Chronique Lussassienne, samedi

Cher Jérôme,
Tu trouveras cette lettre à ton retour de Lussas, encore fatigué de toutes tes épreuves de spectateur, sûrement excité aussi, la tête embrouillée des multiples questions que tu n’auras pas manqué de te poser devant les films de la semaine. C’est, j’en suis certaine, l’état d’esprit idéal pour lire ce qui va suivre.
Je n’ai pas besoin de te demander des nouvelles. Comme d’habitude, tu as dû t’enchanter devant des films bien esthétiques, bien dirigistes, et chantant la poétisation de l’autre contre son épreuve. Des films au « dispositif » si fort qu’il en étouffe une vie à laquelle tu ne t’intéresses plus guère. Des films si beaux parce que ratés, je te vois venir. Qu’importe le film pourvu qu’il serve un idéal dans lequel tu te reconnais. C’est bien simple, à force de projeter tes attentes en lieu et place d’un possible inconnu, les films ne sont plus pour toi ces fenêtres sur le monde que tu vantes à tout va, mais juste des miroirs bien rassurants.
Pourquoi continuer à voir des films ? Tu n’en as plus besoin. Pourquoi continuer à en parler ? Tu n’es sûr de rien, mais tu ne veux pas le savoir ; tu cherches des interlocuteurs à ton niveau, mais c’est pour mieux te réélever toi-même.
Tu vas aussi me raconter que l’ambiance parisienne est de plus en plus insupportable à Lussas, que cette façon de juger les films à la vitesse de l’éclair recrée une compétition, un palmarès dont les états généraux seraient idéalement exempts. Bien sûr, ce n’est pas ton cas (n’est-ce pas ?).
Tu vas encore cracher sur les films frais émoulus pour mieux tomber amoureux de superbes antiquités, et râler en même temps contre la clique professionnelle qui ne pardonne pas aux nouveaux films d’exister à la place de ceux qu’elle voudrait ou pourrait faire.
Tu vas hurler contre ces gens qui selon la formule de ton inusable Daney « ne sont moraux que devant une re-présentation des choses », et qui s’accommoderaient parfaitement de la chose elle-même. Comme si celle-ci pouvait encore avoir de l’importance pour toi.
« La représentation nous console de la vie, et la vie nous console de ce que la représentation n’est rien. » Tu aimais tant cette phrase de Godard, mais l’as-tu bien comprise ?
Console-toi, Jérôme, mais sans moi.
Martine.

Gaël Lépingle