Une de ces guerres oubliées. De celles qui suscitent un détournement de la tête de la part des chefs d’États et de gouvernements démocratiques. Dans la pointe sud de la Russie occidentale, la population tchétchène est soumise, depuis 1999, aux zachitska (opérations de nettoyage) de l’armée fédérale russe. Un premier conflit a déjà ravagé ce petit territoire caucasien, de 1994 à 1996, entraînant près de cent mille morts et détruisant le gros des infrastructures. D’un côté, le pouvoir russe refuse dans le sang l’autonomie de la république tchétchène ; de l’autre, les indépendantistes se radicalisent et résistent par tous les moyens. D’un côté et de l’autre, la torture et les exécutions sommaires. Au milieu, les civils subissent le cercle vicieux des attaques / représailles… Et Vladimir Poutine de vanter la « normalisation » en cours, la lutte « anti-terroriste » inévitable, bref, une affaire intérieure russe qui ne regarde que lui.
Voilà, en 939 signes (non-dits compris), une manière de résumer ce conflit quasiment interdit d’accès aux journalistes et associations humanitaires. Encore faudrait-il mentionner les influences wahhabites (les Tchétchènes sont musulmans), les enjeux pétroliers, la résistance millénaire du Caucase à l’assimilation russe…
Changer de point de vue. Montrer l’essentiel grâce à un détour par (ce qui semble) l’anecdote. Aleksandr Rastorguev filme les soldats chargés de l’intendance pour les troupes russes en Tchétchénie. Ces soldats de l’arrière cantonnés aux tâches ingrates de la guerre : la laverie pour le linge, la douche pour la crasse, la cuisine pour les estomacs, rassemblées dans les wagons d’un train à vapeur qui se déplace au gré des combats… Des militaires qui ne sont pas directement confrontés aux massacres mais qui entendent les bribes de récit de ceux qui reviennent du front.
Sur l’écran, pas d’images du conflit (le surgissement répété d’un écran noir strié de blessures blanches est-il là pour rappeler son « invisibilité » ?), mais celles de ces hommes en train de vaquer au nettoyage d’une guerre sale. De la boue et de la vapeur, toutes deux malaxées et contemplées, associées et dissociées, provoquant un équilibre flottant entre réel et irréel. En voix off, les informations des dernières opérations militaires entendues à la radio, des sons captés pendant les combats, mais aussi les conversations quotidiennes des appelés russes.
Le bruit des chars, des hélicoptères et des bottes colle aux images, tandis que la parole ne rencontre presque aucune lèvre, aucune bouche. Comme si plus rien ne devait (pouvait) refléter l’intégrité. Désintégrés les hommes, désintégrées les familles (comme en témoignent les visages de ces mères qui ouvrent le documentaire)… L’absurde de la guerre, comme toujours. Oui, mais davantage encore. Le détour par ce train dédié à rassasier et à laver permet de symboliser l’action de la machine étatique : le processus violent et sourd de déshumanisation, la réduction des hommes à de simples corps. Un corps de soldat qu’il faut habiller, raser, discipliner… Un corps à galvaniser aussi : scène orwellienne où, assis devant un écran de télévision, les militaires assemblés écoutent en silence l’intervention d’un Poutine soulignant la grandeur de la Russie.
À leur manière, les soldats témoignent donc du conflit tchétchène. Mais ils n’évoquent pas les 939 signes précédents : seul les préoccupe leur retour prochain dans leur famille ou auprès de leur petite amie. Le lien du sang et l’envie de baiser : ce qui ressort crûment quand le désœuvrement domine. Ils ne sont pas non plus porteurs de vœux pieux de fin de banquet pour l’ouverture de négociations. Ce n’est pas (plus) le problème. Cela supposerait un reste de croyance dans le politique. Le diagnostic est plus sévère : « Du point de vue politique, c’est facile : cinq cents hommes ici, trois cents là… », lâche désabusé un soldat en voix off avant les dernières images du film.
Pour esquisser une contre-attaque à ce désépaississement inexorable de l’être, le cinéaste russe s’attarde sur les visages et les corps, il les contemple, il leur restitue leur beauté. L’humanité de ces hommes réside (résiste) dans cette beauté. La caméra d’Aleksandr Rastorguev humanise les corps que la guerre animalise, elle redonne du sens (par le bon vouloir du regard tiers) à l’homme contraint à l’absurde (par le bon vouloir d’un chef d’État), elle relie ce que la réalité déchire… Regard « religieux » contre un lent processus de décomposition.
Sébastien Galceran