il me semblait qu’on n’expliquait pas vraiment l’échec de cette aventure. Je voulais lui dire qu’elle n’avait pas à souffrir de cette histoire, mais je me suis rendu compte que cela m’avait profondément marqué et que je devais l’accepter. C’était peut-être ce silence-là que je voulais pointer.
Vous commencez votre film par un plan où la caméra filme le sol, comme si elle avait été allumée par inadvertance. Pourquoi ce choix ?
Cela a été un grand débat pour garder cette séquence que j’aime beaucoup. La femme qu’on entend, Fatima, voulait tantôt être à l’image, tantôt ne pas y être. Et du coup, cette première séquence est emblématique de la suite : il y a ceux qui veulent parler et ceux qui ne parlent plus.
Et vous semblez forcer vos parents à parler…
Je voulais que mes parents soient victorieux, qu’ils me disent qu’ils s’étaient battus pour ce qu’ils croyaient. J’aurais voulu entendre : « On a cru à la cohésion, on s’est battu et ça c’est mal fini », mais je ne l’ai jamais entendu de leur bouche.
Les questions adressées à vos parents ne trouvent pas de réponse. « À toi de voir ! », dit votre père. Avez-vous choisi de parler pour eux ?
Je ne voulais pas de voix off narrative qui dise : « Moi je ». Comme mes parents ne me disaient pas ce que je voulais entendre, j’ai introduit une voix off qui joue un peu le rôle de la parole fantasmée de mes parents. Du coup, je m’exprime à la place de mon père, pour dire ce que je voulais entendre.
Mais j’avais l’impression que je ne posais pas les bonnes questions. Je n’arrivais pas à faire le film, à relier les sentiments contradictoires d’échec et de victoire. Au moment où j’ai travaillé avec ma monteuse, j’ai compris que j’étais dans le fantasme, que mes parents ne m’en diraient pas plus. Et j’ai accepté l’idée que je voulais en fait raconter ce que j’avais ressenti enfant.
Lip pour moi, c’est mon enfance : « Une usine, mais une usine où il y avait une garderie où les gens mangeaient ensemble le midi, où il y avait des A.G., où mon père travaillait et où on gardait l’usine le dimanche. »
Alors mon dispositif a complètement changé. Je suis retourné voir les anciens de Lip et je leur ai dit : « Je vais vous raconter mon histoire avec Lip. Pour moi, c’est trois émotions : la joie, la tristesse (liée au vote d’octobre), la violence (le suicide). Voilà mes mots, quels sont les vôtres ? »
Vous êtes alors confronté à des constats amers. C’est comme s’il n’y avait pas eu de résignation mais une forme de désenchantement.
Oui, je crois que c’est ça. J’ai l’impression que c’est cela qui fait souffrir. Ce n’est pas de dire qu’on a échoué dans une lutte face aux diktats économiques, mais parce que nos amis, nos frères se sont comportés comme les patrons. En même temps, tous n’étaient pas dans la perspective d’une lutte finale. Il y avait plein de courants chez Lip. Mes parents ne cherchaient pas l’autogestion, ils avaient besoin d’un chef, ils cherchaient un travail. Tout le monde n’était pas dans cette optique-là.
Et puis, je voulais faire un cadeau à ma mère, lui donner quelque chose de glorieux. J’ai été chercher les mots d’autres Lip pour les lui donner : « Voilà comment tu pourrais dire les choses. Ta souffrance était partagée par d’autres.»
Propos recueillis par Antoine Garaud, Anita Jans et Nathalie Montoya