Expiations

Sur la photographie de famille, l’enfant blond ne sourit pas. Il a l’air réticent, infiniment méfiant. Peut-être la démarche d’Antti Peippo se reflète-t-elle dans ce cliché en noir et blanc, dans cette impossibilité de sourire qu’il affiche à l’âge de quatre, cinq ans : « On forgeait déjà le nœud de mes problèmes. Beaucoup de choses passaient sous silence, et il fallait remercier Dieu pour les épreuves. »

Dès l’ouverture du film, le ton est donné. De son lit d’hôpital, atteint d’un cancer, Antti Peippo cherche, en s’adressant directement à sa mère, la douceur du sens, la cohérence… Les archives sont exhumées des placards comme autant de mines prêtes à exploser. Son objectif a pour limites les contours des photographies qu’il caresse et dé-visage durant ces vingt-trois minutes où le passé prend toute la place, « mange » le cadre et suffoque. La démarche, classique, porte loin de la nostalgie et la projection prend des allures de réquisitoire.

Comment révéler l’emprise ? Étrange décalage entre ce que les photographies donnent à voir et la réalité qu’il affronte alors. Un intérieur cossu, un couple uni, trois frères, un environnement artistique, des pique-niques et des bonshommes de neige… Il y a du Hammershoi1 dans cet univers familial clos et comme habité par un secret, dans ces visages tournés vers les fenêtres, dans ces nuques éclairées par la lumière du Nord. La vie aurait pu être douce chez les Peippo ; il n’en est rien. Pourquoi cet enfant refuse-t-il obstinément de sourire ? Seul dépositaire d’une dette, d’une mauvaise conscience familiale, il est seul et embarrassé. « D’emblée, j’ai montré ma détresse », souligne-t-il, et la caméra s’y immerge, cherchant dans les recoins des visages des pistes, dans l’analyse des dessins des preuves. Sa caméra est une sonde ; sa voix, un lien entre les fantômes.

Les photographies, les petits films en Super 8 sont rapidement absorbés par une bande-son évocatrice, sa propre subjectivité. Derrière les images qui donnent à voir une famille aimante, la matière auditive offre le ressenti : la solitude et l’emprise. Les chants religieux enveloppent les premières minutes d’une dimension mystique et inquiétante. Ce sentiment lugubre est amplifié, ici par des pas qui s’enfoncent dans la neige ; là par une pelle qui creuse. L’enfance est convoquée, et pas le moindre rire, le moindre carillon. Cette résurgence prend des allures de cauchemar avec ses roulements de tambour, ses tirs de canon, ses balançoires qui grincent. Rarement mixés, les sons résonnent seuls, s’absentent et réapparaissent, surprennent et effraient, prêts à emporter les personnages dans leur sillage. De fait, les membres de la famille disparaissent, fauchés les uns après les autres.

Les ancêtres sont conviés et leurs visages montrent leur façade. Antti Peippo s’adresse à sa mère, victime elle aussi de la violence familiale : « Naturellement, tu ne pouvais tout expier toute seule ».

Expiation : cérémonie religieuse en vue d’apaiser les colères célestes. À nouveau, les dieux menaçants, écrasants, cette dimension mystique que durant ces années sa mère alimente. Double calvaire : s’il porte en lui la mauvaise conscience familiale, il souffre aussi de son refus de l’entretenir. L’enfance ressemble à une longue prière. « Je ne t’abandonnerai point » (Josué I) ; « Il ne se perdra pas un cheveu » (Luc XXI) : en écho au mal-être, Antti Peippo affiche ces deux sentences bibliques comme une dernière ironie. Il rend ainsi à sa mère les termes du pacte familial, façon de déposer les armes.

Cheminant le long de ces reliques familiales, la balade devient une oraison funèbre qu’il aurait composée pour elle : « Je n’ai pas accepté la mission que tu m’imposais, mais j’avais cependant assumé ta mission. Je l’ignorais encore ». Au-delà de la réconciliation finale, thérapeutique, et du plaisir complaisant de l’enfance revisitée, il se dégage de Proxy cet air revêche d’expiation, de mauvaise grâce assumée, un désir malin et obsédant de faire parler les photographies à rebours, un goût de bronze sur la langue.

Sophie Berda

  1. Vilhelm Hammershoi (1864-1916), peintre danois.

Chronique Lussasoise

Deuxième jour. C’était beau temps, les salles étaient pleines, les gens souriants. « Hi hi, on est loin des épaves comateuses de fin de semaine », pensa Jérôme en buvant son café, le cœur plein d’enthousiasme.

