Créer un espace pour inverser les rôles

Dans le processus d’élaboration et de distribution de votre film, quelles contraintes avez-vous rencontrées ?

En 1995, il y a eu un protocole entre les ministères de la Justice et de la Culture pour faire entrer la culture en prison. Plutôt que d’initiatives individuelles, il s’agit d’interventions culturelles le plus souvent institutionnalisées. Sans elle(s) a été réalisé dans le cadre d’un atelier vidéo. Nous disposons d’un studio de 30 m2 dans l’ancienne chapelle, au centre de la prison de la Santé (Paris), avec du matériel de tournage, de montage, de diffusion. Nous travaillons, sans surveillant, deux jours par semaine. Mais entrer dans la prison prend du temps avec les contrôles. Les prisonniers, dispersés, ne se déplacent pas facilement. Tout est soumis à autorisation, les demandes doivent être précises et argumentées, les réponses peuvent prendre deux à trois semaines. Cela dépend aussi de la volonté du gardien qui va ouvrir la porte. À part les cellules, tous les lieux sont des lieux de passage, on ne peut s’y arrêter, y discuter. Et si l’on plante un tournage, il est difficile de le refaire, l’insistance est tout de suite suspecte. Comme de vouloir s’installer dans la durée : le travail sur ce film a duré neuf mois, alors que la prison est un lieu de rupture permanent. Dans le processus de création à chaque séance, les choses ne viennent pas tout de suite, il y a un temps de mise au travail. L’heure de fin ne peut être dépassée, le temps de la rencontre ne colle donc pas forcément avec le temps carcéral dont nous sommes dépendants.

Selon le ministère, les prisonniers ne doivent pas être les sujets des activités. Et au premier niveau, pour certains surveillants à l’intérieur de la prison, il est difficile d’admettre que des prisonniers aient un espace de création et de construction, que celui qui est regardé puisse devenir regardant. Les surveillants ou membres des services sociaux qui nous suivent le font sur la base d’un engagement individuel. Et surtout, les détenus sont dans une contrainte extrême, celle du non-choix où on ne leur permet pas de désirer quoi que se soit. Là, il s’agit de décider de passer à l’acte cinématographique pour pouvoir désirer quelque chose.

Face à ces contraintes, quelle a été votre démarche ?

Dans le cadre d’un atelier de réflexion sur le cinéma avec les détenus, nous réalisons une programmation diffusée sur le canal interne de la prison, des rencontres avec les réalisateurs. Cela permet aux participants de se connaître, d’échanger, de se familiariser avec l’image, l’écriture et la technique. Au bout d’un temps peut surgir l’envie de produire quelque chose. J’attends que cette envie émerge.

Pour Sans elle(s), nous avons décidé de travailler sur l’absence. Dès le début, les participants avaient une forte envie de sortir de la salle pour aller filmer dans la maison d’arrêt. Il me semblait plus intéressant de filmer l’expérience de la prison plutôt que la structure. Pas la matière monobloc du bâtiment mais plutôt leurs images mentales. Je leur ai demandé d’écrire longuement sur le sujet, de collecter de la matière, des images et des sons. J’ai alors fait un travail d’interprète sur un mot, une fixation – en prison, il y a toujours un ressassement – pour faire la relation entre ce que l’on voit physiquement en ce que l’on voit intérieurement.

Plus que cinéaste, je suis aussi médiatrice. J’amène le premier regard de l’extérieur, la réflexion sur la place de spectateur. Lorsque je suis entrée dans la prison, ce n’était pas pour filmer. Le cinéaste a une place de pouvoir, c’est celui qui regarde. Je ne voulais pas à l’intérieur de la prison remettre un échelon supplémentaire dans la hiérarchie des regards, sachant que celui qui a le moins ce pouvoir, c’est le prisonnier. La place que j’ai occupée, c’est plutôt de trouver et créer l’espace pour permettre une inversion, pour que la prison soit racontée mais du côté du prisonnier. Pour qu’il prenne le pouvoir sur ce qu’il a envie de regarder et de montrer aux autres. Le documentaire permet de créer cet espace cinématographique où investir cette subjectivité. Certains, depuis qu’ils sont en prison, se plaignent de ne plus voir d’images. Il s’agit pour eux de retrouver les images, donc de donner du regard plus que de la parole.

Malgré ces contraintes, quels propos émergent de votre film ? À destination de quel public ?

Ce film à été depuis le début fait pour être montré à l’extérieur. Les auteurs ne souhaitaient pas forcément, même après leur sortie de prison, rencontrer le public : il y a toujours une ambiguïté, un risque, qu’ils ne soient vus que comme des détenus. Lorsque le film était montré, nous mettions en place un dispositif, le vidéo-parloir, cabine de la taille d’un parloir où les spectateurs pouvaient enregistrer leurs réactions. Certains spectateurs n’y parlaient pas que de la prison, comme cette femme de marin qui a parlé de son rapport douloureux à l’absence, au temps.

On peut aussi poser un sujet qui n’est pas directement lié à la prison, mais il ne sera de toute manière traité que par le biais de la prison. Les détenus ne peuvent pas être déplacés mentalement au point de parler d’autre chose. C’est donc interroger quelque chose de l’extérieur, et le mettre en relation avec la prison. Pour parler depuis la prison plutôt que de la prison. Une façon pour que les participants aux ateliers puissent apparaître, même si on ne les voit pas, comme des individus à part entière avec leurs univers, et une vie qui dépasse la prison.

Propos recueillis par Sophie Berdah et Boris Mélinand


Filmer sous contraintes

L’armée russe en Tchétchénie, l’ancienne société est-allemande, la « clôture de sécurité » israélienne empiétant sur les territoires occupés, le Rwanda dix ans après le génocide… Autant de contextes où l’acte de filmer se heurte à un ordre politique ou social maintenu par la force. pour les réalisateurs concernés, cela suppose de se confronter à des contraintes susceptibles d’entraver le développement de leur propos cinématographique. Dans une série d’entretiens, des cinéastes présents à Lussas proposent leurs solutions.