Toute la mémoire du monde

À l’issue du séminaire sur Srebrenica et avant son intervention dans le cadre de « La bonne distance », nous avons rencontré Annette Wieviorka.

Pouvez-vous faire un bilan de ces deux jours autour de Srebrenica ?
D’abord je ne suis ni spécialiste des Balkans, ni du cinéma. J’étais ici en tant qu’historienne ayant travaillée sur la seconde guerre mondiale et les questions de mémoire. Ce qui m’a beaucoup intéressée, c’est de voir comment un savoir, un savoir-faire acquis dans un domaine pouvait finalement en éclairer un autre. Ici, c’était Srebrenica. Les débats ont porté sur les questions de point de vue, sur la capacité du documentaire et de la fiction, avec Warriors, à rendre compte d’une situation de guerre.
Sur la question de Srebrenica et de la Bosnie en général, on est dans l’histoire immédiate, sur des événements qui continuent à se dérouler, qu’on saisit à un moment donné alors qu’on n’en connaît pas la fin. Prenons par exemple Au nom de l’humanité centré sur le tribunal de La Haye. On a un tribunal qui commence juste à fonctionner et on ne sait pas quelle sera sa portée, on ne sait pas, par exemple, si Milosevic sera un jour jugé. Il est problématique de saisir une histoire en train de se faire, quand on ne connaît pas encore la portée de ses éléments. Pendant le débat, il a été fait allusion à la commission « Vérité et réconciliation » en Afrique du Sud où l’apartheid est fini. Des dirigeants comme Mandela et Desmond Tutu se sont posés cette question : comment vivre ensemble après ce qui c’est passé ? Le tribunal de La Haye ne se pose pas cette question et, à l’heure actuelle, on a le sentiment que ni les bosniaques, ni les serbes ou les kosovars se la posent. Au nom de l’humanité est un film qu’on pourrait appeler militant. C’est une jeune Bosniaque qui annonce que son point de vue est celui de la défense des victimes. À l’inverse A Cry from the Grave : dégage un sentiment de fourre-tout, il n’y a pas de hiérarchie ni de relief dans le film. C’est important par rapport aux événements et par rapport au documentaire. Ce manque de recul explique qu’on ait pas une grande œuvre, qu’il n’y ait pas de réflexion sur la forme.

Vous avez dit aussi que trop de mémoire, trop d’archives tuent la pensée.
Je me référais à cette nouvelle de Borgès où un personnage se rappelle de tout. Se souvenir de tout, ne rien oublier empêche de penser. Le problème que je pose est que trop d’informations ou trop d’images empêchent la compréhension, la hiérarchisation des événements. C’est le rôle du documentaire d’établir cette hiérarchisation, comme il le fait en sélectionnant la parole de tel ou tel témoin. Il y a donc un choix à faire. A Cry From the Grave, c’est trop d’images, trop de points de vue, même trop d’informations, qui empêchent une pensée. Sinon, il n’y a pas de documentaire.

Une spectatrice s’élevait contre la critique féroce faite à A Cry from the Grave.
Il faut se remettre dans le contexte. Elle disait que ce film avait le mérite de sauver les noms. Je disais que, peut-être, « sauver les noms » n’est pas la fonction du documentaire, et que l’on sauve les noms en les inscrivant. Il y a des tas de modalités d’inscription des noms des morts : des monuments aux morts de 1914-18 (avec les rajouts de 1939-45), de la guerre d’Algérie, et puis des livres où on inscrit les noms. Ça c’est fait pour la Shoah et c’est en train de se faire pour les morts du Rwanda. Je crois que le documentaire n’est pas la litanie des noms, qui est de l’ordre du souvenir et non de la mémoire. On se souvient des noms, et on se souvient toujours des noms des morts. Or, le documentaire comme d’autres choses, le livre d’histoire par exemple, a une autre fonction qui est de faire un récit, une narration. Dans ces événements de type génocidaire, il y a cette idée que des vies n’ont pas pu être vécues et qu’il faut sauver aussi les vies. C’est ce qui se fait dans les collectes de témoignages à la main, au magnétophone puis à la vidéo car le progrès technique joue aussi. Mais est-ce qu’un documentaire est la mise bout-à-bout de ces témoignages ? Je ne crois pas.

Après ces deux jours de projection, est-ce que vous vous demandez si l’image peut servir l’historien ?
L’image, qui est déjà une représentation, peut servir de document à l’historien. Elle dit beaucoup. Dans cinquante ans ou même demain, on pourra se dire : « et bien voilà, dans tel pays on s’est représenté comme ça et dans tel autre, on a tenu ce discours là sur ces événements ». Ça indique la représentation que l’on se fait à un moment donné d’un événement. Ainsi dans ma thèse, j’avais étudié un grand film des années d’après-guerre sur la représentation d’Auschwitz de la cinéaste polonaise Wanda Jakubowska intitulé La Dernière étape. Il avait une énorme importance et était projeté partout. Un film comme Nuit et Brouillard, que j’ai vu au lycée, est intéressant par la représentation qu’il donne des camps et de l’époque. Ça façonne aussi la représentation que l’on va se faire pendant des années du génocide. L’image est donc très intéressante et en matière d’histoire on ne donne pas la place qui devrait être donnée aujourd’hui aux historiens qui travaillent sur l’histoire de la photo ou du cinéma. C’est une erreur car ça fait bien trente ou quarante ans que l’on est dans une culture de l’image.

Il peut y avoir plusieurs statuts d’images : il peut y avoir l’image du fait direct, réel tel que nous le propose l’image d’actualité si tant est qu’elle soit présente sur les lieux, et puis celle qui va recueillir la parole.
Lors du débat, quelqu’un a dit : « c’est de la radio ». Je me suis donc posée la question de savoir si dans les films que l’on a vus, à l’exception de Warriors qui est une fiction, l’image ajoutait à ce point. Je pense que les trois films que l’on a vus auraient pu faire d’excellentes émissions de France Culture, Au nom de l’Humanité notamment. En fait, je ne puis pas sûre que là, l’image soit vraiment un apport. Mais néanmoins ça donne, comment dire… un visage, des émotions, des postures, ça donne d’autres signes que la parole. La parole seule sans l’image a parfois un pouvoir d’évocation qui est presque supérieur. Dans les documentaires que l’on a vus, où la parole était importante, les choses dites m’ont donné plus à penser que les choses montrées.

Justement, on pourrait faire une transition avec le séminaire « La bonne distance » : qu’est ce que c’est qu’être à la bonne distance ?
Je vais parler de ma bonne distance, celle de l’historienne, qui est à la fois affective et temporelle. La distance affective est celle que l’on a avec son objet, avec des débats du type : peut-on faire l’histoire de sa communauté ? Est-ce que l’on n’est pas dans ce cas là pris dans des rets idéologiques ? Est-ce que l’on a une distance suffisante pour être objectif ? La distance temporelle c’est : qu’est-ce que le passé ? C’est un problème lié à l’histoire immédiate, les événements se déroulent et on ne sait pas quels sont ceux qui ont une grande portée. Pour donner un exemple concret, Srebrenica, une chute sur ordonnance était un film qui essayait de déterminer comment avait été prise la décision de laisser tomber l’enclave. Sur un film comme ça où Yves Billy et Gilles Herzog ont procédé à de très nombreuses interviews de personnalités importantes on se dit : « là on aurait accès aux archives, c’est-à-dire à l’ensemble des discussions, peut-être que l’on saisirait quelque chose de plus ». Je ne crois pas que l’accès aux archives nous permettra de mieux saisir la façon dont les victimes ont vécu les choses. Ici ce qui est enregistré sur le vif est certainement plus intéressant que si on leur demandait, trente ans après, comment ils ont perçu l’événement. Pour un certain nombre d’autres choses, la distance temporelle est nécessaire parce qu’elle donne accès à ce qui n’est pas disponible immédiatement. La question de cet accès aux archives, du délai, est aussi une question de distance, de temps pour accéder aux connaissances. Je crois qu’il y a plusieurs façons d’envisager la distance. Elle est à la fois liée au temps et elle est aussi la capacité à mettre son objet à l’extérieur de soi même pour le regarder comme un objet, et non pas comme une partie de soi. Or ça se complique. Le temps, le passé, c’est en principe ce que l’on a pas vécu soi-même. On a un problème de temporalité ou de contemporanéité qui ne sont pas les mêmes. Je ne suis pas contemporaine de la seconde guerre mondiale, mais parmi nous vivent des gens qui en sont les contemporains et qui ont été soit les témoins d’un certain nombre de choses, soit des acteurs, soit les victimes. Ces temps ne sont pas les mêmes pour tous, on vit tous au même moment mais avec des passés différents. D’où ce problème de mesurer la distance, qui est à la fois une mesure et une volonté, je dirais même une ascèse. Je pense que pour la jeune femme Bosniaque, faire ce film a été une ascèse. Elle a tenté de ne pas laisser parler dans ce film uniquement sa sensibilité mais d’essayer de comprendre, d’entendre d’autres voix que la sienne.

