Le secret derrière la porte

La Shoah : nombreux sont ceux qui l’ont évoquée, racontée afin que nous restions à jamais dépositaires de cette mémoire « meurtrie ». Des films ont et continuent d’alimenter le débat : comment restituer ce qui a été, comment formuler l’indicible ?

Le cheminement de Danielle Jaeggi est intéressant parce que son approche, loin d’adopter une démarche d’archéologue pour restituer l’univers concentrationnaire, s’effectue « à rebours ». En effet, apprenant que sa tante a été victime du génocide, elle s’engage dans une recherche qui ne s’appuie pas sur la « matérialité », pourrait-on dire, des camps, mais qui privilégie un retour vers le passé. Construit comme une « enquête policière », les éléments en sa possession sont autant d’indices qui la projettent dans un voyage quasi initiatique. Danielle Jaeggi n’utilise ni images d’archives, ni témoignages de survivants, mais des photos d’une jeunesse souriante, des vues contemporaines de Budapest, énigmatiques, enfouies sous les silences de sa mère. C’est au travers de sa quête identitaire qu’émerge l’histoire de sa judaïté, recherche existentielle fondamentale qui donne un sens à sa vie. « Ma mère » dira-t-elle, « est morte à Genève de n’avoir rien dit ». C’est ce tabou qu’elle brisera en dédiant le film à ses enfants.

Une manière simple et intimiste d’exprimer une « mémoire interdite ».

Francis Laborie

Les lois du marché

L’Algérie a, dès le début de son indépendance et jusque dans les années quatre-vingt souvent été prise pour modèle par nombre de pays du tiers-monde et dans nombre de discours d’hommes de gauche, de France et d’ailleurs. Un modèle pour sa guerre de libération d’abord, un modèle économique avec les choix qu’il induisait (nationalisation des hydrocarbures, collectivisation des terres agricoles, industrialisation…), un modèle politique qui impliquait le socialisme, le non-alignement… Finalement, le modèle d’un pays à la liberté nouvelle et à l’avenir plein de promesses. Mais ceci, en définitive, ne permettait aucune critique ou les occultait, dispensant en outre le pays de toute autocritique. Or Troeller et Deffarge prennent le contrepoint de cette idée, celle d’une Algérie exemplaire et développent un point de vue qui remet en question la pensée même d’une Algérie indépendante. Ils montrent comment la persistance de ses liens avec les pays occidentaux continue de la maintenir dans le cercle infernal d’un système économique où il y aurait d’un côté les pays dominants qui décident, imposent et qui seraient les seuls à en profiter, et de l’autre, les pays dominés qui subissent, exécutent, restant toujours « au service de… ». En 1975, le film se situe à contre-courant de cette modélisation idéalisée, et c’est là tout son intérêt. Les réalisateurs expriment déjà la mondialisation d’un système économique qui se fait au détriment des pays du sud. Mais montrent-ils ? Car la question du film en tant que telle reste posée et l’on se demande parfois quelle est la place impartie aux images. Elles sont souvent noyées, englouties, étouffées par un commentaire surabondant qui ne leur laisse quasiment aucune existence. Il y a pourtant des séquences parfois tellement plus éloquentes que n’importe quel commentaire. Ainsi celle sur la construction de la cimenterie de Mefta où l’on entend des techniciens algériens parler allemand. Sans oser imaginer des allemands parlant l’arabe, on aurait pu s’attendre à ce qu’ils communiquent par l’intermédiaire d’une langue plus commune, en l’occurrence le français ou l’anglais. (Il n’est pas besoin de rappeler qu’il ne s’agissait pas là d’une action humanitaire mais bien d’un contrat, payé au prix fort, entre l’Algérie et différents pays occidentaux). Or pour entendre ce qui à nos yeux (et à nos oreilles) est porteur de sens, il nous faudrait nous abstraire du commentaire. Par ailleurs, et paradoxalement aux propos tenus par les réalisateurs, la parole des algériens n’émerge qu’à de très rares et brefs moments, au delà de la compréhension de l’arabe. Mais ce ne sont là que les limites d’un film militant qui donne la primauté à l’analyse, au discours des réalisateurs dont il ne faut pas oublier l’étonnant parcours et l’incroyable capacité à s’être trouvés partout dans le monde aux côtés de tous les « sans-voix » se battant pour un peu plus de dignité, un peu plus de liberté. Ce film a d’autant plus le mérite d’exister que, jusqu’à présent, rares sont les documentaires sur l’Algérie (mémoire interdite ?). On s’interroge d’ailleurs sur les conditions dans lesquelles il a pu être réalisé, quelles contraintes, quelles diffusions…

Pour en revenir au commentaire, si les réalisateurs confondent parfois le système économique capitaliste – qu’ils condamnent – avec la notion de progrès, l’articulation de ces deux notions resterait à définir. À plus forte raison lorsque l’unicité du modèle économique menace la diversité des modèles culturels.

