Expiations

Sur la photographie de famille, l’enfant blond ne sourit pas. Il a l’air réticent, infiniment méfiant. Peut-être la démarche d’Antti Peippo se reflète-t-elle dans ce cliché en noir et blanc, dans cette impossibilité de sourire qu’il affiche à l’âge de quatre, cinq ans : « On forgeait déjà le nœud de mes problèmes. Beaucoup de choses passaient sous silence, et il fallait remercier Dieu pour les épreuves. »

Dès l’ouverture du film, le ton est donné. De son lit d’hôpital, atteint d’un cancer, Antti Peippo cherche, en s’adressant directement à sa mère, la douceur du sens, la cohérence… Les archives sont exhumées des placards comme autant de mines prêtes à exploser. Son objectif a pour limites les contours des photographies qu’il caresse et dé-visage durant ces vingt-trois minutes où le passé prend toute la place, « mange » le cadre et suffoque. La démarche, classique, porte loin de la nostalgie et la projection prend des allures de réquisitoire.

Comment révéler l’emprise ? Étrange décalage entre ce que les photographies donnent à voir et la réalité qu’il affronte alors. Un intérieur cossu, un couple uni, trois frères, un environnement artistique, des pique-niques et des bonshommes de neige… Il y a du Hammershoi1 dans cet univers familial clos et comme habité par un secret, dans ces visages tournés vers les fenêtres, dans ces nuques éclairées par la lumière du Nord. La vie aurait pu être douce chez les Peippo ; il n’en est rien. Pourquoi cet enfant refuse-t-il obstinément de sourire ? Seul dépositaire d’une dette, d’une mauvaise conscience familiale, il est seul et embarrassé. « D’emblée, j’ai montré ma détresse », souligne-t-il, et la caméra s’y immerge, cherchant dans les recoins des visages des pistes, dans l’analyse des dessins des preuves. Sa caméra est une sonde ; sa voix, un lien entre les fantômes.

Les photographies, les petits films en Super 8 sont rapidement absorbés par une bande-son évocatrice, sa propre subjectivité. Derrière les images qui donnent à voir une famille aimante, la matière auditive offre le ressenti : la solitude et l’emprise. Les chants religieux enveloppent les premières minutes d’une dimension mystique et inquiétante. Ce sentiment lugubre est amplifié, ici par des pas qui s’enfoncent dans la neige ; là par une pelle qui creuse. L’enfance est convoquée, et pas le moindre rire, le moindre carillon. Cette résurgence prend des allures de cauchemar avec ses roulements de tambour, ses tirs de canon, ses balançoires qui grincent. Rarement mixés, les sons résonnent seuls, s’absentent et réapparaissent, surprennent et effraient, prêts à emporter les personnages dans leur sillage. De fait, les membres de la famille disparaissent, fauchés les uns après les autres.

Les ancêtres sont conviés et leurs visages montrent leur façade. Antti Peippo s’adresse à sa mère, victime elle aussi de la violence familiale : « Naturellement, tu ne pouvais tout expier toute seule ».

Expiation : cérémonie religieuse en vue d’apaiser les colères célestes. À nouveau, les dieux menaçants, écrasants, cette dimension mystique que durant ces années sa mère alimente. Double calvaire : s’il porte en lui la mauvaise conscience familiale, il souffre aussi de son refus de l’entretenir. L’enfance ressemble à une longue prière. « Je ne t’abandonnerai point » (Josué I) ; « Il ne se perdra pas un cheveu » (Luc XXI) : en écho au mal-être, Antti Peippo affiche ces deux sentences bibliques comme une dernière ironie. Il rend ainsi à sa mère les termes du pacte familial, façon de déposer les armes.

Cheminant le long de ces reliques familiales, la balade devient une oraison funèbre qu’il aurait composée pour elle : « Je n’ai pas accepté la mission que tu m’imposais, mais j’avais cependant assumé ta mission. Je l’ignorais encore ». Au-delà de la réconciliation finale, thérapeutique, et du plaisir complaisant de l’enfance revisitée, il se dégage de Proxy cet air revêche d’expiation, de mauvaise grâce assumée, un désir malin et obsédant de faire parler les photographies à rebours, un goût de bronze sur la langue.

Sophie Berda

  1. Vilhelm Hammershoi (1864-1916), peintre danois.