Chronique Lussasoise

Il leva le nez de son Hors Champ du jour. À la terrasse du Green, l’agitation était encore un peu molle ; les séances n’étaient pas toutes finies. Cinq heures sonnèrent. Derrière lui, deux étudiants du DESS bavassaient vaguement de la notion d’icône dans les films russes du jour. Deux coqs en pâte, pensa Jérôme. Il reconnut avec un brin de condescendance les phrases même qu’il avait jadis prononcées, les mêmes contradictions, le même accent dans la voix, entendus tant et tant au cours de ses séjours ici.

Il se sentit infiniment vieux. Chaque année, les retrouvailles rituelles avec les mêmes compagnons de paroles et de cinéma pouvaient faire oublier qu’on vieillissait ensemble. Mais à force d’arrivages nouveaux et de visages inconnus, de questions ressassées, de rediffusions inévitables, le petit village ardéchois s’ouvrait peu à peu au Temps. La citadelle tombait. Les mêmes mots, les mêmes interrogations passaient et passeraient encore de bouche en bouche, les mêmes questions aux lèvres sur l’apprentissage d’un regard ou la question d’un métier, d’une place à occuper.

Ce qui avait changé : l’école rebâtie, accueillant un espace librairie ; le Café de la Poste transformé en Lou Bartovel depuis un an. La valse des ouvertures et déplacements de salles – Jérôme revit le temps où le Green, à la place du Bioscope, donnait des concerts tous les soirs, où le Blue ne fermait pas de la nuit. L’époque des pots gratis chaque jour vers 19h00 – ou l’amour alcoolisé, immodéré, pour les sponsors…

Jérôme compta (il adorait compter) : les États Généraux avaient seize ans. Bingo. L’âge des grands amours, des boutons sur la gueule et des lendemains formidables. Il refusa de penser à Martine, si loin déjà. Il refusa de penser à ceux, à celles qu’il avait rencontrés et aimés ici, depuis si longtemps. Les échanges agités de ses voisins de table l’y invitèrent opportunément.

– « Prends Tarkovsky et moi, ou Pelym, l’utilisation de la pellicule, la composition photographique. Il y a encore une sacralisation de l’image dans ces films-là, d’où une fascination, voire une nostalgie pour nous qui sommes une génération “d’après l’image”, au sens où le monde n’étant pas encore noyé dans le visuel, on pouvait toujours y exercer des découpes. C’est très émouvant, ça rend ces films inactuels, indatables… »

– « Pas d’accord. Faut pas faire d’ethnocentrisme, c’est juste lié à la place de l’icône dans la culture russe. Le retour d’un religieux refoulé depuis 1917, c’est pas rien. Et puis si tu prends Paysage, ça y est, Loznitsa se met à faire du Snow et à se la jouer installation, alors… »

Alors ça y est… C’était reparti. Six jours d’échanges, de poses, d’accès de mauvaise foi. Jérôme soupira. Quel bonheur…

Gaël Lépingle