Sabrina Malek

Dans les plis de la mémoire

Comment le cinéma peut-il aujourd’hui évoquer, à l’égard des très jeunes générations, l’ampleur et la monstruosité du génocide ? La polémique – formelle autant qu’éthique – autour du film de Steven Spielberg, La Liste de Schindler, montre que la question reste pour le moins ouverte (1). En d’autres termes, existe-t-il un type de fiction recevable ? Ou bien celle-ci est-elle condamnée – face à la réalité brute des témoignages enregistrée par les caméras à l’ouverture des camps –, à échouer aux portes de l’indicible, lorsqu’elle rencontre la souffrance des hommes et le silence qui souvent l’accompagne ? En effet l’extermination est tellement massive et l’abomination si insoutenable, qu’aucune incarnation spécifique ne peut s’en dégager. Devant l’amoncellement de cadavres que nous renvoient les images de la Shoah, nous restons hébétés et désemparés. En impliquant sa mère Solange – déportée à Auschwitz – dans un intense processus de figuration, Charles Najman ébranle, non sans courage, ce canevas. Le film la suit dans un établissement thermal qu’elle fréquente tous les deux ans aux frais du gouvernement allemand. Un lieu qui n’est pas sans rappeler l’univers concentrationnaire, notamment lorsque la caméra s’attarde sur des pommeaux de douches de sinistre mémoire. Un rappel de l’horreur ordinaire, matérialisée dans des objets anodins, mais que l’énergie de Solange balaye instantanément. Il faut bien l’avouer, on ne peut s’empêcher d’être d’abord surpris et décontenancé par sa vitalité. Car Solange, malgré la douleur, échappe obstinément à son statut de victime muette des camps ; statut dans lequel, peut être inconsciemment, nous cherchons à la maintenir. Solange est belle, gaie et souriante. Elle boit, mange, chante. Son corps s’offre aux jets d’eau ou aux massages qui le régénèrent. Des images de bonheur, en quelque sorte, auxquelles nous ne sommes pas vraiment habitués, même si certains signes montrent que tout n’est pas si évident (le renouvellement de sa prescription médicale, antidépresseurs et tranquillisants notamment). Nous en ressortons désorientés en se demandant, un peu abasourdis, où cette femme tire une telle volonté, une telle puissance de vie. On comprend alors pourquoi cet appel – parfois théâtral voire incongru (2) – à la fiction, parce qu’il imprime un rapport de proximité, une réelle matérialité physique et émotionnelle à son personnage, était nécessaire à l’émergence d’un témoignage si bouleversant. En effet, en de brefs mais fulgurants moments, la parole s’incarne lit­té­ralement. On mesure alors la force intrinsèque de son récit, dans le télescopage improbable entre son passé et notre présent. Des mots déchirants, inouïs, qui brisent le silence et les apparences pour décrire la cruauté, la folie, la déshumanisation.

Éric Vidal

  1. Le 3 mars 1994, Claude Lanzman déclare au journal Le Monde à propos du film de Spielberg : « La fiction est une transgression, je pense profondément qu’il y a un interdit de la représentation […] Il n’y a pas une seconde d’archives dans Shoah parce que ce n’est pas ma façon de travailler, de penser et aussi parce qu’il n’en existe pas. […] Spielberg a choisi de reconstruire. Or reconstruire, c’est, d’une certaine façon, fabriquer des archives […] Si j’avais trouvé un film existant […] tourné par un SS […], non seulement je ne l’aurais pas montré, mais je l’aurais détruit ». Repris dans Art Press, juillet-août 96, n° 215. Dossier « Quoi de neuf sur la guerre ? ou l’art de la mémoire ».
  2. Ainsi quand on lui demande si le fait d’être séduisante était un atout non négligeable pour la survie…