– Tu vas revoir Tarnation ? Moi je sais pas, il paraît qu’ce soir la sélection française est super.

C’est son amie Céline qui passe… et qui s’assoit…

– Ça s’appelle plus comme ça, rétorqua Jérôme, à cheval sur les noms et surtout sur sa tranquillité du petit matin.

Bon. Pour Tarnation, oui, ça faisait longtemps qu’il s’était pas fait un plein air.

– Moi c’est hors de question, une seule fois merci. C’est vraiment le syndrôme du tout visuel. C’est du clip…

– Oui, oui je sais, l’interrompit Jérôme, déjà las de la joute qui s’engageait. Mais pour moi, le film pose une vraie question… quelque chose comme : le monde est-il encore une scène, est-ce qu’une scène y est encore possible ?

Son amie lui adressa un regard interloqué.

Jérôme ne se laissa pas démonter :

– … une scène, tu vois, au sens d’un espace tangible dans lequel pourrait encore se déployer une mise en scène… Les scènes théâtrale et cinématographique traditionnelles permettaient une résolution cathartique des conflits qui fait défaut, c’est tout le nœud du film. Comme il n’y a plus d’enjeu d’espace, il n’y a plus d’altérité, plus de référent réel, et ça devient vertigineux.

– Tu me permettras de préférer des films dont le discours s’articule justement autour d’enjeux de mise en scène : comment faire avec le monde ? – plutôt que de stricts enjeux d’écriture, qui mettent l’énonciateur dans une position de pouvoir et non d’exposition.

– Tu parles comme si les images se donnaient encore dans un principe d’analogie ou d’écart avec le réel. Aujourd’hui le seul référent des images, ce sont les images elles-mêmes.

– Mais justement, le rôle du cinéaste, c’est de résister à ça, dis donc ! s’exclama Céline.

– Oh ! Sacro-sainte morale… vouloir toujours se situer plus haut que tout le monde ! Non, ce que j’aime c’est que Jonathan Caouette… il parle depuis sa place dans le monde, humaine et trop humaine, et pas « professionnelle ». Il est pris dans des réseaux infinis d’images, et c’est depuis cette place qu’il tente de se reconstruire.

– Toi, tu es une vraie midinette ! De toute façon dès qu’il y a un enjeu vital, comme ici, genre « je fais ce film pour sauver ma peau », alors là… Et c’est pratique, ça résout toutes les questions très vite et très simplement.

– C’est pas simple, le rapport à un réel dégradé. Et pouvoir en parler de l’intérieur, c’est une grande émancipation.

Céline se tut. Un mois plus tôt, elle était parvenue à emmener Jérôme voir les neuf heures d’À l’Ouest des Rails, qu’elle avait adorées (griffithien, griffithien), et où Jérôme avait copieusement dormi.

Que pouvait-on bien faire pour lui ?

Gaël Lépingle

Primordial retour au contexte

Now et 79 primaveras sont deux démonstrations d’un cinéma en lutte. Démonstration renversante par l’énergie qu’insuffle la composition des sons et de l’image.
Santiago Alvarez apprend tardivement, à quarante ans, le métier de cinéaste, dans l’urgence nerveuse de l’instauration d’une nouvelle société, lorsqu’il intègre l’Institut Cubain de l’Art et de l’Industrie Cinématographique (Icaic), créé dès mars 1959 par Fidel Castro. Un des vœux de la révolution était de propager la lutte auprès des peuples opprimés. Now clame la révolte des noirs américains, 79 primaveras soutient le Viêtnam contre l’invasion meurtrière des États-Unis.

Now, c’est tout d’abord un appel à la révolte, suite aux émeutes de Watts, scandé par la chanteuse noire américaine Lena Horne dans son interprétation en anglais, et version jazz, d’une chanson hébraïque. La chanson est le film. Et les images s’associent rageusement à la musique et à la voix, pour opposer à la force de l’injustice la puissance de la détermination. Elles sont pour la plupart photographiques, glanées par-delà les frontières dans un panthéon d’images qu’Alvarez considérait universelles. « Now, it’s the time » : il est temps de ne plus accepter l’inqualifiable précarité de droit, le violent racisme et la sanglante répression policière dont est victime la communauté afro-américaine aux États-Unis. En contrepoint de la première image du film (une conversation apparemment détendue entre Martin Luther King et Lyndon B. Johnson), Alvarez précipite une succession d’images « de todas partes y para todos » : à un rythme de plus en plus poignant s’accumulent les exactions commises par les blancs. Les photographies et les images en mouvement s’écrivent sur une partition qui nuance, immobilise, accentue la puissance évocatrice de chacune. L’utilisation du banc-titre, du recadrage, du trucage redonne mouvement aux témoignages photographiques figés, et les séquences filmées ponctuent la musicalité du montage de singulières respirations…