Propos recueillis par Boris Mélinand, Christophe Postic et Éric Vidal

Filmer la pensée

Interview de Christophe Loizillon à propos de ses films

Filmer et enregistrer, dans le processus de création, la part qui ne relève pas du visible, telle est l’une des problématiques de Christophe Loizillon. Mais son travail déborde le champ documentaire, puisque Christophe Loizillon réalise aussi courts et longs métrages de fiction. Une œuvre « à la frontière », donc.

Que rencontres-tu lorsque tu filmes ?
Je dis toujours que c’est idiot de faire des films sur le travail des artistes. Pourquoi coller une autre couche ? J’essaye de comprendre pourquoi des types se lèvent tous les matins et pensent qu’ils vont transformer le monde. Il y a aussi cette envie, peut être idiote mais très importante, de partager cette connaissance et cet amour du travail des artistes avec un public. J’essaie de montrer le travail simplement, sans aucun commentaire ni interprétation. Après c’est plus compliqué que ça. Quand je fais des documentaires, j’ai l’impression de faire beaucoup plus de la fiction et inversement. Quand je filme un artiste au travail, est-ce que c’est une histoire ? Je pense qu’il y a quelque chose d’un peu inconscient dans ma manière de filmer qui fait que je me pose la question de savoir si les artistes que je filme existent ou pas. Est-ce que ce ne sont pas des êtres de pure fiction que je filme, en tout cas que je raconte, comme si je les avais rêvés ?

Quand tu vas voir un artiste, sais-tu exactement ce que tu vas filmer ou lui demander ? Le diriges-tu comme tu dirigerais un acteur ou est-ce que cela se passe de manière différente ?
Effectivement, j’écris en général avec un scénariste qui ne connaît pas l’artiste, c’est donc à moi de le convaincre plan par plan. Je lui raconte une histoire et il voit si elle tient ou pas. De toute façon, tous les artistes se prêtent au jeu. Opalka est tellement lui-même dans une mise en scène de son travail qu’ il y avait (déjà) un rituel à filmer. Il est déjà prodigieusement un être de fiction.

La trame avec Leroy était-elle plus lâche ? Avait-il plus de résistance à intégrer un personnage de fiction que ne l’a fait Opalka ?
Leroy ne voulait pas faire de film au début et j’ai mis deux ans à le convaincre. C’est un film plus strictement documentaire qui intègre le travail vidéo de sa femme. Eugène, son histoire, on ne peut pas la raconter comme ça. Par contre, j’ai compris très vite qu’on pouvait raconter celle d’Opalka. Quand je suis allé le voir, j’ai compris qu’il allait passer les quatre millions et que là se trouvait le nœud de fiction. Tout le film est construit autour de ça : un moment à la fois dérisoire et très important pour lui. Georges Rousse, je le voyais un peu comme un magicien des lieux. Quelqu’un qui les transforme. Morellet, avec ses petites saynètes… ça racontait aussi des histoires.

On a l’impression que c’est plus l’histoire qui t’intéresse que le fait de montrer ou de représenter l’œuvre.
La base c’est que les gens comprennent le travail de l’artiste. Quelque fois je ne le fais pas très bien, comme dans le Georges Rousse. Le film tient parce qu’il y a une magie. Mais tout ce que je vous raconte sur la fiction n’empêche pas de voir mes films comme des documentaires. Je pense que sur Opalka, il n’y a pas plus documentaire que mon film : il ne donne pas d’interprétation de son travail, il en donne les clefs.

En terme de tournage, est-ce qu’il y a un dispositif particulier ou des règles communes à tous les films?
J’ai du mal à parler d’un dispositif. Je le trouve à chaque fois mais il n’est jamais le même. Il y a un grand respect de l’œuvre. Je ne sais pas si je la sacralise. J’ai une caméra qui est très souvent sur pied, qui regarde, ne bouge pas beaucoup, qui est en observation ou en contemplation. J’essaye d’être le plus en retrait. Il faut aller vraiment au fond du travail d’un artiste pour le filmer le plus simplement possible. Ce qui m’intéresse c’est d’être dans le partage, dans une volonté de communier. Godard dit que le cinéma est un transport en commun. J’aimerais faire du transport en commun sur des artistes et sur d’autres films.

Il y a une idée qui traverse tes films, celle d’enregistrer le rituel.
Je suis fasciné par ce rituel. C’est lié à mon éducation religieuse. On peut dire qu’Opalka, avec ses petits pots, c’est comme une messe. Il y a des images religieuses là dedans c’est clair, car je pense que les artistes ont à voir avec le religieux (le sacré ?). Ce que je retrouve dans une salle de cinéma est équivalent à ce que je trouve dans une église ou dans un musée : du recueillement, de la solitude, de la communion. J’essaye de filmer ce qu’il y a avant l’acte de création. Les rituels sont les prémisses de l’acte, comme on aime bien filmer les rituels amoureux. Mais c’est inconscient. Et puis je pense qu’un artiste c’est essentiellement du silence, de la solitude, qu’il s’entoure de rituels parce que c’est indispensable et que moi-même, en tant que cinéaste, je sais ce que c’est que le rituel. Pour le film d’Opalka quand je comprends qu’il va passer aux quatre millions, il faut que j’ai ce travelling qui est une partie fondamentale du film, le moyen d’arriver au cœur de son œuvre. Tout mon problème de cinéaste est alors de m’entourer d’une équipe qui sait résoudre ce problème technique. Quand j’ai résolu ça, c’est bon.

Ce travelling répond donc à une de tes problématiques.
Oui, mais la question reste de savoir comment raconter l’œuvre le mieux possible, en silence, et en restant dans le rituel. Il faut donc que ce soit écrit, que ce soit très pensé. En général on met une caméra, un micro, on dit à un artiste « comment vous faites ? ». Ceci ne m’intéresse pas car je veux faire du cinéma. Par rapport au travelling sur les quatre millions, ce qu’il y a d’intéressant c’est que, à un moment donné, il y a un plan de quatre minutes qui ne donne pas plus d’informations que les autres. On voit un type qui compte, mais ça on le sait déjà depuis treize minutes. Cependant, quelque part, on filme de la pensée, on accompagne une pensée et je sais qu’à ce moment-là le spectateur pense aussi. Quelque chose se passe. J’essaye de m’éloigner le plus possible d’un cinéma qui ne donnerait que de l’information visuelle ou plutôt, j’essaie qu’à un moment donné mes films n’aient plus d’information visuelle, me laissent le temps de penser.

Propos recueillis par Manuel Briot et Éric Vidal

« L’homme pris en flagrant délit de légender »

Interview de Vincent Dieutre à propos de Leçons de ténèbres

Vous dites de Leçons de Ténèbres qu’il est un film noir et chaud. Vous aviez cette intention dès l’écriture?
C’étaient les deux partis pris les plus solides au départ. Un film est avant tout une forme. Après, il faut que ça se précise. Comme en sculpture: on enlève, on rajoute. Mais il y a un axe qui existe déjà.

Comment ça s’est passé avec l’équipe? C’était très écrit à l’avance?
Il y avait un projet mais on ne savait pas trop où on allait. On avait déjà fait Rome désolée ensemble : on savait qu’il ne fallait pas s’attendre à un truc traditionnel. On se promenait, on regardait les lieux. Pour les guider, je suis parti du principe de la caméra invisible : je me mettais dans des situations précises où l’extérieur pouvait jouer son rôle. Ni moi, ni Tadeusz ou Werner ne savions si nous étions filmés.

Mais malgré tout, il y avait un point d’arrivée, une idée de parcours ?
Je savais déjà qu’à la fin je serai allongé sur le sol dans la même position que la statue de Sainte Cécile. Dans le projet de départ, il n’y avait que deux personnages, Tadeusz et moi ; mais la vie étant ce qu’elle est, un nouveau bonhomme a débarqué. Ça a complètement changé l’histoire ; c’est entré dans le dispositif qui doit être suffisamment lâche pour laisser la possibilité aux choses d’émerger. Évidemment il y a des choses qui ont été rejouées : c’est du documentaire remis dans un contexte de fiction. C’était exactement ce à quoi je voulais arriver.
Par exemple, l’évanouissement au musée : seul le cadreur savait ce qui allait se passer. C’est un principe que je voudrais arriver à mettre en place plus systématiquement : toujours jouer de l’improvisation et sur les réactions des autres. La vidéo invite à ça de toute façon : il y a une sorte de légèreté propre au support qui nous convenait parfaitement, parce que nous étions sans cesse en promenade dans des villes magnifiques. À la fin, on avait à peu près cinquante-quatre heures de rushes : trois quarts d’heure de 35 mm, une heure de Super 8 et cinquante heures de vidéo. C’était on ne peut plus ouvert.

Justement, le fait de mélanger les supports, c’est une volonté esthétique de départ ou une contrainte économique ?
Les deux. Je savais dès l’écriture à quels problèmes financiers je serais confronté donc j’avais prévu de jouer sur des supports différents. Je fonctionne toujours comme ça : j’essaie de positiver les contraintes pour en faire des sortes d’arguments esthétiques. Ici, le mélange des supports est une façon de figurer l’éclatement de la perception du personnage, l’épuisement de son regard.