L’œil de décembre

Quand passent les images

Les grèves de décembre ont été très largement couvertes par les médias. Les rues de Paris se sont trouvées soudainement envahies de caméras : journalistes, grévistes, touristes, cinéastes, tous venaient « couvrir » l’événement. Noyés sous un flot d’images et de brouhaha, nous en aurions presque oublié que des hommes et des femmes avaient cessé de travailler pour se battre contre un projet dont ils ne voulaient pas. Parmi eux, certains, munis de caméscopes, se sont « improvisés » le temps d’une grève en gardien de la mémoire. Des heures d’images ont été enregistrées. Pourtant, que nous en reste-t-il ? Des grévistes en assemblées générales, des votes de reconduction pour vingt-quatre heures, des manifestations, l’ambiance des locaux occupés. Il ne reste que des images d’où la parole est absente, oubliée…

Oubliée dans la démarche : les grévistes ne se donnent jamais la parole. Se l’interdisent-ils ? Les protagonistes dénoncent cette parole trop souvent disloquée, mutilée par de furtifs montages télévisés. Mais aussi oubliée, du fait même des limites techniques, par une machine qui n’enregistre que du bruit et non du son.

Entre souvenir et mémoire, il y a un pas. Ces vidéastes amateurs l’ont ils franchi ?

Difficile à regarder dans leur intégralité, ces documents sont parfois parsemés d’éléments intéressants. Derrière leur quotidien ils nous présentent un lieu de travail souvent perçu comme aliénant et qui devient ici un espace de liberté, de discussions, d’échanges. Mais ces documents sont aussi des armes à double tranchant. Pour celui qui ne l’a pas vécu de l’intérieur, ne reste qu’un sentiment carnavalesque de ce qui s’est réellement passé : des « nantis » qui boivent, rient, chantent, votent… Le sens profond s’en trouve annihilé. Faute de conserver une mémoire, ce trop plein d’images court le risque de tronquer l’histoire.

Mais la télévision n’est pas la seule responsable de ce regard monolithique. Le support technique l’est tout autant. La facilité de maniement, la possibilité d’effacer une image enregistrée, le temps dont on dispose : autant d’atouts qui, mal utilisés, desservent l’utilisateur. Le sens manque. Il fait défaut. En comparaison, les documents amateurs super 8 révèlent souvent une démarche cinématographique. Les quinze mètres de pellicule dont on dispose, soit trois précieuses minutes, amènent à réfléchir sur « ce que je filme » et surtout « comment je le filme ». Ainsi dans un document aussi banal que « Vacances à la Baule, été 76 », on peut retrouver des tentatives de maîtrise de l’espace et du temps, éléments fondamentaux du cinéma. L’ellipse de temps et de lieu, l’utilisation modérée des mouvements de caméra peuvent être présentes dans ces films, allant même parfois jusqu’à laisser « entrevoir » des sonorités, voire une parole… L’imaginaire du spectateur et la construction des « séquences » se substituent au microphone.

Ne parle-t-on pas de « film » super 8 et de « cassette » vidéo ? La question reste donc posée. Ces images d’amateurs : mémoire interne ou mémoire collective ?

Arnaud Soulier

Les mots et la mort. Prague au temps de Staline

Noir et blanc ou couleur. Foule ou silhouettes solitaires. Procès clos ou rues vides et blêmes. Grouillement de doryphores, métaphore de propagande et duo de voitures de la Sécurité, gros insectes noirs semeurs d’effroi. Ou bien encore brefs mouvements d’espoirs et froide rigidité de la désillusion. Au-delà et à travers tout cela, le film Les mots et la mort évoque la destruction du langage dans un monde totalitaire. La parole est brisée, mais les mots sont pourtant là.

On les entend, litanies impersonnelles pleurant la mort de Staline, que dévident ces haut-parleurs dominant les carrefours de la ville. On les entend lors des grandes messes rituelles au service du régime, ou bien encore pendant les réquisitoires des procès. Le poste radio d’un appartement anonyme les retransmet également.

Mais cette parole est toujours à sens unique : langage détruit, diffusée à travers un micro qui la robotise, réglementée dans un discours prémâché. Privée de liberté, au service de la propagande totalitaire, elle n’est pas destinée à l’individu mais au peuple devenu masse abstraite. Les fils électriques, toile d’araignée aérienne, qui relient haut-parleurs et postes radios comme les mailles d’un filet, rejoignent cette société aussi sûrement que les labyrinthes angoissants des prisons souterraines.