Si l’art de la mise en scène consiste, en premier lieu, à se réapproprier ces matériaux de toutes parts, l’art du montage chez Alvarez révèle pour tous le sens dramatique intrinsèque à ces images. Une courte séquence présente un enchaînement de plans très rapides, rythmés exactement sur plusieurs occurrences sonores du mot NOW. Ces plans sont issus de la même photographie plusieurs fois recadrée. Un policier tient en joue un homme à terre. Le fusil est sans compassion. Et, toujours plus aveugle, il devient l’unique sujet du plan…

Quand des flammes sont ajoutées à l’image du corps calciné d’une victime de lynchage ; quand la bannière étoilée est insérée côtoyant le drapeau nazi lors de solennelles réunions du Ku Klux Klan ; quand la ponctuation finale du film, au son et à la gâchette d’une mitraillette, est l’écriture du mot NOW, il s’agit sans ambiguïté d’un cinéma politique. « Attraper la réalité telle qu’on la comprend, et non telle qu’on la voit », telle est la démarche revendiquée par le cinéaste ; elle conduit politiquement, en l’occurrence, à instruire le regard du spectateur de l’agressivité du monde impérialiste.

79 primaveras évoque, lui, la mort d’Ho Chi Minh, leader du Parti communiste vietnamien, et, au travers d’une chronologie de sa vie, l’histoire du soulèvement contre les colonisateurs. 79 printemps vers la victoire. Pour Alvarez, l’issue du conflit au Viêtnam était connue, et s’annonçait inéluctablement favorable au peuple vietnamien. Le film s’ouvre sur l’éclosion d’une fleur que ne pourra pas détruire la bombe lancée du ciel. Il accuse frontalement les crimes américains, leurs photographies de trophées de guerre, tristement contemporaines. Il observe les victoires vietnamiennes. Mais il craint que le camp socialiste ne se fissure. Il s’inquiète avec lucidité pour l’avenir de la lutte. L’intelligence de cette lucidité s’accorde peu aux impératifs du film de propagande…

Il y a dans les compositions d’Alvarez une force fragile qui résiste aux accumulations de temps et de défaites. Ses films sont ceux d’un peuple en guerre, et, de fait, en résistance permanente. Le cinéaste investit l’écran non seulement par sa maîtrise rythmique, ses expérimentations troublantes, ses inventions narratives, et son habilité à faire avec des moyens pauvres de remarquables objets cinématographiques. Mais aussi parce que se reflète dans son travail une époque où se jouèrent de nombreux enjeux qui font le monde contemporain. À ce titre, il peut être utile d’aborder ce cinéma en se remémorant, s’imaginant ces années charnières, trop souvent enterrées par l’Histoire. C’est une distanciation primordiale à opérer pour ne pas se heurter trop définitivement à quelque déconcertant sentiment de manipulation.

Sylvain Baldus

De l’écart du désir

Il y a dans le documentaire de Nurith Aviv des chemins angoissants, des chemins qui semblent ne mener nulle part. La caméra est posée devant la fenêtre de la voiture, côté place-du-mort, et suit lentement le paysage, la roche qui défile. Parfois, elle nous mène le long de la mer, où au loin des silhouettes se prélassent ; parfois, elle se tourne vers le ciel et laisse passer les palmiers bien parallèles à la route, bien ordonnés. Ciel bleu, plein soleil, et aucune impression de liberté : tout est figé, comme s’il était impossible d’entrer dans le paysage, d’en faire partie, d’en être.

En ces quelques plans-séquences, Nurith Aviv installe le malaise : des paysages soignés qui tiennent à distance, qui n’enlacent pas. Paradoxalement, l’émotion vient de cette distance. Derrière l’aspect ordonné des champs, des plages, une impression de vide se dilate et engendre un inquiétant sentiment de solitude.