Pourtant, au sein du chaos visuel et émotionnel du personnage, il y a ce plan dans la petite rue napolitaine avec sa circulation de jeunes piétons : rien n’est chorégraphié et tout s’ordonne à la perfection. On ressent physiquement une sorte de réconciliation entre le personnage principal et le monde extérieur.
Oui j’étais étonné de voir à quel point ça marchait bien parce qu’il fallait voir les conditions du tournage ! C’était le b.a-ba du cinéma : l’un portait la tête, l’autre le pied, le troisième la caméra. On avait fait vaguement des repérages qui n’ont servi à rien. Donc, c’était impro totale. Mais ça a marché. Et le temps de ce plan, on échappe un peu au regard intérieur du personnage, à sa façon d’uniformiser les choses et les gens.

Il est vrai que le reste du temps, la voix off ne cesse de parler d’insensibilité, d’une fuite des émotions. Pourtant, le film, dans sa forme, en réinjecte tout le temps.
Les récits à la première personne fonctionnent souvent comme ça : l’impuissance à être ému du personnage devient émouvante par le biais du film. Sinon, on tombe dans le cynisme. Le principe était de dire que ce personnage là qui est, en gros, moi, a du mal non pas à ressentir mais – c’est ce que dit le philosophe de Leçons – à centrer les choses, à les remettre, à les hiérarchiser, à se refaire un spectre émotionnel et affectif.

Vous avez fictionné l’histoire ou on est vraiment dans un journal intime ?
Ce ne sont pas des personnages réels. J’ai changé les noms. Il n’y a que Tadeusz qui soit assez proche de son personnage mais il n’est pas séropositif. Je profite de ces corps receptacles pour y mélanger les histoires de personnes que j’ai connues. Comme souvent en littérature, ce sont des modèles. Ça n’en est pas moins vrai, ou tout du moins vraisemblable. Mon personnage n’est pas tout à fait moi non plus.
C’est la voix off qui pousse vers la fiction. Elle ne raconte pas la vérité. Elle a été écrite après. Je ne crois pas du tout qu’on peut plaquer une voix préécrite sur des images. Et plus que la voix off, je crois que ce sont les ambiances sonores qui créent cette espèce d’abstraction ; par exemple quand on a une scène en Super 8 très intime et qu’on entend derrière les voitures qui passent, ça crée quelque chose qui n’est pas naturaliste. Il ne faut jamais que l’image et le son soient redondants. Par exemple, j’aime bien évoquer un tableau et ne pas le faire apparaitre tout de suite. C’est presque une question de dramaturgie.

Oui, vous jouez souvent sur plusieurs niveaux de perception et de signification.
La logistique de la perception est un peu l’idée de Leçons de ténèbres, la crise de l’attention. Je crois que ça fait vingt ans que dans le documentaire, on fait du social d’urgence et ça fait vingt ans que ça n’a absolument rien changé. Dans la fiction, on est encore beaucoup dans la dénonciation. C’est intéressant de se dire que si les cinéastes ont un pouvoir c’est plus dans le fait de questionner un langage qui est le leur plutôt que de questionner une société sous des formes qui sont absolument inconséquentes sur quoi que ce soit.

Votre film me semble faire partie de quelque chose d’assez nouveau situé entre les dispositifs de l’art contemporain, et ceux de la captation brute, quelque chose qui se concentre sur le paradoxe de la perception du réel et de sa retranscription.
De toute façon, on ne capte jamais le réel. Ça n’existe pas : à partir du moment où on monte, où on mixe, etc., on est déjà dans l’interprétation subjective. Ces histoires de réel, de documentaire, d’objectivité, c’est un débat du xixe siècle ! La littérature a réglé ça depuis longtemps. Le réel, l’illusion, l’imaginaire s’interpénètrent en permanence. On n’en sortira jamais. À cela s’ajoute la présence des médias dans la vie de tous les jours : la présence de la caméra dans un lieu fait advenir les événements. Il suffit de voir le crash du Concorde : les gens interviewés qui ont été vaguement témoins de quelque chose, adoptent en cinq minutes une terminologie et un vocabulaire journalistique ! Le réel dans tout ça, je me demande bien où il est… C’est plutôt là où il n’est pas qu’il faut peut-être creuser.

Propos recueillis par Marie Gaumy et Matthieu Orléan

  1. « Le documentaire c’est l’homme pris en flagrant délit de légender », Gilles Deleuze.

Corps à corps

Entretien avec Noriaki Tsuchimoto

Au moment où j’ai commencé Minamata, les victimes et leur monde, je ne connaissais pas la méthode de Claude Lanzmann à base d’interviews et de témoignages. Mon souci était d’exprimer la tragédie de Minamata uniquement par les images et les moyens cinématographiques. J’ai donc essayé de limiter au minimum les interviews. Je voulais affirmer la présence et l’existence des victimes. À l’époque, dans le cinéma documentaire japonais, l’équipement de synchronisation était très en retard. Tous les maîtres qui ont formé la génération de cinéastes à laquelle j’appartiens enseignaient, dans les années cinquante, qu’il fallait tourner un film dans les conditions du muet. J’ai donc appris que le montage était prépondérant et qu’il devait être effectué par le réalisateur lui-même ou, au pire, par une personne ayant suivi le tournage.

Dans Minamata, les victimes et leur monde, il y a environ dix fois plus d’heures de rush que de film. Huit mois de préparation, cinq mois de tournage plus trois mois de finition ont été nécessaires. Pour parler d’Iri et Toschi vont à Minamata, ce film n’est pas mon premier en couleurs. Ce couple de peintres avait déjà peint d’autres tragédies, notamment seize tableaux sur Hiroshima. Ils sont aussi allés à Auschwitz, et à partir de là se sont penchés sur Minamata. Je les ai aidés en leur présentant des victimes. Ces peintres ne peuvent peindre et dessiner que de façon réaliste. À partir de là, il y a tout un travail d’abstraction dans mon film : je me suis demandé comment on pouvait décrire à travers un tableau la tragédie de Minamata. Quand j’ai vu leurs toiles, je me suis demandé si l’on ne pouvait pas faire ressortir de manière plus approfondie encore la tragédie. Ceci étant, je pense qu’il y a une limite dans les peintures. Pour ce qui est de la grande fresque exposée à Tokyo, Toschi commence par dessiner des lignes très fines, qui sont soit des personnages, soit des paysages. Ensuite, une épaisseur est donnée aux traits avec de l’encre de chine. Je connaissais la façon dont travaillaient ces peintres et, une fois la fresque terminée, j’ai voulu remonter le temps du processus de création. C’est pourquoi je filme, par exemple, certains détails des lignes en gros plan. J’ai beaucoup travaillé sur le temps. Le tableau noircit par couches successives, et ce processus du temps de fabrication m’a beaucoup intéressé. Ces deux peintres ont des approches complètement différentes, c’est un combat entre eux pour arriver à finir un tableau. Aussi bien au niveau de la motivation que du procédé plastique.

Pour en revenir à Minamata, les victimes et leur monde, la quantité d’images d’archives intégrées dans le film est minime au regard de celles déjà tournées par les médecins sur les victimes de Minamata. Cette trilogie sur Minamata, intitulée Minamata d’un point de vue médical, est contemporaine de La Mer de Minamata, mon premier film en couleurs. L’ensemble a été tourné au même moment. Sous la pression des étrangers, qui me questionnaient sur la maladie, j’ai rassemblé dans les trois films ce qui relevait d’un point de vue plus proprement scientifique. En 1965, j’ai fait un film pour la télévision. À cette époque, par souci de ne pas révéler leur vie privée, les victimes ne devaient pas être reconnaissables à l’écran. En 1971, j’ai commencé par filmer ceux dont la souffrance morale était la moins forte. J’ai eu des entretiens avec des hommes et des femmes qui avaient perdu leur père ou leur mari. Plus tard, j’ai pu filmer des victimes adultes – les enfants qui avaient perdu des membres de leur famille ne pouvant, eux, être filmés. Les victimes adultes, qui étaient cons­cientes du drame, savaient que la diffusion de leur image contribuerait à sensibiliser l’opinion et les pouvoirs publics. J’ai mis quatre mois avant de pouvoir filmer les enfants. J’ai attendu impatiemment qu’on me demande pourquoi je ne les filmais pas ; c’est à ce moment précis que j’ai pu commencer à le faire. J’accordais beaucoup d’importance à ce consentement tacite, réciproque. Mais je ne me suis rien interdit de filmer, excepté les victimes confrontées au problème de la puberté.

Il est très rare que quelqu’un vienne de Tokyo pour filmer à Minamata. Je suis la seule personne à l’avoir fait depuis trente-cinq ans. Mais c’est précisément parce que j’étais un cinéaste de Tokyo que j’ai pu filmer les victimes : au fil des années, les habitants de Minamata n’ont pas osé dire à leur entourage qu’ils étaient malades et c’est à moi qu’ils se sont confiés, sachant que je ne le répéterais pas. Pour certaines personnes, c’était une occasion de se décharger le cœur.