La parole est ici au service de la terreur ; elle est au service de la mort. Mots collectivisés ou mots extorqués, ils ne sont jamais le fruit d’un acte libre. Devenus ersatz, manipulés comme cette croix sensée être miraculeuse, ils deviennent des mots en carton-pâte avec lesquels Staline voulait créer le bonheur.

Jusqu’à cette séquence où une voix, venue du fond de la prison, longe les interminables couloirs et s’échappe à travers les barreaux de la fenêtre pour venir caresser la ramure des arbustes comme un souffle vivant. Ces mots ont été écrits par Miléna Horakova, condamnée à mort, dans sa dernière lettre. Ultime acte d’espérance, unique lueur d’humanité d’un film où à aucun moment, hormis cette scène, personne ne parle en son nom.

Le film se déroule à Prague où plane l’ombre de Kafka, sous la présence tutélaire du Château. Kafka, justement, qui utilisa la puissance des mots pour dire l’enfermement de l’homme dans un univers oppressant. C’était dans les années vingt. Le film aborde une période plus récente mais révolue.

Pourtant aujourd’hui comme hier, pris dans les rouages d’une autre barbarie, ultralibérale cette fois-ci, l’homme ne reste-t-il pas l’éternel oublié ?

Toujours reste la mort. Restent les mots.

Reste l’image.

Francis Laborie

L’antichambre d’une mémoire

Le mouvement de grèves de l’hiver dernier a accouché d’une masse d’images pour la plupart tournées en son sein même. Avec les « moyens du bord », ceux de la vidéo, elles témoignent de l’émotion et des luttes engendrées par la réforme de la protection sociale. Ce flux soulève une question : à l’heure du tout médiatique, les images peuvent-elles accompagner des formes naissantes de citoyennetés ? Si oui comment, et sous quelles formes – y compris esthétiques ? Nous verrons comment « Décembre en août » tentera de répondre à cette question.

Les conditions dans lesquelles les réalisateurs de Chemins de traverse ont accompagné les acteurs de cette grève, témoignent peut-être de ces problématiques. Partis avec l’idée de garder une trace des événements, ils décident de s’engager sans aucune véritable structure de production. C’est finalement cette liberté de moyens qui permettra au film d’exister trois mois plus tard, dans sa version quasi définitive. Cette inscription dans un cinéma « engagé » appelle cependant quelques réserves sur lesquelles nous reviendrons.

Dans le film, très vite, la mémoire des grandes luttes antérieures hante tous les esprits, notamment ceux des plus jeunes pour qui les sentiments d’injustice et le désir de changement cristallisent l’engagement naissant.

L’attente, la convivialité, les problèmes familiaux, le découragement, la solidarité, les conflits, les utopies, l’espoir, l’idéologie, autant de signes et de traces d’une équipe de grévistes au travail. Les manifestations dont l’importance s’accroît, scandent ce que chacun aimerait voir déboucher au plein air, en plein jour.

Entre les AG du matin et l’intendance, chacun à son tour se livre dans l’antichambre de l’entretien. Instants de répit à l’abri du tumulte, où la parole se libère dans l’espace qui lui est accordé. Pas de grandes révélations mais une humilité qui nous conduit de l’émotion au constat fort d’une société qui se fissure et emporte ceux qui n’en peuvent et n’en veulent plus. Le film prend donc le temps précieux de laisser cette parole s’installer, et circuler d’un point de vue à l’autre pour tisser la trame d’une société plus décente et respectueuse.

Le droit de grève devenant un privilège, la communauté qui advient s’avère le dernier refuge d’un esprit de lutte dont la victoire profiterait à tous. Ces cheminots le savent, ceux arrivés à la SNCF par filiation comme ceux rescapés de la précarité ou de licenciements. Tous sont porteurs de cette identité de « corps résistant ».

Nous le savons aujourd’hui, la grève aura conduit à une semi-victoire pour ces travailleurs, à un semi-échec pour l’ensemble et à une bataille d’amendements pour les autres. À Austerlitz, cette grève nous mènera jusqu’à une confrontation avec la direction, entité muette retenue par les grévistes, exigeant d’elle la transformation d’emplois précaires en embauches définitives. Comme métaphore d’une absence de communication plus globale, ce moment épique s’il conduit les revendications à une fin, ne laisse pas forcément présager de lendemains qui chantent.