Au bout de ces chemins, pourtant, des rencontres, des existences. Nurith Aviv en a sélectionné neuf. Peu importe leur sexe, leur pays d’origine (Russie, France, Maroc, Hongrie…), leur âge. Seul émerge de leur récit cet impératif commun qui un jour les remit profondément en question : parler hébreu, être habité par cette langue afin de gagner le droit, la légitimité de vivre sur cette terre. Nationalité : israélienne. Davantage qu’une nationalité, il s’agit d’une nouvelle identité à assumer. À l’image du pays, c’est une identité en construction, adolescente, spontanée, ingrate et parfois mélancolique, d’autant qu’aucun des neuf intervenants ne s’y est installé dans une démarche volontairement sioniste : rescapés d’une Europe nazie ou simplement nés de parent qui se sont réfugiés en « terre promise », tous ont en commun cette rupture subie, cette fragilité identitaire. De fait, poète, comédien, rabbin ou philosophe, tous travaillent la langue et ses effets, ses jouissances, ses compromissions. « C’était comme se remplir de gravier », raconte Aharon Appelfeld, encore éprouvé. Monstre des mers pour certains, bouillie sonore pour d’autres, elle demeure néanmoins la condition sine qua non de cette « reliance » entre ces différents immigrants afin de reconstruire leur tissu social et leur légitimité.

Comment être soi lorsqu’on s’est vu (entendu) amputé de ses racines ? Aller vers une langue, c’est toujours trahir la précédente. Comment trouver sa place, s’y implanter, l’assumer ? L’espérance est racontée comme un grincement dans les têtes. Le désir d’y parvenir, douloureux, infini. La même mauvaise conscience face à leur langue maternelle qu’ils regardent de biais et c’est le temps qui se fige : plans fixes sur ces personnages qui se livrent retranchés chez eux, dans leur maison. Enfoncés dans leur canapé ou rivés à leur table de cuisine, tous diffusent cette même impression d’immobilité. Les corps ne se déplacent pas, n’évoluent pas, ne rencontrent personne. Seuls à l’écran, tranquilles, ils paraissent pourtant perdus et bousculés par leur parole qui se déploie, tout en hébreu, comme autant de logorrhées qui se cognent au cadre installé, exprimant ces valses-hésitations entre une origine malmenée et une adoption qui la – les – dénie. Tant d’égarements intérieurs, de bouleversements, et cette volonté de calme déployé… Derrière la contradiction, l’inquiétude. Et Nurith Aviv traduit bien cette impossibilité de plénitude, ce rayon sourd qui les fige dans leur intimité. Et quand bien même elle les filme, en guise de présentation, debout en plan large devant leur maison, aucun ne sourit. Mais comment sourire lorsque les lendemains construisent du manque à l’origine ?

Si la castration a annexé tous leurs modes d’expression, cet interdit, ce « never more » enclenche aussi de la rêverie, de la vie, du doute et du possible. Plus que jamais, le désir est en marche. Misafa Lesafa avance masqué : derrière l’apparente pudeur de la mise en scène, il ne faut pas seulement lire cette souffrance tue, sorte d’étonnement résigné à jamais, d’existence sous perfusion : le rythme qui est ici installé offre le temps des révélations douloureuses – Munch semble parfois convié… Par extension, il lève aussi le voile sur cet écart qui ne demande qu’à être comblé. À l’image de ces chemins arides qui sabrent l’idéal de la facilité, à l’image de ces neuf récits emplis de désir et comme au bord du vertige, figés quelque part, entre deux rives.

Sophie Berda

Chronique Lussasoise

Il leva le nez de son Hors Champ du jour. À la terrasse du Green, l’agitation était encore un peu molle ; les séances n’étaient pas toutes finies. Cinq heures sonnèrent. Derrière lui, deux étudiants du DESS bavassaient vaguement de la notion d’icône dans les films russes du jour. Deux coqs en pâte, pensa Jérôme. Il reconnut avec un brin de condescendance les phrases même qu’il avait jadis prononcées, les mêmes contradictions, le même accent dans la voix, entendus tant et tant au cours de ses séjours ici.

Il se sentit infiniment vieux. Chaque année, les retrouvailles rituelles avec les mêmes compagnons de paroles et de cinéma pouvaient faire oublier qu’on vieillissait ensemble. Mais à force d’arrivages nouveaux et de visages inconnus, de questions ressassées, de rediffusions inévitables, le petit village ardéchois s’ouvrait peu à peu au Temps. La citadelle tombait. Les mêmes mots, les mêmes interrogations passaient et passeraient encore de bouche en bouche, les mêmes questions aux lèvres sur l’apprentissage d’un regard ou la question d’un métier, d’une place à occuper.