Avant d’aller à Minamata, j’ai été profondément marqué par un ouvrier de l’usine qui avait filmé la tragédie. J’ai écrit un article pour lui rendre hommage, expliquer comment il m’avait d’abord appris à approcher les victimes, puis à les filmer.

Minamata m’obsédait jusqu’à l’enchaînement. Je ressentais une grande souffrance à l’idée que je n’avais tourné sur rien d’autre que Minamata. C’est à ce moment précis que j’ai pris connaissance de Shoah, que j’ai d’abord vu en vidéo. Cela a été un choc : il y avait quelqu’un en France qui avait obstinément filmé cette tragédie. Claude Lanzmann m’a beaucoup encouragé. Je le considère comme un grand ami et je l’ai fait venir au Japon. Il y a seize heures sur Minamata, mais contrairement à Shoah, on peut voir mes films de manière fragmentaire. Aujourd’hui, je continue toujours à m’intéresser à Minamata : j’achève un film sur le grand leader des mouvements de contestation des victimes qui vient de mourir. Je tenais à lui rendre hommage car aujourd’hui, les jeunes de Minamata ne le connaissent presque pas.

Propos recueillis par Éric Vidal, traduits par Hiroko Govaers, Paul Jobin

Sur les traces de la fleur maigre

Dans le cadre du séminaire « Documentaire wallon », nous avons rencontré Patrick Leboutte, critique itinérant et rédacteur en chef de la revue en cinéma L’image, le monde, pour aborder ensemble quelques points autour de sa programmation.

Un regard wallon

Cette programmation n’est pas représentative du documentaire wallon. C’est impossible, sinon vous faites trois jours à Lussas sur le cinéma wallon. Par contre, elle est représentative d’une certaine idée que j’ai du cinéma et de la Wallonie. Elle est représentative de ce que moi je pense être l’apanage du cinéma : un mouvement d’aller et de retour, un lien. C’est-à-dire que ce sont des gens qui partent, que l’on appelle des cinéastes, pour enregistrer des choses que l’on n’avait pas vues, des savoirs autres, des gestes autres, des corps autres, des cultures autres, bref de l’altérité. Et une fois qu’ils ont fait ça, ils reviennent nous restituer tout cela à nous spectateurs, qui ne sommes pas partis. Ça, c’est uniquement du cinéma.

Dans sa démarche, le cinéaste s’inscrit dans un rapport au monde, à la collectivité, à la communauté, à la culture, etc.

Le problème de la Belgique en général, de la Wallonie en particulier, et de l’Europe par ailleurs, c’est d’être complètement engluée dans une espèce de grand marché audiovisuel où il faut faire des produits, des films à thèmes. Moi j’ai choisi une programmation où il n’y a pas de sujet. Excepté celui d’essayer d’enregistrer un rapport avec l’autre. J’ai choisi des films qui enregistraient un rapport à un autre en voie de disparition. Et cet autre, à savoir la classe ouvrière, est justement ce qui fonde l’essentiel de l’identité wallonne.

La Wallonie est une terre de brassage et de métissage définis par le travail, les gestes du travail. Ce sont ces gestes qui ont permis de dépasser les clivages, les cultures. Par exemple, un turque et un italien, qui ne parlaient pas un mot de wallon ou de français, arrivaient à trouver un terrain d’entente parce qu’ils travaillaient dans la même mine. Ils vivaient dans les mêmes conditions de travail épouvantables, buvaient les mêmes verres de Peket, l’alcool local, mangeaient la même boulée-frites, spécialité locale aussi. Ils chantaient la même chanson dans la même manifestation, et passaient des soirées dans le même bistrot ou dans la même maison du peuple. Cette identité wallonne a vraiment deux piliers : le monde populaire et le monde ouvrier ne faisant quasiment qu’un. Et même s’il y avait quelques intellos, c’était quand même des fils d’ouvriers ou de paysans.

J’ai donc essayé de faire une programmation qui parlait de cinéma mais qui, en même temps, essayait ici de donner une représentation de ce que je pense être la Wallonie.

Filiation et transmission

Le film de Paul Meyer, Déjà s’envole la fleur maigre, se trouve être le premier film wallon. Il y a dans le cinéma wallon, tel que je le définis, une filiation dont Meyer est le père. Elle passe essentiellement par le rapport au monde ouvrier. Dans les films vidéo des frères Dardenne que je présente ici, on ne voit que de vieux ouvriers déjà à la retraite, en train d’essayer de se poser une question essentielle : à qui transmettre notre histoire ? Le problème c’est qu’il n’y a plus que ces deux jeunes cinéastes pour les écouter. Ma théorie c’est que les frères Dardenne n’ont jamais filmé que des survivants, jusqu’à aujourd’hui. Rosetta dernier film, palme d’or à Cannes, Migor dans La Promesse sont aussi des survivants, les survivants d’une catastrophe dont les médias nous disent qu’elle va avoir lieu : « ça va péter ! ça va péter ! ». Mais cela a déjà pété. Sauf que personne ne l’a vu, en tous cas pas la télévision.

Le Souffle de Clabecq montre un ouvrier qui, en dépit du bon sens, essaye de survivre et défend une classe pour qu’elle dure encore un peu.

Or, l’histoire de la Wallonie a trois étapes différentes : une classe ouvrière forte mais fragilisée, une classe ouvrière déjà menacée de disparition, et comme on peut le voir dans Le Souffle de Clabecq, une classe ouvrière qui a bel et bien disparue et dont les pouvoirs publics veulent signifier qu’elle est complètement évincée.

On a donc un regard cinématographique sur une classe populaire en devenir à trois étapes différentes. À Lussas, j’espère réussir une gageure, celle de vous parler du cinéma wallon et en même temps de dessiner l’histoire d’une classe sociale. Cela aurait du déboucher sur la projection de Rosetta sur la place du village, mais il se trouve que le distributeur a dit non, malheureusement et injustement. Parce qu’une palme d’or, ça change malheureusement beaucoup de choses dans l’attitude des gens. Donc le film n’est pas ici, mais il aurait du y être et ça aurait bouclé la boucle. Rosetta étant vraiment l’histoire d’une enfant sauvage, parce qu’il n’y a pas eu de transmission.

Le thème de la transmission parcourt un peu les trois films. Le film de Paul Meyer, Déjà s’envole la fleur maigre, raconte l’histoire d’une famille qui débarque avec des gamins le jour où un vieil ouvrier, lui, retourne en Sicile. Avant de rentrer en Sicile, le vieil ouvrier transmet tout ce qu’il a à transmettre aux gamins pour qu’ils puissent vivre dans ce nouveau paysage. Il leur dit trois mots : Borinage, charbonnage, chômage. Initiation au décor, au paysage, aux gestes du travail, à la communauté. Il y a donc transmission. Dans les deux films des frères Dardenne présentés à Lussas, il s’agit de deux messieurs, seuls, qui essayent de transmettre ce qui peut encore l’être à des cinéastes. Mais il n’y a plus grand monde pour les écouter. Elle est là la catastrophe dont je parlais. Depuis quinze ans, tous les modes de transmission classiques ont sautés. La politique n’existe plus, la religion n’en parlons pas, il n’y a plus rien ! Dans un certain sens tant mieux ! Excepté que l’on a rien réinventé à la place. On se retrouve donc avec des générations qui doivent tout réapprendre toutes seules. D’où les deux derniers films des frères Dardenne, qui tracent des parcours solitaires, subjectifs, de gamins devant se démerder seuls.

Les trois films que je montre sont très politiques. Je ne sais pas à quels partis ils appartiennent, mais ils sont politiques dans le sens où ils travaillent la communauté comme exigence, nécessité première pour qu’il y ait transmission. À partir du moment où il n’y a plus transmission, il y a Front National. Le premier travail du Front National, c’est de couper toute possibilité de transmission future. Les trois cinéastes en question ont en commun d’être antifasciste et de s’être battus contre ça.

Entre poésie et austérité

Quand Paul Meyer a tourné Déjà s’envole la fleur maigre, il n’avait quasiment rien fait auparavant, et le cinéma, pour tout dire il s’en foutait franchement. Il faisait du théâtre et n’avait aucune formation en cinéma. Les frères Dardenne ont découvert le cinéma en autodidacte, et sur le tard. Peut-être que le côté austère de ces films vient à la fois d’un manque crucial de moyens, mais aussi d’un amateurisme dans le très beau sens du terme, dans le sens « aimer » et savoir s’effacer. C’est-à-dire qu’il n’y a pas de super ego de l’auteur. Ils ont su s’effacer devant ce qu’ils voyaient, tout simplement. C’est une poésie du regard, une poésie du lien. Je pense que ce qui est très fort chez eux, c’est qu’ils travaillent tous le lien entre les personnes qu’ils filment et le monde. C’est-à-dire avec ce qui préexiste à la société et ce qui lui survivra. Dans le film de Meyer, les enfants s’amusent à glisser sur le terril. Mais qu’est-ce que le terril sinon le fruit du travail des hommes, cette terre qu’ils remontent de la mine. C’est une manière dialectique de lier le haut et le bas, le travail et le jeu.