C’est sûrement un choix de connivence ou de grande proximité des réalisateurs qui permet au film d’exister avec toutes ses qualités. Mais le pendant d’un tel traitement est de manquer parfois de distance et de ne pas permettre, ou de ne pas toujours s’autoriser les retours critiques qu’on attendrait. Ainsi on regrettera par moments, la redondance des propos quittant une authenticité certaine, pour entrer dans un discours remâché et bien appris, démuni d’élargissements critiques et de souplesse.

Christophe Postic

Visiblement je vous aime, de Jean-Michel Carré

«Au début, c’était un pari risqué : jusqu’au premier jour de tournage, je ne savais pas si ça allait fonctionner. Et peu à peu, on est devenu un groupe. Un groupe homogène qui travaillait sur le même projet.»

Visiblement je vous aime est l’histoire d’une expérience humaine et cinématographique. C’est l’histoire d’une rencontre entre un metteur en scène, des auteurs, une équipe de techniciens, des comédiens et un lieu (le Coral, lieu de vie créé en 1975 par Claude Sigala, accueillant des jeunes en difficulté -psychotiques, autistes, délinquants-).

Le film s’ouvre avec des images violentes de Paris (trafic, règlement de comptes, prostitution) et s’achève au milieu des vignes, dans un village de Petite Camargue. Entre les deux, il y a le chemin parcouru par Denis, délinquant récidiviste placé au Coral par un juge d’instruction soucieux de suivre ce qui se passe dans ce lieu.

En choisissant d’amener son équipe (techniciens et comédiens) au cœur du Coral, et de tourner avec les jeunes et les éducateurs, J-M. Carré atteste que tout film, qu’il soit qualifié de fiction ou de documentaire, est histoire de rencontre. Que ce soit celle inscrite dans le scénario (la trame fictionnelle) mais aussi celle qui peu à peu, nourrie par le réel, va s’inscrire dans le film.

Si Denis – personnage de fiction – va évoluer au contact des jeunes, c’est aussi en tant qu’individu, avec toutes ses émotions, que son personnage entre en relation avec l’autre, enrichissant l’histoire écrite de celle qui se vit au présent.

Pour que cette réalité s’inscrive dans le film, pour que l’expérience artistique rejoigne l’expérience humaine, il a fallu créer un dispositif de mise en scène ouvert : «les comédiens étaient sans cesse sujets à l’improvisation, ouverts aux réactions inattendues des jeunes. De plus, la présence d’une deuxième caméra à l’épaule a permis de saisir le hors champ et de l’intégrer à l’histoire du film».

Cette démarche fait vivre les personnages de manière juste : ce ne sont plus des professionnels mis en scène (professionnels de l’éducation ou de la comédie) mais des individus en train de vivre une histoire.

Et dans ce lieu où la règle n’est pas d’éduquer mais de vivre (faire vivre et laisser vivre), le film trouve une place juste et entre en résonance avec la réalité à laquelle il s’est confronté.

Arlette Buvat

J’ai 25 ans et je n’ai jamais vu un mort de Ludovic Vieuille

Des images en plan fixe, en couleur qui disent la « première fois ». Et puis, de plus en plus régulières, d’autres images silencieuses, en noir et blanc, de visages qui sourient. J’ai regardé l’écran. J’ai écouté les autres parler de leur «première fois». Parler de cette réaction étrangère à nous-mêmes parce qu’inconnue, immense, sauvage aussi. Et dans la pièce déserte, je pense à « ma première fois ».