Ce qui avait changé : l’école rebâtie, accueillant un espace librairie ; le Café de la Poste transformé en Lou Bartovel depuis un an. La valse des ouvertures et déplacements de salles – Jérôme revit le temps où le Green, à la place du Bioscope, donnait des concerts tous les soirs, où le Blue ne fermait pas de la nuit. L’époque des pots gratis chaque jour vers 19h00 – ou l’amour alcoolisé, immodéré, pour les sponsors…

Jérôme compta (il adorait compter) : les États Généraux avaient seize ans. Bingo. L’âge des grands amours, des boutons sur la gueule et des lendemains formidables. Il refusa de penser à Martine, si loin déjà. Il refusa de penser à ceux, à celles qu’il avait rencontrés et aimés ici, depuis si longtemps. Les échanges agités de ses voisins de table l’y invitèrent opportunément.

– « Prends Tarkovsky et moi, ou Pelym, l’utilisation de la pellicule, la composition photographique. Il y a encore une sacralisation de l’image dans ces films-là, d’où une fascination, voire une nostalgie pour nous qui sommes une génération “d’après l’image”, au sens où le monde n’étant pas encore noyé dans le visuel, on pouvait toujours y exercer des découpes. C’est très émouvant, ça rend ces films inactuels, indatables… »

– « Pas d’accord. Faut pas faire d’ethnocentrisme, c’est juste lié à la place de l’icône dans la culture russe. Le retour d’un religieux refoulé depuis 1917, c’est pas rien. Et puis si tu prends Paysage, ça y est, Loznitsa se met à faire du Snow et à se la jouer installation, alors… »

Alors ça y est… C’était reparti. Six jours d’échanges, de poses, d’accès de mauvaise foi. Jérôme soupira. Quel bonheur…

Gaël Lépingle

Édito

Cette seizième édition des États Généraux, la dixième pour Hors Champ, s’ouvre un an après le dur conflit des intermittents, conflit dont on mesure à peine les conséquences dramatiques, notamment sur le plan humain. Sur le front de la création documentaire en tant que telle, les nouvelles ne sont pas franchement meilleures. Malgré quelques succès incontestables en salle, les difficultés à produire des œuvres documentaires qui sortent des sentiers esthétiques (re)battus sont, elles, bien « réelles ». Il suffit, pour s’en convaincre, de jeter un œil sur les « cases documentaires » proposées ces dernières années par les différentes chaînes publiques ou privées et d’évaluer l’étendue du désastre. Pour une fragile Lucarne en effet,

Hors Champ

combien de fenêtres insipides ? De fait, sans une université d’été comme Lussas, sans les festivals avec compétitions nationales et internationales, un certain nombre d’œuvres inédites ou hors normes (par leurs formes, leurs durées, leurs choix plastiques) resteraient quasiment invisibles. Inaudibles, aussi. Quelle télévision prendrait aujourd’hui le risque, pourtant minime, de diffuser des œuvres aussi sensibles ou percutantes que celles de Guy Gilles, d’Antti Peippo ou encore de José-Maria Berzosa, pour n’en citer que quelques-unes ? Dans ce contexte s’affirme ici et ailleurs, l’impératif collectif et individuel de sortir de « l’entre soi » pour lâcher prise et nous ouvrir à des états de matières, de couleurs, d’images et de sons qui reformulent sans cesse notre expérience de spectateur.

Éric Vidal pour l’équipe

Les corps en berne

Une de ces guerres oubliées. De celles qui suscitent un détournement de la tête de la part des chefs d’États et de gouvernements démocratiques. Dans la pointe sud de la Russie occidentale, la population tchétchène est soumise, depuis 1999, aux zachitska (opérations de nettoyage) de l’armée fédérale russe. Un premier conflit a déjà ravagé ce petit territoire caucasien, de 1994 à 1996, entraînant près de cent mille morts et détruisant le gros des infrastructures. D’un côté, le pouvoir russe refuse dans le sang l’autonomie de la république tchétchène ; de l’autre, les indépendantistes se radicalisent et résistent par tous les moyens. D’un côté et de l’autre, la torture et les exécutions sommaires. Au milieu, les civils subissent le cercle vicieux des attaques / représailles… Et Vladimir Poutine de vanter la « normalisation » en cours, la lutte « anti-terroriste » inévitable, bref, une affaire intérieure russe qui ne regarde que lui.