Il y a dans tous ces films la volonté de ne jamais isoler l’homme du monde, du passé, du devenir, de la mémoire. Ce sont des films universels. La poésie vient de cet espèce de lien, à la fois au cosmos, au temps, à l’histoire, au groupe, à la communauté. Et je dirais qu’elle vient de surcroît parce que ces gens n’ont pas cherché à faire beau, mais ont cherché à faire juste.

L’obsession du détail

Il est clair que dans ces films il y a une obsession du détail, portée aux corps et à ce qu’ils font, aux gestes. C’est ce qu’on appellerait dans le tout venant audiovisuel, le temps perdu. C’est fou ce qu’il y a de moments creux dans ces films là. Mais ces moments creux sont des moments de vie. C’est le moment où on mange, c’est le moment où on chante, c’est le moment où on danse. C’est tellement compliqué et fragile de faire du cinéma en Wallonie et en Belgique, mais en Wallonie en particulier, c’est tellement rare. Ces cinéastes mettent parfois quatre ans entre deux films et dans le cas de Paul Meyer, quarante ans ! 1 J’ai le sentiment qu’ils ont la conscience que ce geste cinématographique ne reviendra peut-être pas de sitôt. C’est donc tellement fragile qu’il éprouvent le besoin de lester les corps filmés d’un surcroît de réalité, en s’attachant à des détails dont la production audiovisuelle ne voudrait pas. Quelqu’un qui boit un verre, quelqu’un qui chante, quelqu’un qui embrasse… les mains ! les mains ! il y a un paquet de mains dans ce cinéma ! C’est vraiment un cinéma sur des corps. Et c’est pas n’importe quelles mains, elles sont calleuses, ce sont des mains de travail. Il y a cette espèce de volonté à s’attacher à l’aspect corporel des personnages pour qu’ils deviennent des personnes. Une personne, c‘est singulier, une n’est pas l’autre. Et le cinéaste s’attache aux moindres détails qui l’identifient comme telle. Mais c’est aussi pour des raisons économiques, parce que les cinéastes savent très bien qu’ils ne feront peut-être pas de films avant dix ans. Je pense que cette obsession du détail vient aussi de là.

C’est une obsession de petites choses à retenir parce qu’elles vont s’enfuir. Et c’est doublement vrai parce qu’ils ne pourront plus filmer ces corps menacés de disparition, puisque c’est le monde du travail qui est filmé là.

Propos recueillis par Manuel Briot et Arnaud Soulier

  1. Paul Meyer tourne actuellement un film en Belgique. Il aura attendu quarante ans pour tourner à nouveaux en Belgique, après l’interdiction de Déjà s’envole la fleur maigre.

Rencontre avec Romain Thobois

Les deux ans et demi avant le tournage représentent le temps qu’il m’a fallu pour avoir le financement du film. Mais c’est évident que quand on vient dans un lieu pareil (un hôpital psychiatrique, ndlr) avec l’idée de faire un film, on n’attend pas le financement pour commencer. C’est vrai que j’ai eu un besoin, une nécessité personnelle de passer du temps là bas.

Il y avait plein de directions possibles. La première était de choisir de filmer cette institution et si on la filme, on prend le risque de laisser de côté ces gens-là et moi c’est ces gens-là qui m’intéressaient. Par contre je suis à peu près sûr d’avoir filmé cette institution par son absence, c’est-à-dire un isolement, sans les rapports avec les médecins. J’ai ressenti très fort une présence complètement réglée et à partir du moment ou il y a une règle stricte, il y a très peu de rapports possibles. On rejoint là le problème du pouvoir.

Dans mon film, je crois que l’institution est là, dans cette espèce d’usure temporelle, cette espèce d’attente, parce que le fait qu’il n’y ait pas de personnel soignant crée, je crois, cette attente qui est la pire des violences de la folie, la folie psychiatrisée en tout cas. Je n’ai pas filmé des patients, j’ai filmé des individus en quête d’un rapport humain. Cette institution est donc là, mais je l’ai prise à défaut et c’est selon moi plus subjectif, plus violent et peut-être plus pertinent de montrer l’absence plutôt que la règle. Quand on filme la règle, on risque de tomber dedans et donc dans le pouvoir psychiatrique. Ce que je ne voulais absolument pas.

C’est sûr qu’il y a cette notion du vide dans les plans fixes, une sorte d’implosion, de folie brutale dans les plans caméra à l’épaule. On ressent ça parce que dans les pavillons on passe par ces deux extrêmes. Soit une sorte de calme, avec un couloir vide, et puis tout d’un coup ça se met à s’agiter, à cogner partout. Ce sont deux types d’usures assez évidents là-bas. Il y a entre eux une sorte d’exubérance du mouvement, du son et à la fois une exubérance du vide, du silence et de quelque chose de très statique. Dans les plans larges, ils sont comme statufiés. Même le décor, avec les peintures, les fresques, les statufie. C’est un mouvement très étrange, un mouvement du temps qui joue dans l’espace.

Je n’ai pas voulu faire un film d’attaque mais un film humain. C’est pour ça que je parle de folie et pas de maladie mentale. Je n’ai pas filmé des patients mais des gens qui parlaient bizarrement, qui bégayaient, se taisaient, sans parler de ceux qui avaient des comportements étranges…

Durant les deux ans, j’ai écrit un journal avec des descriptions assez documentaires sur les rapports aux gens que je rencontrais, les discussions que j’avais… Avec des questions cinématographiques très nettes. Donc, pas de scénario – même si j’ai voulu intégrer ces notes – mais plutôt des pistes. Quand le film a commencé, j’étais plein d’images et de sons à tel point qu’il ne me semblait même plus utile de tourner ce film-là.

Il y a dans le film des gens que je con­naissais, mais c’est une part minime. La plupart des personnes, je les ai rencontrées pendant le tournage, notamment au pavillon des « admissions ». Par contre j’avais déjà rencontré celles du pavillon des « chroniques ». C’est elles que j’ai filmées en Super 8. Pour la majorité des autres, c’était des inconnus, des rencontres.

J’ai privilégié l’aspect naturel de quelque chose d’éphémère plutôt que de suivre des personnages avec le risque de ne pas savoir où m’arrêter. Si vous allez à la cafétéria, c’est ça, c’est comme des atomes, ça va, ça vient, tu prends un café, tu me files une clope, c’est assez impressionnant.

La longueur des plans est un moyen de capter un visage, un corps, une parole. C’est une captation dans le temps. On a toujours pris le temps de filmer, on n’a jamais fait ça à la va-vite. Pour filmer ça, il faut passer beaucoup de temps sans filmer. Quand je parle de rencontre éphémère, je parle de rencontre avec la caméra parce qu’on ne peut pas tout filmer. Si j’ai refusé de suivre un personnage, j’ai par contre passé beaucoup de temps avec eux. On arrivait, on posait la caméra, chacun prenait ses marques et tout d’un coup les gens venaient vers nous. Il y avait une humanité dans les rapports, due au temps passé ensemble. Pas toujours mais souvent. Par exemple la scène du bègue. C’est quelqu’un dont on s’est aperçu qu’il était tout le temps dans les parages Il s’est mis à venir vers nous dans le couloir et on a filmé plusieurs plans en continu, mais toujours sans parole. Et vers la fin, il s’est mis à nous parler. La scène du film, c’est la première fois où il nous a parlé. Mais cette scène, elle s’est construite en trois semaines. C’est ça qui est intéressant, cette démarche qui est venue d’eux.

J’ai passé deux ans avec eux sans caméra et j’avais des rapports de proximité avec eux. Ce sont des gens qui te touchent, qui t’approchent, avec une proximité physique réelle. Même sans caméra, cette proximité était déjà là. Alors avec la caméra, on a filmé à hauteur d’homme, je dirais à distance d’homme, comme dans le cadre d’une discussion. Les plans fixes sont eux beaucoup plus pensés, plus cadrés, plus structurés. Pour moi, il y avait par contre une forme d’évidence pour les plans caméra à l’épaule. Par rapport à la question du voyeurisme, la proximité pourrait poser problème s’il n’y avait pas ce temps et cette notion de plan-séquence. Si tu filmes un visage de près en trente secondes, il peut effectivement y avoir un choc, parce qu’on n’a pas l’habitude. Un gros plan sur une longue durée crée une sorte d’ « acclimatation » du regard et donc cela crée un lien. On en revient là à la question du temps et des plans. Quand je filme ces visages, je ne me défends presque pas de manière cinématographique, mais je me situe dans un rapport au vivant. Je n’ai jamais été dans un rapport de cinéma avec eux. Il est évident que quand on filme, on a une responsabilité de l’image, du cadre, de la longueur des plans. Mais j’avais besoin de passer par une distance qui me place dans un rapport hors caméra. C’est peut-être aussi pour ça que j’ai monté le film, même si je faisais complètement corps avec mon opérateur. C’est cette confiance qui me permettait d’être ce que j’appelle « hors caméra ». Je pouvais lui dire « on tourne », me dégager et rentrer dans ce que j’appelle la vie et non dans le cinéma. Le cinéma, je l’ai rattrapé après. Mais à la base, je tenais à cette distance là. Parfois il faut savoir oublier le cinéma.

