Deuxième jour. C’était beau temps, les salles étaient pleines, les gens souriants. « Hi hi, on est loin des épaves comateuses de fin de semaine », pensa Jérôme en buvant son café, le cœur plein d’enthousiasme.
– Tu vas revoir Tarnation ? Moi je sais pas, il paraît qu’ce soir la sélection française est super.
C’est son amie Céline qui passe… et qui s’assoit…
– Ça s’appelle plus comme ça, rétorqua Jérôme, à cheval sur les noms et surtout sur sa tranquillité du petit matin.
Bon. Pour Tarnation, oui, ça faisait longtemps qu’il s’était pas fait un plein air.
– Moi c’est hors de question, une seule fois merci. C’est vraiment le syndrôme du tout visuel. C’est du clip…
– Oui, oui je sais, l’interrompit Jérôme, déjà las de la joute qui s’engageait. Mais pour moi, le film pose une vraie question… quelque chose comme : le monde est-il encore une scène, est-ce qu’une scène y est encore possible ?
Son amie lui adressa un regard interloqué.
Jérôme ne se laissa pas démonter :
– … une scène, tu vois, au sens d’un espace tangible dans lequel pourrait encore se déployer une mise en scène… Les scènes théâtrale et cinématographique traditionnelles permettaient une résolution cathartique des conflits qui fait défaut, c’est tout le nœud du film. Comme il n’y a plus d’enjeu d’espace, il n’y a plus d’altérité, plus de référent réel, et ça devient vertigineux.
– Tu me permettras de préférer des films dont le discours s’articule justement autour d’enjeux de mise en scène : comment faire avec le monde ? – plutôt que de stricts enjeux d’écriture, qui mettent l’énonciateur dans une position de pouvoir et non d’exposition.
– Tu parles comme si les images se donnaient encore dans un principe d’analogie ou d’écart avec le réel. Aujourd’hui le seul référent des images, ce sont les images elles-mêmes.
– Mais justement, le rôle du cinéaste, c’est de résister à ça, dis donc ! s’exclama Céline.
– Oh ! Sacro-sainte morale… vouloir toujours se situer plus haut que tout le monde ! Non, ce que j’aime c’est que Jonathan Caouette… il parle depuis sa place dans le monde, humaine et trop humaine, et pas « professionnelle ». Il est pris dans des réseaux infinis d’images, et c’est depuis cette place qu’il tente de se reconstruire.
– Toi, tu es une vraie midinette ! De toute façon dès qu’il y a un enjeu vital, comme ici, genre « je fais ce film pour sauver ma peau », alors là… Et c’est pratique, ça résout toutes les questions très vite et très simplement.
– C’est pas simple, le rapport à un réel dégradé. Et pouvoir en parler de l’intérieur, c’est une grande émancipation.
Céline se tut. Un mois plus tôt, elle était parvenue à emmener Jérôme voir les neuf heures d’À l’Ouest des Rails, qu’elle avait adorées (griffithien, griffithien), et où Jérôme avait copieusement dormi.
Que pouvait-on bien faire pour lui ?
Gaël Lépingle