Allemagne fantôme

Cela commence par une comptine. Une douce voix d’homme chuchote en allemand un chant pour accompagner le sommeil, pendant qu’à l’écran, dans une scène tirée d’un film de famille, des enfants jouent gaiement avant de se coucher. En un français tinté d’accent, la voix d’une femme, celle de la cinéaste, se lève pour dire son enfance allemande, près de la Forêt-Noire. Dans l’interstice entre les deux langues, la langue maternelle et la langue apprise dans le pays où elle grandit, niche l’exil, l’origine du film. Anja Unger, élevée en France, retourne donc en Allemagne, cette terre natale qu’elle a quittée, dont elle s’est éloignée, qui peu à peu lui est devenue presque étrangère. Le film est une quête, dont le point de départ est cette origine paradoxale de l’exilé, qui ne connaît plus son pays mais le porte en lui comme un rêve, un territoire intérieur. Comme l’allégorique figure allemande du Wanderer 1 auquel le film ne cesse de se référer, Promenades entre chien et loup se met en chemin vers un but lointain et fuyant : traversant l’Allemagne d’Ouest en Est, la cinéaste part à la recherche de ce qui serait l’identité allemande, pour se réapproprier son pays et tenter peut-être de le raccorder avec ce territoire mental du souvenir.

Pour son enquête, Anja Unger suit différents trajets, utilise divers moyens, fait parler êtres, objets, paysages, et toujours entrelace les voix et les signes, noue des rapports pour essayer de mettre à jour l’objet de sa quête. Dès le début du film, dans une vieille malle familiale, des photographies, des documents sont scrutés, et tout le long du trajet ces images fixes et papiers administratifs seront interrogés, indices mutiques pouvant receler des fragments du puzzle, fragments qui s’embranchent aux autres éléments, vestiges d’une histoire intime qui ouvrent sur l’histoire du peuple allemand : ici, le souvenir d’un ancêtre postier, qui servit « au nom du Roi » et prit sa retraite à l’arrivée du Führer, raccorde aujourd’hui avec le portrait d’un jeune postier racontant ses difficultés à trouver du travail ; là, le « livret de généalogie » de la race aryenne, créé par les nazis, précède une séquence autour du Rhin, emblème du nationalisme allemand, avant d’entrer cruellement en résonance avec cet entretien où une vieille tante de 92 ans évoque sa jeunesse sous Hitler avec nostalgie, tout en percevant la gêne que sa franchise installe. Ainsi, par bribes, l’histoire allemande se redéploie : la guerre, la fin de la guerre (dans son ambiguïté pour le peuple allemand : défaite ou libération), la découverte des camps et le silence qui suivit, la séparation du pays, la vie dans les deux blocs, les révoltes étudiantes et leur paroxysme atteint dans les attentats, la communication entre les deux États pour les familles séparées, la réunification… Chaque moment de l’histoire allemande est racontée par un individu singulier qui l’a vécu, dont elle a induit les modes d’existence, de pensée, de perception, histoire non « événementielle » mais composée de multiples subjectivités, histoire polyphonique et affective. Chaque individu, acteur de son histoire personnelle, semble plus qu’ailleurs témoin de l’histoire du peuple ; écoutés et filmés par Anja Unger, les entretiens sont des récits, deviennent les épisodes d’un conte ou d’une légende. L’histoire allemande se reconfigure à la fois dans sa dimension prosaïque, factuelle, et mythique, fantasmatique. Les signes de l’unité de l’Allemagne comme État et nation – le passeport, la monnaie, le drapeau – répondent aux signes plus obscurs de la psyché allemande – les ailes menaçantes de l’aigle, mais aussi les arbres nus, la forêt sombre, un feu brûlant des pages, un bloc de pierre gravé du mot « Buchenwald ». Entre les voix des témoins, et la propre voix de la cinéaste (voix guide, voix du trajet), entrelacée à elles, une autre voix traverse le film, masculine et dédoublée, une voix allemande dont l’écho résonne en français, récitant doucement des fragments de littérature allemande (Schiller, Nietzsche, Hölderlin, Brecht). Ces fragments épars, réunis par le film, semblent ne constituer qu’un seul et long poème. De même le destin allemand, cette histoire chaotique d’un pays qui détruisit et fut détruit, histoire en ruine d’un peuple désuni, se reconstruit peu à peu, retrouve une unité perdue par le montage des plans et le raccord des voix.

Safia Benhaïm

  1. Anja Unger tente dans le film de donner une traduction au verbe « wanderen » : « on pourrait dire marcher, randonner, vagabonder, errer, migrer, c’est tout cela et beaucoup plus encore… » Le « Wanderer » est une figure du romantisme allemand.