En filmant, je n’ai pas voulu esthétiser la folie. Le passage de Nerval, à la fin du film, relate le sentiment que j’ai eu sans caméra, pendant les deux ans et demi. Je l’ai cité au sens le plus intime, c’est-à-dire une citation qui ne renvoie qu’à moi-même. C’est le seul « je » du film, en fait. Dans la voix off, je suis très effacé. Mais je trouve l’idée de cette famille primitive et céleste assez magnifique, parce que là, tout d’un coup, on a le côté primitif qui rejoint Artaud et le côté céleste qui pourrait rejoindre Rimbaud. C’est vrai que j’aime assez cette naïveté, cette tendresse. Mais je ne pense pas que cela va jusqu’à romantiser le film, en tout cas, je ne l’espère pas. C’est plutôt l’idée d’avoir trouvé non pas une famille, je n’irai pas jusque là, mais un groupe.

Il y a aussi les scènes de barque en Super 8. Pour moi, l’écho de leur voix, c’est ça.

Propos recueillis par Francis Laborie, Sabrina Malek et Arnaud Soulier

La vie au travail

Dans le cadre de la réflexion autour du feuilleton documentaire, nous avons demandé à Julie Bertucelli d’évoquer la spécificité de son approche à l’occasion de sa première réalisation dans ce nouveau genre.

C’est un producteur, Fabrice Puchault qui m’a appelé parce qu’Arte cherchait des sujets pour des feuilletons documentaires. Il m’a demandé de réfléchir sur un sujet qui pourrait devenir un feuilleton. Je n’avais pas d’idée au départ. J’ai convié un auteur, Bernard Renucci avec qui je travaille souvent sur des documentaires et on a fait un brain-storming. Je voulais absolument filmer le monde du travail, du genre entreprise. À ce moment-là il y avait un peu les histoires autour des 35 heures et un jour on a vu que les conventions collectives des Grands Magasins allaient être dénoncées et renégociées par les patrons pour réduire le temps de travail. Et puis le grand magasin c’est un lieu cinématographique et théâtral, où il y a des coulisses, le rapport direct au client, enfin, à la consommation, au commerce, au capitalisme dans tous les sens. Et puis c’est un lieu qui fait un peu rêver. Mais je ne me rendais pas très bien compte de ce que cela pouvait engendrer comme histoire, parce que ce n’est pas un lieu obligatoirement plein d’histoires.

Je n’ai pas envie de parler des gens dans leur intimité, je préfère toujours m’attacher à leur attitude dans le travail. Je trouve cette approche plus intéressante pour dévoiler leur personnalité. Le producteur n’avait pas d’a priori quant au sujet. Je ne voulais pas faire de choses anecdotiques même si je savais que le diffuseur cherchait des sujets un peu divertissants pour faire de l’audience. Tout en gardant cette idée de divertissement, je voulais trouver un lieu où il y aurait politiquement et socialement quelque chose à dire. C’était pas le monde du travail en tant que tel mais la vie au travail. On a donc décidé de choisir les Grands Magasins et ce sont les Galeries Lafayette qui ont accepté. C’était le bon lieu, le plus gros magasin, le plus connu, une énorme entreprise. Et cette proposition a été acceptée par la chaîne. Peut être qu’en cherchant un sujet pour un documentaire normal j’en serais venu là mais a priori non, c’était presque trop évident, trop facile comme sujet. On se disait qu’il y avait peut-être matière à trouver plein de personnages dans ce lieu unique, et qu’on pourrait jouer du divertissement mais avec un sujet ayant un fond. C’était primordial pour moi. J’avais très peur de faire du feuilleton, un objet télévisuel.

Je travaille depuis longtemps avec le scénariste Bernard Renucci. On réfléchit ensemble, on discute, on cherche un sujet. Son aide est précieuse. Pour La Fabrique des juges, mon film précédent, il a écrit le dossier puis il est venu au montage au moment de réduire le film de moitié, il m’a aidée à faire le deuil de plein de scènes et là j’ai entièrement confiance en son regard. Il m’aide beaucoup à trancher, c’est un avis important. Pour le feuilleton il a été au départ de la réflexion sur le sujet, puis nous avons écrit le dossier ensemble. Pour la première fois il a fait des repérages avec moi. En général je les faisais de mon côté. Là on y est allé ensemble pour trouver des directions, des personnages, des idées. C’était un lieu tellement énorme, on ne savait pas du tout ce qui nous y attendait. On est parti d’une idée très vague par rapport aux Grands Magasins et là l’enjeu était de trouver des histoires. Pendant le tournage je montrais régulièrement à Bernard et au producteur des extraits des rushes que j’aimais bien. J’avais besoin d’un regard extérieur, avoir leur avis sur tel personnage par exemple, savoir ce qui nous manque ou ce qu’il faut creuser… Bernard n’est jamais venu sur le tournage, mais sur le montage il venait régulièrement pour donner son avis et construire le film, même s’il l’était déjà d’un point de vue chronologique. À un moment donné on s’est rendu compte qu’on avait tout ce qu’il fallait pour le premier épisode.

Dans le feuilleton l’important c’est les personnages. C’est par eux que l’histoire avance et que les scènes existent. Mais j’avais aussi peur de ça car il y a plein de scènes que j’ai filmées (des réunions de travail, des étapes dans la vie du magasin, des départs à la retraite, des cérémonies) auxquelles je m’accrochais dans mon envie de parler du travail. Et je sentais bien que j’aurais du mal à les caser parce que je n’avais pas mes personnages dedans. Mais je tournais quand même avec l’espoir de pouvoir les placer. Il y a eu par exemple à une étape du montage une réunion syndicale sans aucun des personnages, qui constituait un contrepoint à une histoire de licenciement. J’ai tenu longtemps à cette scène et puis nous ne l’avons pas gardée. Le scénariste et le producteur m’ont forcée à m’en tenir aux personnages. Je me rendais bien compte qu’il le fallait pour rester dans le « style » ou on tombait dans un documentaire plus « classique ». La scène avec les syndicats dénotait par rapport au reste et, à la limite, desservait leur propos. Finalement, garder seulement la version du patron et montrer la façon dont elle est répercutée dans la hiérarchie est bien plus parlant. Et puis cela aurait pu être une histoire très forte si elle était arrivée à une des vendeuses que je suivais mais ce n’était pas le cas. Dans un documentaire « normal », je pense que j’aurais gardé cette scène car il aurait été nécessaire de montrer qu’il y avait un syndicat. C’est vrai qu’il y a des contraintes, mais ça reste du documentaire, ce n’est pas une révolution dans la forme. Dans tout film il y a toujours des exigences d’équilibre, de rythme, de suivi des personnages. Il faut aussi que l’on s’identifie à des gens et à des situations, le sujet en lui-même ne suffit pas toujours. J’avais beaucoup de matière et la forme du feuilleton me permettait de passer facilement d’un monde à l’autre, et de suivre plus de personnes et de problématiques en même temps. Finalement je ne sais pas si avec d’autres contraintes de format j’aurais fait un autre film. J’aurais peut-être donné un autre rythme et accordé plus de temps à certaines scènes dans le cadre d’un film d’une heure et demie. Là, quand on essayait de faire plus long, cela ne marchait pas. De toute façon quand on prépare un documentaire on invente des personnages, des situations, on a besoin d’anticiper ce que l’on va tourner même si cela ne se réduit pas qu’à cela. Dans cette préparation on s’est attaché à trouver des éléments de suspense ou des étapes de la vie du magasin qui pourraient relier des scènes entre elles. J’essayais de venir filmer ces moments-là. Cela fait partie du travail de repérage et de préparation de les imaginer. Le film parle de choses sérieuses, parfois en rigolant, mais ce n’est jamais au détriment des personnages, même s’il faut faire du formatage télé. Mais c’est vrai que c’est compliqué.

Propos recueillis par Manuel Briot et Christophe Postic

« Petite fumée »

Rencontre avec René Vautier à l’occasion de la diffusion d’une partie de ces films.

Dans tous ces hommages qui sentent un petit peu le sapin, j’essaye de faire des projets, justement pour que ça sente moins le sapin. Parmi les projets, il y a des choses qui me semblent indispensables. D’une part de classifier un peu… J’ai fait des trucs qui sont en fait très bordéliques parce que j’ai pensé pendant très longtemps que le cinéma c’était un objet de consommation immédiate, c’était une arme à utiliser tout de suite et puis après, quand on avait fait des images et qu’on les avait utilisées, c’était pas la peine de les garder. Du coup, ça ne m’a pas fait tellement de choses de voir à un moment donné, un Le Pen ou les lepénistes, me bousiller soixante kilomètres d’archives, parce que je me disais, les archives ce n’est pas mon fort, ils peuvent bousiller les images, les images qu’ils bousillent elles ont été utiles… C’était une perte, bien sûr. Mais je n’avais pas ressenti, à l’époque, que le cinéma c’était aussi quelque chose qui était fait pour la mémoire. Et là, maintenant, je me rends compte qu’il y a des choses que j’ai tournées et qui sont particulières. Je m’en suis rendu compte parce qu’il y a des tas de gens qui me demandaient des extraits d’images pour témoigner du passé, donc des images reflétant une réalité que d’autres n’avaient pas montrée. Alors là je me suis dit que maintenant il faudrait ranger tout ça.