Voilà, en 939 signes (non-dits compris), une manière de résumer ce conflit quasiment interdit d’accès aux journalistes et associations humanitaires. Encore faudrait-il mentionner les influences wahhabites (les Tchétchènes sont musulmans), les enjeux pétroliers, la résistance millénaire du Caucase à l’assimilation russe…

Changer de point de vue. Montrer l’essentiel grâce à un détour par (ce qui semble) l’anecdote. Aleksandr Rastorguev filme les soldats chargés de l’intendance pour les troupes russes en Tchétchénie. Ces soldats de l’arrière cantonnés aux tâches ingrates de la guerre : la laverie pour le linge, la douche pour la crasse, la cuisine pour les estomacs, rassemblées dans les wagons d’un train à vapeur qui se déplace au gré des combats… Des militaires qui ne sont pas directement confrontés aux massacres mais qui entendent les bribes de récit de ceux qui reviennent du front.

Sur l’écran, pas d’images du conflit (le surgissement répété d’un écran noir strié de blessures blanches est-il là pour rappeler son « invisibilité » ?), mais celles de ces hommes en train de vaquer au nettoyage d’une guerre sale. De la boue et de la vapeur, toutes deux malaxées et contemplées, associées et dissociées, provoquant un équilibre flottant entre réel et irréel. En voix off, les informations des dernières opérations militaires entendues à la radio, des sons captés pendant les combats, mais aussi les conversations quotidiennes des appelés russes.

Le bruit des chars, des hélicoptères et des bottes colle aux images, tandis que la parole ne rencontre presque aucune lèvre, aucune bouche. Comme si plus rien ne devait (pouvait) refléter l’intégrité. Désintégrés les hommes, désintégrées les familles (comme en témoignent les visages de ces mères qui ouvrent le documentaire)… L’absurde de la guerre, comme toujours. Oui, mais davantage encore. Le détour par ce train dédié à rassasier et à laver permet de symboliser l’action de la machine étatique : le processus violent et sourd de déshumanisation, la réduction des hommes à de simples corps. Un corps de soldat qu’il faut habiller, raser, discipliner… Un corps à galvaniser aussi : scène orwellienne où, assis devant un écran de télévision, les militaires assemblés écoutent en silence l’intervention d’un Poutine soulignant la grandeur de la Russie.

À leur manière, les soldats témoignent donc du conflit tchétchène. Mais ils n’évoquent pas les 939 signes précédents : seul les préoccupe leur retour prochain dans leur famille ou auprès de leur petite amie. Le lien du sang et l’envie de baiser : ce qui ressort crûment quand le désœuvrement domine. Ils ne sont pas non plus porteurs de vœux pieux de fin de banquet pour l’ouverture de négociations. Ce n’est pas (plus) le problème. Cela supposerait un reste de croyance dans le politique. Le diagnostic est plus sévère : « Du point de vue politique, c’est facile : cinq cents hommes ici, trois cents là… », lâche désabusé un soldat en voix off avant les dernières images du film.

Pour esquisser une contre-attaque à ce désépaississement inexorable de l’être, le cinéaste russe s’attarde sur les visages et les corps, il les contemple, il leur restitue leur beauté. L’humanité de ces hommes réside (résiste) dans cette beauté. La caméra d’Aleksandr Rastorguev humanise les corps que la guerre animalise, elle redonne du sens (par le bon vouloir du regard tiers) à l’homme contraint à l’absurde (par le bon vouloir d’un chef d’État), elle relie ce que la réalité déchire… Regard « religieux » contre un lent processus de décomposition.