La mort. Son cadavre. La laideur du corps déformé. L’amphithéâtre. La tombe qui protège de l’oubli. Combien de mots non dits, par orgueil face à la souffrance présente ou à venir. Et pourquoi? Parce que la culpabilité entretient le mythe du regret, du «je n’ai pas su lui dire…». Parce qu’on ne nous dit rien sur la mort, personne ne veut la regarder avant le dernier moment. Ensuite, il est trop tard. Cette peur de la mort qui ne supporte pas de laisser partir. Est-ce une faiblesse née de notre culture judéo-chrétienne? Sans doute. Oui. Culpabiliser autrui parce qu’on se culpabilise. Rétrécir alors le champ de l’émotion, la transformer en quelque chose de collectif. La mort est si intime, pudique aussi. Devoir la partager parce que personne n’en parle justement. Faire son deuil. Justifier sa peine. L’exprimer par crainte que le silence apparaisse comme de l’insensibilité. Être digne. Mais c’est quoi être digne? Refuser la souffrance parce qu’elle enlaidit? Et la vie dans tout cela? La télévision nous montre mille, dix milles, cent milles cadavres par jour et dans ces images, personne ne parle de pudeur. Et lorsque les proches pleurent leurs morts, sommes-nous digne de les regarder? Non. Et la culpabilité, le refus, l’abnégation n’y changeront rien parce que la mort est une réalité d’autant plus d’actualité que la génération à laquelle j’appartiens la subit. Nous ne cessons de compter nos morts d’ici ou d’ailleurs. Et les tabous ne changent pas parce qu’on ne la dit pas, cette mort qui bouffe de l’intérieur celui qu’elle habite, qui bouffe de l’extérieur ceux qui la regardent, impuissants. Mourir à vingt ans ou à quarante. Il n’y a pas d’âge pour mourir. Mourir. Mourir avant les autres, avant d’avoir seulement accepté que ce serait avant les autres, avant que les autres ne l’acceptent non plus.

Et les sourires des images en noir et blanc s’accélèrent en même temps que nos pensées formulent des mots auxquels nous n’avions pas pensé. «Parler de la mort porte malheur». De toute façon le malheur est là. Après avoir refusé de nous élever dans la connaissance réelle du mot, on nous oblige aujourd’hui à y penser. Qui on? Ceux qui pensent qu’on restera en vie plus longtemps. Cesser de s’abstenir parce que nous n’en avons pas le temps. Le noir dans une minute, dans une heure et alors ? Le deuil qui prendra un jour, un an, un siècle. Dans le noir. Au fond d’un lit cliniquement hostile, au bout d’un couloir d’urgences ou au bout de la course du sniper. J’ai envie de vivre et le sens de mon silence, pendant cinquante-deux minutes, m’a parlé de la mort. J’ai accepté d’y penser pendant cinquante-deux minutes. J’accepte d’en parler en trois mille cinq cents signes.

Nathalie Sauvaire

De l’acte cinématographique au passage a l’acte

Jospin s’éclaire…

C’est un film sur le personnage (de) Lionel Jospin, côté coulisse de la campagne présidentielle. Un sujet qui séduit a priori le spectateur : quelque chose nous est toujours caché, de l’ordre peut-être du secret voire du sacré, en tout cas inaccessible. Le tout renforcé par la censure qui accompagne parfois les films « engagés ». Pour nous surprendre et dépasser cette simple curiosité, le film doit faire sens, le cinéma doit prendre forme. Si le film Jospin s’éclaire… répond en partie à cette curiosité, celle-ci s’estompe rapidement car, entre autre, le cinéma ne surgit pas. On constate que la politique et ses campagnes électorales sont subordonnées à l’importance des médias, particulièrement audiovisuels. Quelqu’un l’ignore t-il encore? Au pire, cela entretient l’idée que la politique n’est vraiment plus que ça : un spectacle, écartant toute idées de franchise chez les hommes et femmes dont c’est le métier. On en préfèrerait presque, l’incursion des Guignols de l’Info dans les pensées supposées de Jospin et Chirac au cours du débat télévisé qui les a réunit. Pensées qui nous ramène à l’idée qu’ils ne sont que des hommes, et que dans une situation similaire nous aurions eu un comportement identique.

On pense ensuite au public de proximité : acquis ou affectivement proche de la situation observée, à défaut d’être filmée. En l’occurrence, ce film intéresse et satisfait sûrement ceux qui ont fait campagne aux côtés de Jospin. Et qui, peut être, «témoigne d’une prise de pouvoir de la machine politique sur la machine cinématographique».

La Conquête de Clichy

La forme n’est ici pas si différente que précédemment. Mais le film et son personnage très «consistant» pousse plus loin la réflexion, notamment sur le cinéma. La connivence qui se noue entre les personnages et la machine cinématographique est pointée par J-L. Comolli. Celui-ci poursuit sur l’extrême difficulté de rendre antipathique un personnage «cinégénique», un personnage à la présence forte, qui existe et qui en ce sens répond au désir supposé du réalisateur, d’un réalisateur. Si cette connivence contamine le public, on touche alors à une des limites du cinéma, dans son incapacité à résoudre l’ambiguïté, si ambiguïté il y a.