Et puis je me suis dit aussi, j’ai encore des choses à faire, des trous… L’un de ces trous c’est d’empêcher une légende (la sienne, Ndlr) de devenir réalité. J’avais reçu une cassette vidéo d’un griot, en Wolof, mais avec la traduction. C’était un griot qui disait : « mon père et mon grand-père étaient griots aussi, et ce que je chante c’est, me semble-t-il, le tournage de votre film en Afrique noire ». Alors j’ai écouté, j’ai lu la traduction. C’était complètement dingue ! J’étais « petite fumée », j’étais mort trois fois mais je me réveillais à chaque fois parce que j’avais encore des images à faire. Quand j’étais « petite fumée », le peuple de Côte d’Ivoire soufflait sur la fumée pour l’envoyer au Ghana pour que les policiers ne puissent pas prendre mes images à la frontière… Et puis, à côté, j’ai lu aussi un certain nombre de rapports de police de l’époque, et je me suis aperçu que dans les chants du griot il y avait plus de vérité que dans les rapports des policiers qui étaient très orientés contre moi. Alors je me suis dit que ça serait peut-être marrant de montrer que si on n’écoute pas, dans les pays où l’on a de la peine à écrire, ce que chantent les gens, on sera beaucoup plus loin de la vérité. On n’a pas le droit de laisser les flics détenir la seule vérité. Alors là, l’idée m’est venue d’essayer de faire une réponse à la légende, avec toute la gentillesse que je saurai mettre là-dedans, pour dire, eh déconnez pas quoi ! La réalité telle que nous la racontons peut rejoindre ce que vous chantez, mais encore faut-il que l’on rétablisse cette réalité. Il ne faut pas trop embellir les choses, mais merci de l’avoir quand même racontée comme ça. Voilà ça s’appellerait « le petit breton à la caméra rouge ».

Les trois premières pages de mon livre Caméra citoyenne c’est l’histoire de la grève de la faim et du mec qui est venu me dire, vous pouvez gagner, c’est vrai, mais ça ne servira à rien, parce que voilà les structures que l’on va mettre pour faire en sorte que les films libres, personne ne puisse les voir.

Avec les structures mises en place aujourd’hui, ventre mou d’une censure qui ne dit pas son nom, plus la peur des gens en place qui provoque l’autocensure sur tout ce qu’ils touchent, et alors qu’on me donne un grand prix de la Scam pour l’ensemble de mon œuvre, je pense qu’il n’y a pas un dixième de cette œuvre là que je pourrais faire aujourd’hui en respectant les règles en cours. Je ne pourrais pas… Un film comme Afrique 50 je l’ai fait contre ! Contre les lois… Ce que j’ai fait, c’était à chaque fois pour améliorer des structures, en contribuant à les dénoncer, en soulevant leurs jupes, pour voir réellement ce qu’il y a en dessous. Je crois que c’est important. J’ai vu le film de Peter Chappell, Nos amis de la Banque, que j’aime bien, et je me suis dit qu’il y a une chose qui peut être dangereuse aussi, c’est qu’on donne la possibilité d’une certaine critique, mais très intellectuelle. Est-ce que l’ensemble du public comprend ces critiques qui passent quand même à un niveau assez élevé ? Est-ce que cette critique ne passe pas par des choses élémentaires que l’on peut parfaitement mettre en images ? Donner la parole aux gens à la base pour qu’ils puissent communiquer entre eux, c’est aussi une nécessité à laquelle la télévision ne répond pas du tout aujourd’hui. Est-ce que la télévision appartient aux gens qui la gèrent ou bien est-ce que c’est aussi un moyen de transport d’images, d’idées et d’échanges. Tout ça c’est encore des bagarres à mener. C’est des choses dont il faut qu’on discute mais qu’il faut d’abord lancer. Alors si je peux encore semer des trucs de ce genre, ça en vaut la peine.

Je crois que je suis devenu moins violent avec l’âge et que je peux maintenant discuter plus avec les gens, alors qu’avant, ce que je faisais, c’était des cris de colère. Maintenant j’aurais tendance à privilégier une espèce de construction beaucoup plus linéaire, plutôt que des coups qui se succèdent. C’est-à-dire privilégier le raisonnement. Ça va être beaucoup plus emmerdant !

Ce qui peut passer dans les œuvres de jeunes gens est plus difficilement acceptable dans l’œuvre d’un vieillard. C’est Victor Hugo qui disait, s’il y a des étincelles aux yeux des jeunes gens, dans l’œil du vieillard il est une lumière. Essayons de maintenir la lumière. Ça bouillonne toujours autant, maintenant disons que le couvercle est mieux ajusté, mais ça bouillonne, toujours. Mais quand le couvercle est trop fermé, des fois ça étouffe un peu, voilà. Je crois qu’en fait, je prête plus l’oreille maintenant à ce que disent les gens autour de moi, je suis moins sûr d’avoir toujours raison. C’est pour ça que je dis que maintenant j’ai plus tendance à poser des questions qu’à apporter une réponse.

J’ai l’impression qu’il y a des tas de choses que je n’ai jamais pu mettre en images et maintenant j’ai envie de les raconter. Peut-être en les écrivant, mais aussi en m’installant seul devant la caméra pour raconter des histoires. Peut-être pour que d’autres en fassent des films. Peut-être aussi pour que ça reste en mémoire.

Il va y avoir, à la bibliothèque Mitterrand, neuf de mes films à la disposition des chercheurs et du public. J’ai demandé à faire la présentation de chacun de ces films. Ils sont assez vieux, alors cela permet de les resituer dans leur contexte. Et pour les resituer dans leur contexte, je suis amené à dire à quelles oppositions les films s’étaient heurtés au moment des tournages et des diffusions. Je crois que je peux le faire, maintenant, sans hurler de colère, avec un petit sourire, en me disant, au fond ce n’est pas toujours moi qui ai perdu, quelques fois on a réussi à faire passer un certain nombre de choses. Mais en gardant aussi cet aspect. Voilà ce que j’ai vécu. Maintenant je le raconte. C’était le propre des conteurs bretons.

Propos recueillis par Sabrina Malek et Arnaud Soulier

Inch’Allah !

Dans le cadre de « Produire en région » nous avons rencontré Didier Nion et Gilles Padovani de Mille et une film, respectivement réalisateur et producteur du film Juillet… Une discussion à bâtons rompus autour des relations entre production et réalisation.

GP : Au départ il y avait un projet, une idée, une envie surtout. Mon implication, c’était de partir en repérages avec Didier pour voir les choses ensemble, pour en discuter et qu’on ait un échange. On est rentré fin juillet, il a fallu écrire un dossier et j’ai « tanné » Didier pour qu’il s’y mette.

DN : Là, son rôle est important parce qu’il prend conscience qu’une des faiblesses de « Didier » c’est peut-être de ne pas avoir écrit jusqu’à présent sur ses films. Là, je découvre avec l’écriture une nouvelle expérience, un truc que je ne connaissais pas à ce moment-là. La découverte même du plaisir d’écrire. Et ça fait du bien parce que tu as un ami qui est là.

GP : Didier, c’est le seul exemple de relation travail/amical… c’est pas toujours facile… C’est une forte personnalité et c’est vrai que je ne me comporte pas avec lui comme avec les autres réalisateurs. Du fait de cette personnalité et du fait de notre relation amicale.

DN : Je me suis déjà retiré de certaines aventures simplement parce qu’il n’y avait pas cette relation affective. Pour moi, toutes les grandes aventures partent de là.
Je ne veux pas être un artiste « produit », je veux que l’on partage ce risque. C’est pour ça que j’ai tenu à être co-producteur de Juillet… à hauteur de 50 %. Gilles a été d’accord. Ma réflexion, c’est d’être autant impliqué dans le financement d’un film que le producteur, d’avoir autant de responsabilités que lui. L’idée c’est ça ! Et du coup, ça élève ma propre conscience par rapport au travail. Savoir que c’est aussi une entreprise économique m’oblige à ne pas jouer au fou.

GP : Peut-être qu’on aura bientôt des problèmes, mais ça on verra. En même temps, aujourd’hui, le but du jeu c’est de trouver un distributeur pour que ce film sorte en salle. Les inconvénients, c’est d’être loin de Paris, donc loin des diffuseurs et des « soirées » où tu as des opportunités de rencontrer untel ou untel. Il y a eu une projection à Paris où j’ai essayé de faire venir quatre distributeurs. Aucun n’est venu. Mais on va continuer.