Sébastien Galceran

En route pour la joie

Le premier plan de À Dimanche rappelle le film de Noémie Lovsky, Petites. Trois adolescentes chantent Puisque l’amour s’en va. Le plan court sur toute la longueur de la chanson. On s’attache aux paroles. On se souvient de nos quinze ans et à quel point la musique était une façon de s’exprimer par procuration. Au loin, des cris d’enfants. À moins que ce ne soient les cris de deux des trois chanteuses, qui dans le second plan, se battent sur un matelas. Pourtant il y a bel et bien un petit lit à barreaux au fond de l’image. Autant de signes – la chanson, les cris, le petit lit – qui doublent doucement le sens de ce que nous voyons : d’abord des filles, à peine sorties de l’enfance, et progressivement des mères. Des filles-mères.
Le film raconte un fragment de l’histoire de Pascaline et de son enfant âgée d’un an, Angelina. C’est l’histoire d’une séparation progressive. Pascaline a décidé de placer sa fille en famille d’accueil pour mieux se construire, s’assumer, et plus tard, vivre avec sa fille. C’est de la difficulté à faire ses choix et à les accepter dont parle le film. En acceptant de s’éloigner de son enfant, Pascaline quitte sa propre enfance. Elle accepte de devenir mère et femme.
Ce sont d’abord les corps – gros plans de mains qui se serrent, de visages qui s’accolent, de bras qui s’enlacent – qui subissent la violence de la séparation. Ils prennent le relais des mots si difficiles à formuler : « J’aime pas parler. Tout m’irrite » dit Pascaline à Benoît Dervaux. Mais le terme est faible : « Tout m’enrage » conviendrait mieux. Pascaline se révolte, parle fort, a des gestes brusques, se braque. À Dimanche est un film physique. Angelina, un personnage rare en documentaire comme en fiction, participe à cet aspect du film. Bien qu’elle ne possède pas la parole et qu’elle ne soit âgée que d’un an, elle est filmée, au même titre que sa mère, comme un être conscient, souffrant, participant activement à ce qui se passe. Dervaux ne confère pas une intelligence prématurée à l’enfant en montant, façon publicité Pampers, certaines de ses réactions prises hors contexte mais significatives pour la narration. Il la regarde attentivement, saisit ce que le spectateur aura peut-être du mal à accepter, à savoir qu’aux yeux d’Angelina, Pascaline n’est ni un phénomène de société, ni une grande sœur mais incontestablement une mère.
Toute la force du film est dans la qualité de rapport qu’a su instaurer Dervaux avec Pascaline et sa famille. Il acquiert une compréhension suffisante de la situation pour pouvoir se substituer aux mots qui effraient tant l’adolescente. Le regard du réalisateur se pose sur de toutes petites choses a priori insignifiantes. On suit Pascaline dans la rue. Elle passe à côté d’un petit garçon hors d’haleine, avec un gros sac, et qui regarde silencieusement dans notre direction. Dervaux abandonne un instant son héroïne et s’arrête sur l’enfant. La vie peut être ailleurs. On filme celle-ci, on aurait aussi bien pu se consacrer à celle-là. Tous deux semblent nous parler d’une jeune génération presqu’à bout de souffle. Quand Pascaline arrange des bouquets multicolores de fleurs en plastique, la caméra s’arrête sur les quelques fleurs au sol, dont la tige est cassée. Cela se passe assez vite, suffisamment pour que la métaphore ne soit pas complaisante ni trop lourde de sens. Mais furtivement, s’inscrit l’évidence d’une vie déjà un peu fanée, un peu abîmée.
Le regard de Dervaux capte la vie de Pascaline dans sa violence et sa crudité. C’est pourtant en accompagnateur qu’il se propose de la filmer. Il filme et vit « avec », enregistrant avec confiance les étapes du parcours initiatique d’une jeune fille vers la conscience de soi, de ses choix. Quand, en dépit de tout, un cinéaste croit en ceux qu’il filme, c’est un peu comme s’il leur laissait le soin de (se) réaliser. Et lorsque le film s’achève, la vraie vie commence…