En effet de surprises, de découvertes, il y en a finalement peu pour celui qui sait observer et n’attend pas le cinéma pour le faire. On est dans ce film au cœur de la relation d’un candidat à ses électeurs potentiels, d’un commerçant à ses clients. On y rencontre des individus dont sans surprise, nous constatons que ce qui les touche de près, les aide, les soulage (un emploi, un logement), les rassure (la sécurité), etc., les rapproche d’un candidat plutôt que d’un autre. Y compris toute les convenances, réflexes les plus primaires, les a priori les plus mesquins.

De connivence on peut aussi ne pas du tout en ressentir, écrasé par cette réalité affligeante re-dévoilée. Le sentiment du spectateur, qu’à la place du cinéaste, à ce moment nous aurions interrompu le film, ou quitté la salle. Le miroir que tend ce film aux électeurs de Schuller leur renvoie une image cohérente qui leur convient. C. Otzenberger confirme par ailleurs cette idée : «Schuller m’a donné ce qui semblait être bon pour son électeur, pour lui : le personnage qui doit rentrer dans l’histoire». C.Q.F.D. Et de ce point de vue, sans conteste, le film ne manque pas sa cible : montrer ce qu’est une campagne politique. Que la cible ne soit pas la bonne peut s’envisager, au moins pour le spectateur.

La Campagne de provence (extrait)

Le cinéma au secours de la connivence.

M. Samson désigne les stratégies pour déjouer cette connivence – indispensable pour filmer Mégret pendant neuf mois – : la musique, son corps d’interviewer qui réagit dans le cadre, les mots à l’image, et la transmission de la violence des propos par la suppression du contre champ par exemple. C’est la force de ce film d’y réussir brillamment, avec quelques excès il est vrai. De plus, tout ceci est explicite dans le film et permet au spectateur de choisir «sa distance» de lecture, ou éventuellement celle de son refus.

Comme le souligne justement Christophe Gallaz (un des intervenants), s’agit-il pour l’auteur, devant sa crainte de ne pas exister dans son film ou de ne pas exister correctement, de se définir soi plutôt que de vouloir terrasser la cible. Et se demander si cela apporte quelque chose, et pas seulement de donner bonne conscience au Front National, pose la question incontournable de savoir à quoi servent les films politiques.

La distance « idéale » est bien souvent approchée par Marcel Ophuls, vraisemblablement au moment précis où il n’a pas interrompu le film. Nous n’avons pas quittés la salle parce qu’enfin : « je ne peux pas laisser dire ou laisser faire ». Dès lors pour le spectateur la suite peut prendre forme en actes, au quotidien…

Christophe Postic

La Conquête de Clichy

« Mais, au XXe siècle, si tu ne t’es pas préoccupé des problèmes du monde, quel artiste es-tu ? » (1).

Faire un film documentaire est en soi un acte immédiatement politique, corollaire d’un engagement, d’une certaine foi de la part du réalisateur. À la manière de Raymond Depardon suivant Giscard dans 50,81 % (film malheureusement toujours censuré), Christophe Otzenberger explore un champ précieux.

Mars 1994, la ville et le canton de Clichy, cité historiquement socialiste, sont convoités par le RPR. Et c’est, le aujourd’hui trop célèbre, Didier Schuller, qui est chargé de mener la bataille…

Dans le cinéma direct, le réalisateur découvre la réalité en même temps qu’il la filme. Face à cette réalité brute, « non contrôlée », « il est absurde de dire que le cinéma direct puisse être objectif. On interprète par le regard, la position de la caméra, ce qu’on filme et ce que l’on ne filme pas » (2). La présence de la caméra elle-même crée une nouvelle situation, elle modifie les rapports.

Et pourtant ! Le film dépasse la « pire » idée de la politique. Il fait surgir des vérités « cachées », leurs donne une envergure, une authenticité de façon plus percutante que n’importe quelle fiction. Le film se confronte à la réalité. Les dérapages du couple Schuller-Delaval, caricatures grossières du monde politique, sont tels, que le spectateur ne peut en être qu’effrayé.

« J’ai regardé aussi ce que sont les idées devenues… » dit Christophe Otzenberger.

En ce sens, « La conquête de Clichy » est une violente remise en question pour l’homme et le citoyen ainsi qu’un formidable document sur l’exercice « local » de la « démocratie »…

 Anne Rogé

  1. Joris Ivens in cinéma du réel 1988
  2. Louis Malle in cinéma du réel 1988