DN : Juillet… est en fait un film multi-régional. Des financements sont venus de Normandie, de Paris, de « Dieu » (le CNC). Il va être diffusé par Ardèche Images, et c’est une production bretonne. Est-ce que produire en région, ce n’est pas un petit peu tout ça ?… Lorsque Jean-Marie nous a appelés, on a dit oui, parce que Ardèche Images c’est les États généraux du Documentaire et c’est une belle aventure. C’est l’histoire d’un homme… et ça, ça me ressemble. Alors produire en région, je ne sais pas exactement ce que c’est, mais je trouve ça bien que ça finisse ici… Enfin, que ça finisse pour moi et que ça commence ici pour le film.
J’ai l’impression que le monde se transforme. Aujourd’hui, la manière de produire des films repose sur des vieux schémas. Mais si tu regardes les Depardon, les Kramer, enfin ceux qu’on connaît beaucoup, ils se sont investis dans leurs films et il y a une raison. C’est sûrement parce qu’ils ne veulent pas être dépossédés de leur travail. Ils vivent de ça, moi je n’invente rien.
J’ai passé l’âge d’aller voir un producteur pour lui demander de bien vouloir produire mon film, comme si c’était une chance. Si j’avais 18 ans et que c’était mon premier film, peut-être, mais ce n’est plus le cas. Aujourd’hui j’ai quarante ans. Jusqu’à présent ça fonctionnait de cette façon, le gars avait un projet, il le donnait au producteur… mais les producteurs ne font pas tous leur travail. Beaucoup ne se contentent de n’être qu’un relais. Parfois ils le font très mal et récoltent quand même.. C’est quelque chose de fragile, quelque chose qui ne marche pas à tous les coups. Si j’ai choisi cette solution, c’est d’une part pour en vivre, mais aussi pour relancer d’autres projets. Pour être libre aussi.
Et quand je dis que les vieux schémas sont un peu dépassés, c’est parce qu’aujourd’hui la société est en mutation et qu’un jour tout ça sera peut-être remis en question… Je ne sais pas… Ce sont les grandes questions des années à venir sur la propriété intellectuelle, artistique, ou sur la fabrication des films. Ce sont des choses qui vont bouger profondément. Par ailleurs, tu te responsabilises quand tu deviens producteur. Gilles fait son métier de producteur, je fais mon métier de réalisateur, mais on partage les risques. L’aventure, on la partage à deux… Et c’est une réflexion que d’autres devraient avoir sur leur travail.

GP : Moi je manque d’expérience, mais je ne sais pas si une société peut vivre avec tous les réalisateurs à 50 %. Les 50 % que je donne à Didier, c’est autant que je n’ai pas…

DN : Ce n’est pas 50 % que tu me donnes !

GP : C’est vrai, c’est 50 % que je te reverse.

DN : Là, les mots sont importants. Très importants même, c’est une question politique !

GP : Ce sont 50 % qui ne sont pas dans la société et qui ne me permettront pas de développer d’autres projets ou d’investir sur une écriture. C’est pour ça que je ne suis pas sûr que ce soit viable sur tous les projets.

DN : Ce que je veux dire c’est que chaque projet, chaque film, chaque auteur, chaque production a ses spécificités et sa propre philosophie à développer. Moi je n’impose pas une voie. Il se trouve que c’est possible avec Gilles et si ça n’était pas le cas avec lui ou avec un autre, je deviendrai producteur de mes films. Mais ce n’est pas mon métier… Ce regard sur la production me permet aussi de suivre le film jusqu’au bout, au cœur même du laboratoire. Pouvoir se retrouver tous les jours de la semaine avec les jeux de filtres dans les mains, pour construire la plus belle œuvre possible. Être présent jusqu’au bout du projet, le contrôler artistiquement et être conscient de ce que cela veut dire.

GP : Mais c’est vrai aussi que Juillet est un film sans diffuseur. C’est donc une liberté à la fois pour Didier et pour moi. Les films que je produis avec Didier ne sont pas des films que je produis comme avec les autres. Pour moi c’est un plaisir, c’est participer à une aventure de copains qui font des trucs ensemble et qui s’éclatent.

DN : Mais c’est pas le rêve de beaucoup de monde ça ? En tous les cas c’est le rêve que l’on a lorsque l’on a 20 ans et que l’on ne réalise souvent jamais.

GP : Il est évident que si un diffuseur s’était engagé sur un 52 minutes, ça aurait posé plus de problèmes. Il y aurait eu des contraintes.

DN : J’aurais été contraint à des choses, certes, mais il y aurait eu des négociations sévères. C’est sûr que je n’aurais pas lâché aussi facilement que ça. Je n’ai jamais, jamais supporté la case, le format. L’idée c’est de suivre qui tu es, de ne pas se trahir. Ça c’est un mot qui revient souvent chez moi, et aujourd’hui ça me donne raison. Mes films ne sont pas et ne seront jamais formatés. Jamais, jamais, jamais. Toute ma vie je me battrai là dessus. Enfin je l’espère. Inch’Allah… Ne lâchons pas, ne lâchons pas… soyons libres !

Propos recueillis par Bruno Dufour, Francis Laborie, Teresa Piera, Arnaud Soulier

Le film au long cours

On a pu voir hier un montage des rushes du film inachevé d’Eisenstein Que Viva Mexico. Signé Jay Leyda, ce montage de 225 minutes a permis de redécouvrir une œuvre connue jusqu’ici sous une forme plus courte et remaniée, celle de Gregori Alexandrov. Sa présentation nous a donné l’occasion de rencontrer Valery Bossenko, chef adjoint du centre d’information Gosfilmfond.

Quelle est la principale différence entre les deux versions ?

Elle est directement liée à la personnalité de leurs auteurs. Alexandrov a été l’assistant d’Eisenstein sur le tournage, c’est aussi un réalisateur de comédies plutôt légères mais il ne peut en rien prétendre au talent d’Eisenstein. Pour moi, sa version du film est une trahison. Il a essayé de reformuler le désir de celui-ci, mais son conformisme ne lui a fait atteindre que des petites fables, des parcelles du projet initial. J’étais consultant du matériau d’archives au moment de son montage et je me souviens que le groupe de réalisation d’Alexandrov, avait à un moment, décidé d’aller retourner au Mexique, soit 47 ans après, les scènes qui manquaient… et en plus en couleurs ! Heureusement, il n’y a pas eu assez d’argent ! La bande musicale qu’Alexandrov a plaquée est très basique, très commerciale. Pour illustrer une chansonnette, il a lui-même rajouté un plan de tourne-disque… Je ne sais même pas si ce type de tourne-disque existait à l’époque ! Mais Alexandrov a toujours revendiqué une grande parenté avec l’œuvre d’Eisenstein : en 1975 il avait déjà fait une nouvelle version du Cuirassé Potemkine, sur une musique de Chostakovitch… Jay Leyda c’est tout l’inverse. Il a été le disciple d’Eisenstein et a conservé toute sa vie une grande admiration pour lui, et c’est vraiment par dévotion à l’œuvre de son maître qu’il a conçu ce montage.

En quoi sa version est-elle plus fidèle au projet d’Eisenstein ?

Tous ceux qui, jusqu’à lui, avaient travaillé sur ces rushes, les avaient investis de leurs propres préoccupations, de leur subjectivité. Jay Leyda est le premier à présenter le film de manière brute et objective, sans faire de choix quant à la narration ou à l’esthétique. Il a préféré focaliser l’attention du spectateur sur la composition des cadres, sur le travail quotidien d’Eisenstein et sa manière d’opérer. Ainsi, sa façon de travailler avec des acteurs non professionnels, ou bien sa préoccupation constante pour l’architecture et l’art indien. Eisenstein avait fait une grosse préparation livresque avant de partir pour le Mexique. Il a utilisé des éléments de la tradition populaire, des danses, la cérémonie funéraire du « deux novembre ». Beaucoup d’autres sources aussi, comme le travail de la photographe italienne Tina Modotti, qui avait fait des recherches visuelles sur le Mexique, ont nourri sa conception des cadres. Ceci dit, le scénario a été écrit au fur et à mesure du tournage !

Vous connaissez le film par cœur depuis de nombreuses années, mais y a-t-il encore un passage qui vous émeut particulièrement ?

Peut-être l’épisode de la fête des morts, dans l’épilogue ; Au premier plan les masques de morts, énormes, à l’arrière plan le mouvement des manèges. Les masques ont les yeux vides, mais le mouvement du manège s’y reflète comme s’il faisait renaître le mouvement des yeux. Ce qui est formidable, c’est aussi la façon dont les différentes séquences se relient les unes aux autres par des détails visuels. Ainsi à la fin de l’épisode de Maguei, les bottes du propriétaire terrien foulent le sol autour des têtes des paysans enterrés jusqu’au cou. Ces bottes portent des éperons qui s’impriment très fortement dans l’œil et la mémoire. Or, dans l’épisode du jour des morts, un des participants déguisé en squelette porte aussi des éperons, et on y prête énormément d’attention. Ce n’est pas seulement une trouvaille formelle, c’est aussi significatif des particularités de classe qu’Eisenstein voulaient faire apparaître dans le film.

Propos recueillis par Gaël Lépingle et Christophe Postic avec l’aide de Laurent Aït Benala