Marie Gaumy

Chronique Lussassienne, samedi

Cher Jérôme,
Tu trouveras cette lettre à ton retour de Lussas, encore fatigué de toutes tes épreuves de spectateur, sûrement excité aussi, la tête embrouillée des multiples questions que tu n’auras pas manqué de te poser devant les films de la semaine. C’est, j’en suis certaine, l’état d’esprit idéal pour lire ce qui va suivre.
Je n’ai pas besoin de te demander des nouvelles. Comme d’habitude, tu as dû t’enchanter devant des films bien esthétiques, bien dirigistes, et chantant la poétisation de l’autre contre son épreuve. Des films au « dispositif » si fort qu’il en étouffe une vie à laquelle tu ne t’intéresses plus guère. Des films si beaux parce que ratés, je te vois venir. Qu’importe le film pourvu qu’il serve un idéal dans lequel tu te reconnais. C’est bien simple, à force de projeter tes attentes en lieu et place d’un possible inconnu, les films ne sont plus pour toi ces fenêtres sur le monde que tu vantes à tout va, mais juste des miroirs bien rassurants.
Pourquoi continuer à voir des films ? Tu n’en as plus besoin. Pourquoi continuer à en parler ? Tu n’es sûr de rien, mais tu ne veux pas le savoir ; tu cherches des interlocuteurs à ton niveau, mais c’est pour mieux te réélever toi-même.
Tu vas aussi me raconter que l’ambiance parisienne est de plus en plus insupportable à Lussas, que cette façon de juger les films à la vitesse de l’éclair recrée une compétition, un palmarès dont les états généraux seraient idéalement exempts. Bien sûr, ce n’est pas ton cas (n’est-ce pas ?).
Tu vas encore cracher sur les films frais émoulus pour mieux tomber amoureux de superbes antiquités, et râler en même temps contre la clique professionnelle qui ne pardonne pas aux nouveaux films d’exister à la place de ceux qu’elle voudrait ou pourrait faire.
Tu vas hurler contre ces gens qui selon la formule de ton inusable Daney « ne sont moraux que devant une re-présentation des choses », et qui s’accommoderaient parfaitement de la chose elle-même. Comme si celle-ci pouvait encore avoir de l’importance pour toi.
« La représentation nous console de la vie, et la vie nous console de ce que la représentation n’est rien. » Tu aimais tant cette phrase de Godard, mais l’as-tu bien comprise ?
Console-toi, Jérôme, mais sans moi.
Martine.

Gaël Lépingle

Incarnations

Au départ du casting, cette petite annonce, laconique et précise : « Recherchons pour un tournage de films de fiction des hommes et des femmes entre soixante-cinq et quatre-vingt-dix ans, parlant le yiddish. ». Se présenteront donc spontanément des personnes dont les entretiens filmés vont constituer la matière du film. La destination première de ces images n’est pas leur diffusion. Le cadre est un simple plan moyen, le plus souvent fixe, dont le but est de garder mémoire des rencontres, tout en dévoilant la photogénie des candidats – complément indispensable des instantanés et des fiches de renseignement tenus par la production. L’utilisation des images à une autre fin que celle pour laquelle elles ont été tournées, leur rapprochement inédit, n’est pas sans évoquer le travail de mise en forme de montage d’archives.
À partir de différents entretiens réalisés dans les bureaux de la production, Finkiel reconstitue l’histoire du casting dans sa chronologie, d’une première rencontre jusqu’à la proposition d’un rôle dans l’une de ses deux fictions : Madame Jacques sur la croisette ou Voyages. Nous ne sommes pas bien sûr dans le récit d’un concours mais dans un premier travail d’incarnation de ceux que Finkiel a imaginés dans ses scénarios (dont très peu est révélé dans Casting, mais que nous savons écrits, au moins en partie).
On aperçoit ici la variété des arcs de vie d’une communauté, déterminée ici par le parler de cette langue, transnationale s’il en est, le yiddish. Toutes ces histoires sont différentes mais fortement reliées à l’Histoire de l’Europe du XXe siècle, marquée par la guerre, l’Holocauste. Les voix, les postures, les récits spontanés nous laissent entrevoir la création de ces êtres cinématographiques qui naissent de la rencontre des acteurs et des personnages du scénario. Ce sont autant de variations possibles du récit.
Le montage met parfois en valeur les points de convergences. Ainsi, différents plans du même geste sont extraits des mises en situation ou tout simplement pris dans un entretien au naturel. Puis ils sont montés cut en série comme une accumulation, une cristallisation, détachant les gestes comme un signe remarquable, doté d’un fort pouvoir d’évocation. Tendre une feuille, un papier, un document. Ce geste on le retrouvera plusieurs fois dans Voyages, comme un garant d’un pan de leur histoire, de leur identité. Tous ces signes apparaîtront dans les fictions où ils seront vecteurs d’un partage intime de l’expérience. Dans cette quête du reconnaissable, du tangible, Casting, document sur la création cinématographique, prend aussi une valeur de témoignage qui se manifeste plus dans une affirmation ontologique que dans le simple recueil des récits.
Les incarnations se constituent ainsi quelque part entre acteurs et personnages. Il suffit, vers la fin du film, des plans d’un chapeau sur un portemanteau ou d’une chaise pour que notre imaginaire les attribue aussitôt à d’hypothétiques propriétaires. Alors, la fiction s’est déjà constituée. Et dans le dernier plan, lorsque Esther sortira des locaux de la production, entourée d’un cadre noir délimité comme un écran de cinéma, elle sortira du film pour entrer pleinement dans Voyages.

Boris Mélinand